12 - Dame Calwaën

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 Tout se passa si vite que Yuling ne savait plus très bien où elle en était. Elle avait croisé le chemin d'un Maître, un Héros ! Puis elle avait passé la fin de la journée à la taverne. Alors que Dame Calwaën avait dû s'absenter, on lui avait préparé ses quartiers, ce qui en soi était un bien grand mot pour ce qui s'apparentait davantage à une chambre qu'à une suite luxueuse. Au moins, le lit rebondissait et cet unique détail suffisait à lui redonner le sourire, car malgré l'avenir qui s'annonçait riche en découvertes, le souvenir de ces derniers jours la rendait morose. En particulier, sa rencontre avec Yör, qui s'était terminée si brusquement qu'elle en gardait un goût amer. Comme si le destin, son destin, avait brusquement changé de direction...

 – C'était trop beau pour être vrai, souffla-t-elle en remontant le drap sur sa tête.

 Allongée sur son lit, Yuling repensait à sa journée. Aux dragons qu'elle avait aperçus devant les remparts, à cette cité remplie de vie, de gens bien loin de se douter de ce qui pouvait se tramer à des lieux de là. Elle eut également une pensée pour Mees, qui sans le savoir lui avait montré le chemin. Devenir Héros... Peut-être que le choix qu'elle avait énoncé plus tôt dans la journée prenait sens, après tout. Qui de mieux placée qu'elle pour défendre leurs intérêts ? Le hasard avait bien fait les choses... Trop bien, même.

 Cette nuit-là, son sommeil fut peuplé de rêves étranges. De forêts enchantées, de dragons et de ballons volants, comme elle l'avait une fois lu dans les livres de son frère. Son interlocutrice de la veille, en savante héroïque, s'invita même dans l'un d'eux, la poussant à gravir les milles marches qui menaient au sommet du Cilarium pour observer de plus près l'incroyable invention.

 Au lendemain matin, Yuling dut lutter pour sortir du lit. Les coussins de plumes et les draps étaient si confortables qu'elle aurait pu y rester la journée. D'autant qu'elle avait la sensation d'avoir couru toute la nuit. Les yeux mi-clos, la bouche grande ouverte, il lui fallut pas loin d'une heure pour émerger, totalement épuisée.

 – Plus jamais je ne grimperai au sommet de ce truc ! se promit-elle en enfouissant sa tête sous l'oreiller.

 Dans la rue, les habitants s'affairaient depuis les premières lueurs du jour. On installait les derniers lampions en vue de la cérémonie d'ouverture de la Course des Vents qui devait avoir lieu à la fin de semaine. La jeune fille finit par attraper ses vêtements et grimaça. Révulsée par l'odeur, elle les enfila maladroitement et descendit prendre son petit-déjeuner en tentant de se faire la plus discrète possible.

 Il y avait bien quelques clients présents, lorsqu'elle arriva dans la salle. Mais personne qui ne se retourna pour la dévisager. Les gens devaient avoir l'habitude des voyageurs et avaient cessé de noter leur présence. Songeuse, elle se dirigea vers le comptoir en faisant signe à la serveuse. La veille au soir, Dame Calwaën l'avait incitée à choisir ce qui lui plaisait. Elle commanda donc son petit-déjeuner et alla s'asseoir dans un coin.

 A peine eut-elle posé ses fesses que la serveuse arriva avec un plateau et le lui déposa sous le nez. Yuling contempla sa tranche de pain beurrée et l'étrange mixture que contenait son verre, quand elle sentit une main se poser sur son épaule.

 – Tu as bien dormi ? demanda poliment Dame Calwaën, la mine radieuse.

 Yuling sursauta et se retourna, surprise, avant d'acquiescer poliment.

 – Bien, parce que la journée va être chargée. Que connais-tu exactement des dragons ?

 La jeune fille hésita : devait-elle parler de ce qui lui était arrivé ? Mentionner qu'elle en avait déjà vu deux de très près ? Elle avait beau ressasser en boucle ce qu'elle savait, elle craignait d'être prise pour une folle. Pourtant, Yuling cherchait des réponses : où Mees était-il parti et pourquoi, que signifiait sa rencontre avec Yör, comment avait-elle pu atterrir si loin de son village... Et qui de mieux placé qu'un Maître pour les lui apporter ?

 Elle regarda Dame Calwaën qui tentait de déchiffrer son expression. Elle avait l'air gentille, ou plutôt bienveillante, mais son instinct la poussait à garder pour elle son secret. Après tout, ce n'était pas comme si elle mentait en disant qu'elle ne connaissait rien aux dragons.

 – Pas grand chose, souffla-t-elle.

 – C'est-à-dire ?

 – Ce qu'on en dit dans les livres, plus ou moins...

 – Tu sais lire ? demanda la jeune femme, curieuse.

 Yuling s'empourpra et se sentit tout à coup très mal à l'aise.

 – Un peu...

 – Voila qui facilitera les choses.

***

 Pensive, Dame Calwaën dévisageait la jeune fille. Elle était jolie. Pas comme ces filles des villes qui se pavanaient dans leur robe pure soie. Plutôt de celles qu'on appréciait pour leur naturel. Ses longs cheveux blonds entouraient son visage aux traits fins et retombaient souplement sur sa timide poitrine. Elle avait le nez droit, qui se fondait discrètement à la base du front, à hauteur de ses sourcils légèrement effacés. Le vert de ses pupilles n'en ressortait que davantage. Il lui rappelait celui, au printemps, des jeunes pousses qui perçaient la terre pour braver les intempéries. Et si elle en croyait l'éclat qui émanait de ses yeux, Yuling devait avoir un sacré caractère. Pourtant, en la voyant assise là, silencieuse et les mains sur la table, il était difficile d'en avoir la certitude. Elle semblait si... calme. Comme si tout, dans son comportement, contredisait la vive ardeur que son regard laissait supposer.

 Elle passa encore quelques secondes à la détailler, puis, réalisant que la jeune fille la fixait depuis un moment, s'empressa de préciser :

 – Les dragons sont loin d'être les monstres qu'on décrit. Enfin... sur ce point je pense que nous nous comprenons, sans quoi tu ne serais pas là aujourd'hui. En revanche, ce qui m'intrigue c'est que tu sois en avance.

 – En avance ? répéta Yuling qui cherchait à comprendre.

 – Oui, en avance, reprit la Dame. L'Appel n'a eu lieu que ce matin, et tu es arrivée hier soir... Tu es la première.

 – L'Appel ? insista la jeune fille en inclinant légèrement la tête.

 La femme la dévisagea, interdite :

 – Tu ne l'as pas entendu ?

 – Non... je... balbutia Yuling.

 – C'est strictement impossible... marmonna la jeune femme pour elle-même. Il doit certainement y avoir une autre raison.

 Elle se retourna, suivit l'aubergiste des yeux lorsqu'il apporta les boissons d'un rose défraîchi à la table voisine et réfléchit un instant. Puis, mettant ses doutes de côté, elle reporta son attention sur la jeune fille.

 – Je vais t'expliquer un peu le fonctionnement de la Dragonnerie, continua-t-elle. Chaque année, à la fin de l'hiver, les dragonnes pondent toute une couvée d'œufs. Ne me demande rien en ce qui concerne la reproduction, ajouta-t-elle, c'est un sujet passablement compliqué que je ne saurais t'expliquer simplement. Juste que l'on a observé le comportement des femelles et qu'elles semblent se faire passer le mot pour pondre simultanément. Ce qui est... assez spectaculaire. (Dame Calwaën repoussa une mèche qui lui était tombée devant les yeux avant de poursuivre :) Et donc nous nous retrouvons avec une centaine d'œufs de toutes sortes. Leur taille et leur couleur dépend bien évidemment de leur espèce. Il y a quelques siècles nous n'en comptions que quatre ; quatre espèces qui se distinguaient vraiment les unes des autres. Cependant, nous n'avons jamais vraiment pu recenser les différentes variétés de dragons sauvages. Nous pensons qu'il en existe bien plus que nous ne l'imaginons, et que la recrudescence de croisements entre dragons apprivoisés et sauvages, ces dernières années, serait à l'origine de couvées atypiques.

 Yuling paraissait soulagée.

 – Dans mon village, apercevoir un dragon n'est pas très courant. Il y a même une rumeur selon laquelle devenir Héros est exclusivement réservé à une poignée d'élus. Mais s'il y a une centaine d'œuf...

 – Pas tout à fait, rectifia la jeune femme. Sans Maître, un œuf ne peut pas éclore. C'est pourquoi les futurs dragonneaux lancent un appel auxquels répondent ceux qui l'entendent. Nous ne savons pas pourquoi, mais il y a souvent plus de candidats que de dragons. On dirait que ces petits monstres, bien qu'étant encore nichés au chaud dans leur coquille, aiment avoir le choix et qu'ils sont déjà pleinement conscients de ce qu'ils font. C'est aussi pour ça que nous devons procéder à une sélection : d'ici quelques heures, la ville accueillera des dizaines de candidats, et vous serez plusieurs centaines d'ici la fin de la semaine.

 La jeune femme marqua une courte pause tant la jeune fille semblait sous le choc.

 – Des centaines... ?

 – Tu as bien compris. Vous n'aurez pas tous votre chance. Et d'ici à ce que tu deviennes un Héros, il pourra se passer n'importe quoi. Il faudra d'abord que tu franchisses la première étape, un test d'aptitude, pour être admise à la Dragonnerie. Ensuite, un dragon devra t'accepter comme Maître, ce qui n'est pas gagné d'avance contrairement à ce que pensent certains. Puis il y a des œufs qui choisissent de ne pas éclore, même si nous ne savons toujours pas pourquoi. Ah, et j'oubliais ! Il arrive que certains Maîtres se fassent dévorer !

 Yuling sursauta. Les yeux de la jeune femme s'étaient soudainement embrasés. Elle avait prononcé sa dernière phrase d'un ton si désinvolte que la jeune fille n'arrivait pas à distinguer s'il s'agissait d'une plaisanterie ou non.

 Pour la rassurer, Dame Calwaën lui fit un clin d'œil. Aussitôt, Yuling se détendit.

 – Tu seras testée en même temps que les autres, lui annonça-t-elle en se levant. Jusque-là, tu devras te montrer patiente. Je sais que l'attente est longue, mais tu verras, ça passera vite. Mange tranquillement et rejoins-moi dehors quand tu auras terminé.

 Cela dit, elle s'éclipsa en abandonnant la jeune fille à sa tartine.

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