Chapitre 8 - Les Lunettes (1ère partie)
1994, Las Vegas, quatre ans après le pacte
Dimitri vient de terminer sa première année dans une grande compagnie d'import export. Frustré par ce job de bureau, il décid de tout plaquer tout pour tenter sa chance aux Etats-Unis. L'expatriation passée de son père lui a permis d’obtenir le précieux sésame : un passeport américain qui lui permet d'entrer sans encombre et s'installer au pays de l'Oncle Sam. Il a un projet bien précis en tête : si son sceau le protège contre tous les excès, il est possible de monnayer ce formidable pouvoir. Et quel meilleur endroit que le lieu de tous les abus : Las Vegas.
Hallucinante. Comment qualifier autrement cette ville extrême, créée de toutes pièces et qui attire les touristes comme la lumière aimante les papillons ? Dimitri regarde défiler par la fenêtre du taxi la débauche de lumière et de surenchère hôtelière. Les enseignes des casinos s'agitent et clignottent dans un concert artificiel de grésillements électriques. Chaque hall d'entrée vomit une musique assourdissante sur la rue, tandis que des gens éméchés sortent en titubant sur des tapis multicolores parfois enrichis, souvent ruinés. Ce qui survient à Vegas, reste à Vegas, comme dit le dicton. L'endroit idéal pour monter une affaire flirtant avec la légalité.
Dans les jours suivant son arrivée, Dimitri fonde l'entreprise subtilement baptisée "All XSS". "All excesses", y avait-il plus approprié pour son projet de tous les excès ? Il est sûr de son business model, mais comment attirer la clientèle qui fera sa fortune ? Tandis qu'il déambule sur l'allée principale perdu dans ses pensées, une limousine blanche s'arrête devant le Venitian Casino. Des paparazzis sortis de nulle part s'agglutinent autour de l'homme en habit blanc qui en descend. Son look excentrique et l'intérêt que lui manifestent les voleurs d'images ne font aucun doute. Ce clown est important. Dimitri, paré comme chaque jour depuis sont arrivée de son plus beau costume, presse le pas pour s'approcher de lui. Mais un garde du corps bâti comme une armoire lui bloque le passage d'une seule main. Enhardi par la poignée de coke matinale dont il reste des flocons sur les parois de ses narines, le jeune russe tente le tout pour le tout.
- Vous avez déjà probablement tout, le hèle Dimitri, mais que diriez vous de pouvoir vous offrir le reste ?
L'homme se retourne vers lui. Il porte un bouc noir et des lunettes de soleil. Ses cheveux gominés plaqués vers l'arrière complètent un style caricatural, même pour Vegas. Son intérêt semble avoir été éveillé, il est ferré. Il signe un geste d'apaisement à l'intention de son gorille.
- Prenez ma carte, je vous donnerai accès à des plaisirs et des sensations inaccessibles au commun des mortels.
L'homme se saisit du carton d'All XSS fraichement imprimé puis reprend sans un mot son avancée vers le hall du casino en saluant les paparazzis d'un geste nonchalant.
***
2000, Las Vegas, six ans plus tard
All XSS est devenu la coqueluche d'une frange très select de milliardaires fréquentant la capitale du vice. Dimitri y vend des prestations que les clients se recommandent entre eux. Se jeter d'une fenêtre, s'injecter du gasoil dans les veines, se planter des fourchettes dans les yeux, ici tout est possible. Littéralement tout. Et sans conséquence autre qu'une facture indécente. Tout ce que le monde compte de masochistes cousus d'or et en manque de sensations fortes possède un carton de l'établissement. Le jeune russe, devenu un homme d'affaire inspiré, a même acheté un immeuble et des décors dans lesquels il met en scène les fantasmes les plus inconcevables et tordus de ses clients fortunés. Le secret de son succès ? Le petit shooter offert en fin de prestation. Personne ne sait, personne ne demande.
Bien sûr, il y a déjà eu de nombreuses tentatives pour percer son secret. Mais le propriétaire, coutumier des méthodes de son pays natal, a su s'entourer d'une véritable milice de gardes du corps, et les visiteurs trop curieux n'ont jamais le loisir de divulguer des informations importantes ou compromettantes. La tour de Dimitri est un véritable bunker. Tout client sait qu'il met métaphoriquement son âme sur la table lorsqu'il paraphe le contrat de confidentialité d'All XSS. Et que si le précieux verre ne lui est pas offert, sa santé sera inéluctablement mise en jeu. Pourtant, tous les hommes ou femmes fortunés aux moeurs déviantes, tous les politiciens influents, tous les magnats de l'industrie, en résumé toutes les personnes de pouvoir connaissent cette institution. Ses clients adeptes attendent même impatiemment d'y venir ou revenir, guettant la libération d'une place dans l'agenda impitoyable de Dimitri, où tout créneau disponible est vendu aux enchères.
***
2019, Las Vegas, un an avant le décès de Philippe Mercier
L'affaire Epstein vient d'éclater. De nombreux clients de Dimitri ont été cités dans les différents rebondissements du procès de la décennie. Bien sûr, All XSS n'a jamais trempé dans le traffic de mineures. Pourtant il y a eu quelque part, une fuite, un témoignage, peut être même juste une rumeur qui a mentionné ce nom. Une seule fois, celle de trop. Maintenant qu'un fil a été tiré, c'est toute l'étoffe qui risque de se défaire.
Deux agents du FBI sortent à l'instant du bureau de Dimitri. Leurs questions étaient trop précises. L'étau s'est resserré. Et il y a bien trop de sujets que l'homme d'affaires russe ne souhaite pas aborder. Si l'existence du sceau est révélée, il n'y a pas qu'avec la justice qu'il aura des problèmes. Et cela sans mentionner sa consommation industrielle de drogues dont l'homme de la rue ignore jusqu'à l'existence.
La nouvelle vient de tomber. Epstein s'est suicidé dans sa cellule. Les miasmes de cette sordide affaire ne tarderont pas à éclabousser les vitres du business de Dimitri. Le risque est trop grand, il est temps de fuir la machine infernale qui commence à se mettre en marche. Dimitri mandate son avocat de confiance pour organiser dans la plus grande discrétion sa disparition, et préparer son retour en Europe. Grâce à la Duchess de Londres, il a obtenu un nouveau passeport qui lui permettra de quitter les Etats-Unis à la barbe des fédéraux. Un maigre retour d'ascenseur pour sa contribution au protocole Helios dont elle est l'orchestratrice.
L'imposant véhicule aux vitres teintées de l'homme d'affaire russe débarque en trombe sur le tarmac de l'aéroport de tourisme de Vegas, suivi de sa garde rapprochée. Les réacteurs du jet privé sont déjà chauds. Dimitri pose un dernier regard sur les lumières scintillantes de La Ville du Péché, puis gravit à contre-coeur les quelques marches de l'escalier escamotable de son G650.
***
18 Juin 2020, Saint Petersbourg, aujourd'hui
Voilà maintenant trois jours que nous attendons une réponse. Nous avons envoyé un e-mail à l'adresse indiquée sur la carte de visite d'All XSS, mais toujours aucun retour, aucune réponse, de Dimitri ou de qui que ce soit. Nous commençons à envisager le pire. Surtout Frédéric, car Helena et moi ne connaissons en fait pas ce membre du groupe.
Grâce au portefeuille, le prix de l'hôtel n'est pas vraiment un problème. Je paie notre chambre et celle de Fred, notre invité imprévu, bien que ce dernier n'en ait visiblement pas besoin. Le propriétaire n'est pas très regardant sur notre monopolisation des chambres. La saison a été très mauvaise à cause de la pandémie de Covid, et je pense que ça l'arrange bien d'avoir des clients étrangers. Frédéric nous distrait en nous racontant des anecdotes à propos de nos parents. J'apprécie ces moments où je découvre mon père sous un autre jour. "Le boyscout" comme ils l'appelaient. Helena virevolte dans la chambre, j'ai peur qu'elle finisse par se dissoudre dans la baignoire à force d'y tremper. Nous avons testé toute la carte du restaurant de l'Albora. J'ai l'impression de vivre une vie qui n'est pas la mienne. De manutentionnaire en grande surface qui peinait à boucler les fins de mois, j'en suis maintenant à m'empiffrer de caviar à Saint Petersbourg. Je comprends comment ce portefeuille a pu mener mon père sur une pente dangereuse.
Frédéric passe beaucoup de temps seul. Malgré sa stature impressionnante, c'est un homme usé que nous découvrons jour après jour. Il est clair que l'irruption des sceaux a été un tournant dans sa vie.
- La mort de Francesca a été un coup dur, confesse-t-il. Elle m'a toujours soutenu quand nous étions à l'école. Franchement, j'étais le moins doué de la bande. Pourtant elle ne m'a jamais laissé tomber. La gentillesse incarnée, cette femme. Combien de soirées a-t-elle passé à me répéter les mêmes choses que j'étais trop con pour comprendre ? Et pour la remercier, qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai descendu son mari, et l'ai forcée à disparaître. Tu parles d'un ami !
- Mais vous disiez tout à l'heure que vous ne saviez pas que c'était elle votre cible, tempére Helena.
- Qu'est-ce que ça change au fond ? Est-ce que tu pardonnerais à la personne qui a tué ta mère si elle te disait qu'elle ne savait pas qui c'était ?
- L'homme au chapeau était là quand elle a eu son attaque. Je l'ai vu aussi près du manoir du père de Jean. Je suis certaine que c'est lui, et qu'il savait parfaitement ce qui allait se passer. Ce n'est pas la même chose, insiste-t-elle avec une voix mêlant tristesse et colère.
- Ne sois pas trop prompte à juger, Helena, soupire Frédéric. Je ne suis pas un enfant de choeur non plus. J'ai même fait du meurtre mon métier. Au début probablement par facilité. Le visage de chacune de mes victimes me hante aujourd'hui. Mes nuits sont torturées. Ces sceaux sont une malédiction. Si ma vie n'y était pas attachée, je m'en serais débarassé.
Je saute sur l'occasion pour le questionner, puisque je risque de rencontrer moi-même le problème un jour.
- Alors c'est vrai cette histoire ? J'ai du mal à y croire. Ca veut dire que si je perds le portefeuille, couic ? dis-je en mimant une décapitation.
- Honnêtement je n'en sais rien, Jean. Toutes les personnes ayant été séparées de leur sceau sont mortes. Francesca : meurtre présumé. Philippe : crise cardiaque. Marina : crise cardiaque. Et Johana : suicide, énumère-t-il en malaxant nerveusement le pendentif. Ca fait un paquet de coïncidences quand même. Et ça ne m'encourage pas à essayer...
- Eh, regardez ça ! s'exclame Helena en montant promptement le volume de la télévision.
Une chaîne américaine sous-titrée en russe débite en boucle un flash spécial.
Revenons maintenant sur ce scandale qui agite les réseaux sociaux depuis quelques jours, voulez-vous Chelsea ? On se croirait dans un mauvais film d'espionnage, et pourtant c'est bien la réalité qui dépasse aujourd'hui la fiction. De nombreuses sources font état d'un gigantesque réseau d'influence qui s'étend aux quatre coins du monde. Le décès de la figure de la criminalité britannique Johana Brown fait s'écrouler comme un chateau de cartes une organisation tentaculaire dorénavant identifié comme le Protocole Helios. Hommes politique, agences gouvernementales, forces de l'ordre, aucune institution ne semble avoir été épargnée. Nous vous rappelons que les chefs d’accusation principaux envers cette organisation sont des pressions sur des décisions politiques d'envergure mondiale pour favoriser certains intérêts privés parfois criminels, des corruptions en tous genres, et des intimidations à grande échelle. Depuis que tout cela a été mis au jour, des groupuscules conspirationnistes s'en donnent à coeur joie, des protestations en tout genres fusent. Nous assistons même à une manifestion à Washington des agitateurs connus sous le nom de QAnon qui martellent que Trump est le seul homme politique intègre qui pourrait nous débarasser d'Helios. Nous essaierons d'en savoir plus dans notre édition de 17h...
Interrompant le monologue du journaliste aux dents immaculées, mon portable signale enfin bruyamment l'arrivée d'un message.
"40, rue de Mouriscot, Biarritz, FRANCE, 20/06/2020, 19h"
Le lieu et la date de notre rendez-vous sont fixés. C'est le branle-bas de combat pour rassembler nos affaires et filer vers le Sud-Ouest de la France.
***
20 Juin 2020, 18h30, Biarritz, deux jours plus tard
Le SUV de Frédéric s'engage sur le chemin privé qui mène au 40 rue de Mouriscot. Nous sommes en plein coeur du quartier russe de Biarritz. Les noms sur les boîtes aux lettres trahissent une affection particulière des ressortissants du pays des tsars pour ce voisinage. Les graviers crissent sous les pneus tandis que nous remontons une longue allée bordée de verdure vers une grande bâtisse entourée de bois. Nous découvrons une villa de trois étages aux murs blanc immaculé. Le porche en arc roman modernisé structure une façade à colombages de bois sombre et de blanc, et aux linteaux de fenêtres en arches arrondies. Le tout confère une allure surprenante, mais homogène à l'imposant bâtiment.
Nous nous garons face au porche. Une fois descendus, nous attendons un accueil, une présence, un signe qui nous confirmerait que le rendez-vous aura bien lieu. Quelques minutes passent dans l'indécision, puis Frédéric se décide à aller pousser la porte d'un pas assuré. Cette dernière s'ouvre sans résistance. Le bâtiment est vide, sans pour autant paraître abandonné. La décoration y est minutieuse et le ménage a été faut récemment.
- Il y a quelqu'un ? appelle Frédéric. Nous sommes venus voir Dimitri !
Un silence glacial lui répond. Le professionnel entreprend de faire le tour du rez-de-chaussée, inspectant minutieusement chaque pièce. Soudain son regard change. Il se fige en bas de l'escalier qui longe deux murs en angle droit. D'un geste il nous intime de rester immobiles et silencieux. Il dégaine Faucheuse qu'il pointe vers l'étage supérieur. Je l'observe renifler deux fois ostensiblement, puis gravir à pas de loup les marches qui conduisent au premier étage. Il nous fait signe de le suivre. Plus je monte, plus une odeur nauséabonde m'envahit les narines. Arrivés au premier étage, c'est à limite du supportable. Ça ressemble à la fois où j'avais oublié de vider mon frigo avant de partir en vacances. Ou aux poubelles derrière le supermarché où je travaille, fois dix. Comme je ne suis pas né de la dernière pluie et que j'ai été bercé aux séries policières, je m'attends déjà à ce que nous découvrions que quelque chose est arrivé à Dimitri. Et par quelque chose, j'entends bien sûr quelque chose de très désagréable.
L'odeur semble provenir du deuxième étage. Nous continuons à monter. La puanteur s'accentue. J'enfouis mon nez dans mon coude, Helena plaque les deux manches de son pull devant son visage. Frédéric tient toujours son arme tendue devant lui. Il est impressionnant de calme et de stoïcité. L'entraînement, je suppose. Il pousse plusieurs portes jusqu’à celle de la chambre d'où semble provenir la pestilence. Ses larges épaules obstruent le cadre et j’ai du mal à distinguer précisément la scène derrière lui. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a un lit et un corps allongé dessus. En sale état. Et qu'on n'est jamais prêt à voir un spectacle comme ça. Je distingue quelques sachets de cachets multicolores et des seringues au sol. Un bras garotté pend sur le côté du lit. Soudain, j'entends un bruit de régurgitation derrière moi. Helena vient de vomir dans le couloir. Frédéric nous presse vers le rez-de-chaussée pour échapper à cette scène épouvantable.
Tandis qu'Helena se rince la bouche dans la cuisine, Frédéric me confirme qu'il s'agit bien du corps de Dimitri. Nous sommes donc arrivés trop tard. Est-ce une voie sans issue ? Qu'étions nous venus chercher ici finalement ? Avec la mort de Dimitri, c'est une piste qui s'arrête. Je suis un peu perdu, j’ai la tête qui tourne et je me raccroche à ce que je peux. Je compose machinalement le numéro de ma mère. Comme un gosse qui vient d'avoir peur, j'appelle ma maman. Elle est à des années lumières de s'imaginer tout ce qui s'est passé ces derniers jours. Quatre sonneries, et je tombe sur son répondeur. Je coupe et je retente, parce qu'elle met parfois un peu de temps à arriver jusqu'à son portable. Répondeur encore. Bon, on est samedi, elle a du sortir faire un tour. J'abandonne. Il est près de dix-neuf heures quand nous sortons de la villa, dépités. Le jour a commencé à baisser mais l'air frais est une bénédiction. Nous restons quelques minutes sur le perron, incertains de la suite à donner à cette macabre découverte.
***
Un bruit d'applaudissement lent et assourdi nous interpelle dans l'allée. L'homme au chapeau sort de sous un arbre en frappant des mains. Je le reconnais immédiatement. Ses gants de cuir étouffent le bruit des claps. J'ai un frisson en repensant à sa silhouette figée sous la pluie devant le manoir de mon père. Je me remémore son intrusion chez Helena et notre départ en catastrophe. Sa ténacité est effrayante. Son show terminé, il se campe au milieu du chemin face à nous. Ses yeux perçants nous dévisagent au travers de ses lunettes rondes, puis il fixe Frédéric.
- Tu es un homme difficile à trouver Hel. Je n'avais pas prévu que la Duchess se sacrifierait pour te sauver. Comme quoi, même moi je peux encore être étonné. Mais maintenant que son identité a été révélée, j'imagine que cette surprise n'en n'est pas vraiment une, n'est-ce pas Frédéric ?
Frédéric reste coi quelques secondes, incapable de répondre. La découverte du visage de son némésis s'abat sur lui comme un cataclysme. Il retrouve péniblement sa contenance, puisant dans une maîtrise de soi surhumaine.
- Je me doutais bien que je te trouverais à un moment ou un autre sur mon chemin, Polyphème. Mais découvrir que c'est toi, Thomas, qui te caches derrière cet enfoiré, ça c'est en dessous de tout.
- Venant de toi, le grand tueur à gage, qui as refroidi tant d'innocents pour quelques billets, je prends ça comme un compliment.
- Jo est morte à cause de toi !
- C'est un point de vue. Ça ressemble plus à un énième cadavre que tu laisseras sur ton chemin, Hel. Si ça peut te rassurer, je n'ai pas tué Dimitri. Nous avons même eu une longue conversation il y quelques jours, passionnante qui plus est. Il m'a donné son sceau de son plein gré avant de partir dans son ultime trip.
- Donne moi une bonne raison de ne pas te tabasser à mort, là et maintenant.
- Allons, allons, pas d'initiative intempestive, dit Thomas d'une voix calme. Tu penses bien que j'ai pris mes précautions.
Il plonge la main dans la poche de son manteau et jette une feuille pliée à nos pieds, en braquant sur moi son regard plein d'auto-satisfaction. À travers ses lunettes, j'ai l'inexplicable sensation qu'il lit en moi comme dans un livre ouvert.
- Je pense que tu vas comprendre ce que je veux dire, Jean. Oui, évidemment je vous connais Helena et toi.
Helena a tressailli à la mention de son prénom, et j'avoue que j'ai aussi eu un pic d'adrénaline. Je m'avance et ramasse le papier, sur lequel apparaît un montage de plusieurs photos où je reconnais ma mère. Sur l’un des clichés, elle est baillonnée et on lit la terreur dans ses yeux. Je suis horrifié. Comment ai-je pu l'embarquer là-dedans ? Polyphème revient vers son ancien ami Fred avec un regard froid et terrifiant.
- J'imagine que tu te rappelles cette chère Céline, Frédéric ? La copine du boyscout. La mère de Jean. Si je meurs, elle meurt. C'est aussi simple que ça. Et tu feras un orphelin de plus. Mais personne n'a envie qu'on en arrive là n'est-ce pas ?
- Si tu la touches, je t'écorche vivant ! menace Hel sur un ton que nous ne lui connaissons pas.
- Tut tut, pas de menace que tu ne pourras pas mettre à exécution.
- Qu'est-ce que tu veux, Thomas ? hurle Frédéric prêt à exploser.
- La même chose que tout le monde finalement. L'amour. Mon amour. Emilie.
- Connais pas.
- Ma femme. Décédée parce que je n'ai trouvé le bon sceau à temps, crache Thomas en montrant des signes d'agitation. Décédée parce que notre bande de soit-disants amis, ces salopards égoïstes, a jugé bon de se planquer sans jamais donner de nouvelles, alors que l'un d'entre vous détenait la solution pour la sauver.
- Tu connaissais comme tout le monde les termes du pacte, rétorque sèchement Frédéric, nous ne devions parler à personne des sceaux ! Et si tu me dis que c'est aussi toi qui as tué Francesca, je me ferai un plaisir de t'éclater la gueule !
La tension monte nettement. Je ne me sens plus du tout en sécurité.
- J'ai été voir Frances', oui, et comme vous tous elle m'a tourné le dos. Je lui ai pourtant laissé le choix, elle n'a simplement pas fait le bon. Sa faute, sa faute uniquement ! Maintenant, vous allez me donner vos sceaux, et je retrouverai Emilie !
- Et on meurt tous au passage ? Non merci ! refuse Frédéric en mimant la folie de Thomas de son index sur sa tempe.
- Au fait Frédéric, sussure Polyphème. La petite sait pour sa mère ? Tu peux vivre avec ça ?
- Tais-toi, marmonne Frédéric entre ses dents serrées.
- Sait quoi ? demande Helena.
- Oh ! Voilà qui est intéressant, lance le maître chanteur en tournant son regard vers elle. Ton chevalier sauveur n'a même pas fait mention de sa petite excursion à Karlsruhe ?
- Tais-toi ! crie Frédéric en pointant Faucheuse vers Thomas.
- Sait quoi ?! s'écrie Helena en lançant un regard plein d'incompréhension à Frédéric.
- As-tu demandé à Frédéric où il était le jour où ta mère est morte Helena ? ajoute Thomas avec un rictus sadique. Ce charmant tueur avec qui vous vous baladez depuis Saint Petersbourg vous a-t-il expliqué ce que voient les ignorants quand sa Faucheuse fait feu ?
Frédéric se tourne vers elle avec un regard chargé de culpabilité.
- Cette arme formidable n'est visible que des porteurs de sceaux. Pour les autres c'est une malheureuse crise cardiaque qui terrasse la victime. Une situation familière, Helena ?
Les épaules d'Helena tombent, son visage se décompose, je vois le désespoir l'envahir.
- C'est vrai, Frédéric ? Dis-moi qu'il ment ? hurle-t-elle en tambourinant sur le torse de notre compagnon.
- On m'a trompé en me faisant croire que ta mère avait grillé ma couverture et s'apprêtait à révéler mon nom et mes contrats. J'ai du réagir vite, l'informateur ne m'avait donné que l'adresse. J'ai agi dans la panique, et je ne l'ai pas reconnue derrière la baie vitrée.
- Non, non ! Pourquoi ! hurle Helena, la voix noyée de sanglots.
Elle continue à cogner de toutes ses forces sur les côtes de Frédéric qui encaisse sans se défendre.
- Je dois dire que la réputation de Hel n'était pas usurpée ! Je pensais que cela me livrerait le sceau de Marina sur un plateau, mais tu l'as trouvé avant moi, petite peste. Peu importe, je finirai par mettre la main dessus.
- Je vais te crever ! prévient le tueur à gage en désarmant la sécurité de Faucheuse.
Subitement, Polyphème sort un pistolet de sa ceinture.
- Tu le reconnais, Frédéric ? C'est le Beretta de Johana. Ironique, non ? Si vous vous obstinez à refuser, je vais devoir aller ramasser vos sceaux sur vos corps encore chauds. Alors, Frédéric ? Est-ce que tu vas laisser mourir la mère du gosse ? Est-ce que vous allez être raisonnables, ou est-ce que je vous descends tous les trois ?
Il pointe l'arme dans ma direction et me fixe. Dans ses yeux je ne perçois pas l'ombre d'une hésitation. Je suis comme figé, incapable d'appréhender la situation. Mais Frédéric a l’instinct des tueurs, il reconnaît immédiatement l'éclair de meurtre dans le regard de Thomas. Tout se passe en une fraction de seconde. Faucheuse à la main, il se précipite pour s'interposer entre l'arme et moi. Son pied heurte une aspérité du sol. Le voilà déséquilibré à mi-course, le poing crispé sur la crosse de Faucheuse. Sa main libre cherche machinalement quelque chose pour se rattraper. Il agrippe la capuche du hoodie d'Helena, qui se retrouve entraînée par la masse du solide gaillard. La déflagration du Beretta résonne entre les murs des bâtiments. Des éclaboussures tièdes mouchettent mon visage. Une seconde détonation claque. Frédéric et Helena s'écrasent à mes pieds. J'attends l'impact du nouveau projectile, résigné. Rien. Encore abasourdi, je suis tiré de mon état de choc par un tintement métallique au loin.
Mes mains se portent instinctivement à mes joues. La pulpe de mes doigts est couverte de sang. Mais je ne sens aucune douleur. Ce n'est pas le mien. Ma vue troublée devine à quelques dizaines de mètres la silhouette de Thomas qui tombe à genoux puis s'affale, son visage percutant violemment le sol. Faucheuse a fait feu. Et le sceau ne rate jamais sa cible. Cela signifie que notre agresseur s'éteindra bientôt.
Quelque chose tire sur la jambe de mon pantalon. J'entends un râle étouffé, un murmure noyé dans un gargouillis atroce. Allongée à mes pieds, Helena se contortionne de douleur. La balle du Beretta l'a touchée à la poitrine, elle se noie dans son propre sang. Sa toux noyée dans un liquide écarlate éclabousse le tissu délavé de mon jean. Elle tient le Siegel dans sa main droite, et serre mon pantalon dans l'autre.
Frédéric vient de se retourner et réalise l'horreur de la situation. Mon cerveau passe en mode survie. Helena gît à mes pieds, entre la vie et la mort. Elle me fixe, suppliante, en tordant la toile de mon vêtement. Son regard se vide peu à peu. Et là-bas, quand Thomas va mourir, il entraînera ma mère avec lui. Que faire ? Il me faut plus de temps. Si seulement j'avais plus de temps. Du temps.
Je prends le Siegel dans la main d'Helena et m'apprête à ouvrir l'heure invisible. Elle emet un râle de protestation qui ne parvient pas à dépasser le fond de sa gorge. Sa main lâche mon jean et tombe mollement à côté de ma chaussure. Je m’agenouille vers elle.
- Fais moi confiance, lui dis-je, autant pour la rassurer que me conforter moi.
Soixante minutes. Il me reste une heure pour trouver un moyen de sauver Helena et ma mère.
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