9 - La grotte
Yuling remua le bout des doigts. Ce n'était pas le bruit qui l'avait réveillée, mais au contraire, son absence. Ce calme inquiétant, qui la changeait de chez elle où les disputes de ses parents rythmaient son quotidien. Elle réalisa, en ouvrant les yeux, que rien n'avait changé. Excepté, peut-être, que le doux ronronnement s'était tu. Elle se crut même seule un long moment, avant qu'un bref mouvement dans le fond de la caverne ne trahisse une autre présence.
Immédiatement son cœur s'apaisa : Yör était toujours là.
Elle redoutait devoir se débrouiller seule pour retrouver la civilisation alors qu'elle s'en sentait incapable. Elle était allée bien trop loin pour se souvenir du chemin qu'elle avait emprunté. Pourquoi avait-elle fait confiance au monsieur ? Pourquoi n'avait-elle pas attendu le lendemain pour partir ?
– De toute façon, ça devait arriver un jour ou l'autre, se résonna-t-elle à voix haute. Qu'est-ce que j'espérais ? Que quelqu'un serait venu me sauver ?
Elle soupira en se faisant la réflexion que ça devait faire deux jours qu'elle n'avait ni bu ni mangé, et qu'étrangement, elle n'en souffrait pas. Ses courbatures de la veille s'étaient estompées. Seules restaient les écorchures et cette vilaine bosse, sur le front, qui mettrait encore quelques jours à guérir.
Ses doigts se refermèrent sur sa sacoche, elle se sentait bien. Très bien. Trop bien...
Pour être exacte, elle s'ennuyait même terriblement mais ne parvenait pas à se résoudre à quitter les lieux. Pour Yör, parce qu'elle ne voulait pas la laisser. Mais peut-être un peu aussi parce qu'elle avait la trouille, et que reprendre la route signifiait devoir affronter le monde.
Il est temps.
– J'en doute...
Yör avait parlé directement dans son esprit.
Il est temps, entendit-elle une nouvelle fois. Approche.
La jeune fille hésita. Que voulait-elle lui montrer qui vaille ce ton solennel ? Pour se donner du courage, Yuling serra la pierre orangée et se leva. La grotte se mit aussitôt à tanguer, lui rappelant qu'elle était restée trop longtemps assise dans la même position. Elle ferma les yeux, posa ses doigts sur la roche et avança lentement.
Approche.
L'eau s'était infiltrée par endroit et il lui fallut redoubler de vigilance pour ne pas glisser. La lumière lui permettait à peine de deviner où elle posait les pieds. Elle longea la paroi à tâtons, mue d'une curiosité remplie d'appréhension, jusqu'à distinguer, tapie dans le fond de la cavité, une énorme forme grise.
– Yör ? murmura-t-elle, presque en hésitant.
L'air chaud et musqué lui parvint dans un râle semblant surgir des profondeurs de la terre. Sous l'emprise de l'émotion, Yuling resta sans bouger de longues minutes. Mais aussi parce que ce que ses yeux lui renvoyaient lui paraissait inconcevable.
Un dragon...
Son cœur s'affola d'effroi. Que faisait-il ici ? Que faisait-elle, elle, ici ?
Une douleur poignante lui enserra la poitrine au souvenir de son dragonneau. De Mees. Elle eut peur, se demanda si elle ne devait pas fuir et tenta de se raisonner. Elle était absurde. La situation était absurde ! Un dragon... Comment était-ce possible ?
Elle l'observa un long moment en se demandant si elle allait trouver le courage de l'approcher. Puis, au fil de ses doutes grandissants, se demanda comment elle, était parvenue à tolérer sa présence. Tout à coup, la dragonne lui paraissait beaucoup moins imposante. La situation en était presque triste, même.
– Y... Yör ? murmura-t-elle.
Elle tendit la main mais ses doigts hésitants se refermèrent sur le vide. Puis, alors que tout espoir de nouer un véritable lien semblait compromis, des volutes d'air chaud soulevèrent doucement ses cheveux : la dragonne venait de bouger. Plongée dans le noir, Yuling la distinguait à peine mais sentit sous ses doigts les écailles effleurer timidement sa peau ; sentit, alors qu'elle humait son odeur, son râle brûlant l'enrober tout entière ; sentit son parfum, si particulier et si propre aux dragons. Émerveillée, elle ne put retenir longtemps le sentiment de joie qui illumina son visage : elle avait si longtemps rêvé de cet instant sans y croire que l'émotion perlait à ses yeux. Toutes ces nuits d'hiver qui avaient suivi le départ de son frère, ces nuits où, pour échapper à l'absence de Mees, elle s'était envolée avec son dragonneau au milieu des nuages, ces nuits où, pour accepter l'inacceptable, elle s'était enfuie à la cabane, trouvaient enfin sens.
Elle aimait les dragons, les avait toujours aimé et les aimerait toujours.
La dragonne se mit à ronronner, de ce grondement rauque, profond et intense qui lui arrachait des frissons. Yuling se laissa doucement aller contre elle, en oublia ses soucis pour profiter de l'instant. Au delà des froides écailles, elle sentait la chaleur de son corps irradier, ses puissants muscles réagir au moindre stimuli. Ce n'était pas tous les jours qu'elle trouvait du réconfort, et cette épaule, solide comme un roc, était la bienvenue. Néanmoins, Yor restait un dragon et conservait à chaque instant la prudence propre à son espèce. Nul doute qu'elle l'aurait déchiquetée d'un coup de mâchoire si elle avait montré le moindre signe de menace.
Au bout d'un instant qui lui parut infiniment long, Yuling dressa l'oreille, intriguée par un bruit en provenance de l'extérieur. La dragonne l'avait perçu, elle aussi, puisqu'elle releva la tête et commença à s'agiter. Les narines dilatées, sa queue fouetta l'air. Un grondement pareil au roulement du tonnerre s'éleva des profondeurs de la terre.
Une partie de chasse, devina la jeune fille, sentant son cœur battre à tout rompre.
Tout à coup, les chiens se mirent à hurler. La peur l'envahit. Des voix diffuses lui parvinrent tandis que les cabots venaient de flairer une nouvelle trace et indiquaient au reste du groupe la direction a suivre. Elle connaissait les chasseurs qui s'aventuraient si loin dans la montagne. Des passionnés, qui ne juraient que par la mort des proies qu'ils pistaient. Se pouvait-il qu'ils aient repéré le dragon ?
Fuis... gronda la dragonne.
- Hors de question !
Mais l'animal se terra contre la paroi. Tout signe d'agressivité avait brusquement disparu. Paniquée, elle chercha à se dissimuler, se tapissant dans le fond de la cavité, recroquevillée sur elle-même. Se pouvait-il qu'un dragon nourrisse une telle peur ? Comment une créature aussi puissante pouvait-elle redouter quelconque menace ?
Angoissée, Yuling chercha sa sacoche du regard : la chasse réveillait tant de mauvais souvenirs qu'elle en avait l'estomac retourné. Elle serra fortement la pierre dans sa main, pria Mees pour qu'il leur vienne en aide, et décida de récupérer ses affaires. Elle espérait plus que tout au monde que les chiens n'aient pas reperé de traces, que l'odeur du dragon serait suffisamment diffuse pour que le vent la disperse à travers les bois. Mais son instinct lui dictait le contraire. Elle avait connu trop d'hommes empris à la folie pour savoir que la raison les avait abandonnés depuis bien longtemps. Surtout quand le trophée n'était autre qu'une tête de dragon.
Eh merde ! jura-t-elle.
Elle haïssait les hommes et leurs ambitions excentriques ! Elle haïssait cette grotte pareille à une prison de pierre.
Fuis... gronda la dragonne.
Elle glissa le journal dans la sacoche et passa la bandoulière autour de son cou. Si seulement elle savait quoi faire... N'était-ce pas le rôle des Héros de protéger les dragons ? Que faisaient-ils ? Où étaient-ils quand on avait besoin d'eux ?
Elle grogna en se retournant, la rage au ventre. Son sang bouillonnait dans ses tripes, elle détestait se sentir impuissante ! Elle avait déjà perdu un dragonneau, il était hors de question qu'elle abandonne Yör à la folie des hommes. Elle était bien trop précieuse pour qu...
Ce ne fut qu'à cet instant qu'elle comprit. Yuling se figea et fronça les sourcils en observant la dragonne, intriguée. Yör gémissait, les oreilles rabattues. Elle semblait inquiète, mais contrairement à ce qu'elle avait pensé, n'était pas soumise à la peur. Elle avait mal interprété son attitude.
La jeune fille approcha doucement, soutint le regard suppliant qu'elle posa sur elle, et, tandis qu'elle penchait le cou vers son flan, remarqua la petite forme ovale qui retenait toute son attention.
Un œuf ! Yör protégeait son œuf ...
– Alors comme ça tu es maman, hein ? souffla-t-elle peinée.
La tristesse s'empara d'elle tandis que l'étau se refermait doucement sur leur prison. Le hurlement des chiens semblait si proche que l'horreur la gagnait au fil des secondes. Elle distinguait à présent très nettement la voix des hommes, et il était question de piège, de magie, de prudence et d'efforts.
Lentement, la dragonne se releva et d'un geste qui se voulait doux, poussa le fruit de son amour dans sa direction. Yör ne craignait pas pour elle, mais redoutait l'instant où la convoitise pousserait les hommes à lui dérober son œuf.
Prends-le, l'encouragea-t-elle. Prends-le et va-t-en...
La jeune fille s'accroupit et regarda longuement l'œuf. La dernière fois qu'elle en avait touché un, l'expérience s'était transformée en drame et Mees avait dû quitter le village. Cette fois-ci ne ferait pas exception : on ne récupérait pas un œuf de dragon sans devoir en assumer les conséquences. Les ennuis l'attendaient déjà dehors, aussi certainement qu'elle mourait d'envie de le tenir dans ses bras.
Elle jeta un dernier regard à la dragonne, qui se mit a gronder en entendant le fracas à l'entrée de la grotte, puis, comprenant l'urgence de l'instant, se saisit de l'œuf, les larmes aux yeux.
– Je ne t'oublierai jamais, je te le promets, murmura-t-elle en effleurant la créature une dernière fois.
La dragonne ferma les yeux et, dans un ultime élan d'amour, projeta ses pensées dans toute la grotte :
Fuis ! Maintenant !
La voix était claire, sans ambiguïté. Une énorme explosion retentit tandis que la terre s'était mise à trembler sous ses pieds. Prise de vertiges, Yuling n'eut pas le temps de comprendre ce qui se passait et s'effondrait déjà, laissant derrière elle une sensation de vide absolu.
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