14 - Ewa
– C'est ici.
– Merci !
Yuling se reposait sur son lit quand la porte s'ouvrit et qu'une fille plus jeune entra dans la pièce. Des cheveux noirs, coupés au carré, encadraient son visage enfantin tandis qu'un sourire un peu trop innocent s'étendait sur ses lèvres. Les yeux à demi-ouverts, Yuling sentit une désagréable sensation lui nouer l'estomac : la jeune fille semblait le portrait craché de tout ce dont elle n'avait jamais pu bénéficier elle-même ; une enfance tranquille, des parents bienveillants et des rêves pleins la tête. Sans plus lui accorder d'attention, elle referma les yeux.
– Bonjour ! lança-t-elle.
– Bonjour, maugréa Yuling sans prendre la peine de se lever. Tu cherches quelque chose ?
– Mon lit. Mais c'est bon, on dirait que j'ai trouvé, précisa-t-elle en notant la présence de la seconde couche dans la chambre.
Yuling fronça les sourcils et se redressa subitement.
La nouvelle resta un instant plantée au milieu de la chambre, perdue dans ses pensées, puis comme si elle avait oublié l'essentiel, tourna la tête en direction du couloir. Yuling la vit alors faire demi-tour, disparaître dans l'encadrement, pour revenir quelques secondes plus tard en compagnie de sacs surdimensionnés qu'elle eut du mal à faire passer par la porte. Dans un boucan infernal, elle traîna ses affaires jusqu'au second lit. Il était surprenant qu'un si petit corps puisse dégager autant d'énergie, mais, nullement affectée par la quantité de bagages, la jeune fille décoinça sauvagement les sacs restés accrochés aux lattes du parquet.
Bouquins, tenues de rechange, affaires de toilettes ; Yuling ouvrit des yeux de plus en plus grands à mesure qu'elle découvrait l'étendue de son attirail. La nouvelle déballait ses affaires avec nonchalance, grommelant lorsqu'elle ne trouvait pas ce qu'elle cherchait, balançant carrément ce qui ne lui plaisait pas à travers la pièce. Mocassins, bijoux, robes de satin : toute la panoplie de la "parfaite petite princesse" s'étendait au pied du lit. La chambre avait clairement succombé aux assauts répétés de l'ennemi.
– Tu es là pour les épreuves ? demanda-t-elle, décontenancée.
La jeune fille acquiesça :
– Dame Calwaën m'a dit que je trouverais un lit dans cette auberge. Et donc, me voici ! lança-t-elle un peu trop enthousiaste à son goût.
Yuling ferma les yeux et respira profondément. Lorsqu'elle les rouvrit, son regard croisa furtivement celui de l'autre fille. Gênée, elle se recroquevilla un peu plus sur son lit et roula du côté du mur pour ne plus avoir à l'observer. Elle ne voulait pas lui parler. Pas plus qu'elle ne souhaitait avoir à partager son intimité avec une inconnue, surtout lorsqu'elle constatait l'état du sol de sa chambre. Qu'avait-elle imaginé, en s'embarquant dans cette aventure ?
Elle soupira, ennuyée.
Elle n'avait peut-être pas assez réfléchi aux détails. Les événements s'étaient enchaînés à une telle vitesse qu'elle n'avait pas eu le temps de se poser. Elle n'était même pas certaine de réaliser pleinement la situation dans laquelle elle se trouvait. Ces derniers jours apportaient un nouveau souffle à son existence ; le choix qu'elle avait fait l'avait propulsée dans une vie remplie de dragons, une vie de sons et de couleurs, à l'image de Yör et de ce bébé dragonneau qu'elle avait recueilli chez elle. Il n'était plus question de retourner chez ses parents comme si rien ne s'était passé. Quelque chose avait changé : elle leur avait claqué la porte au nez et s'était enfuie. Mais à présent qu'ils n'étaient plus sur son dos ou que Dame Calwaën n'était plus là pour lui dire quoi faire, elle n'était pas certaine de se sentir davantage libre.
En entendant l'autre fille fouiller dans son sac, une boule d'angoisse se forma en elle. Elle n'aimait pas réfléchir lorsqu'une autre personne se trouvait dans la même pièce : elle avait alors le sentiment qu'on pouvait l'entendre penser. Heureusement, cette dernière était occupée à autre chose.
Après trois minutes à farfouiller dans tous les sens, elle l'entendit marmonner en avoir marre de ne pas trouver ses affaires, lâcher un soupir résigné puis grimper sur son lit. Il fallut un moment avant que la curiosité ne la gagne et que Yuling ne se retourne pour lui jeter un œil. La nouvelle venue lisait tranquillement, adossée contre le mur.
Yuling finit par se détendre et laissa son esprit vagabonder plus sereinement. Dehors, le bruit d'une plaque de taule que l'on tentait de fixer retentit. Le marteau frappa le fer tandis qu'un homme criait à son confrère de lui apporter les clous : les préparations de la Course des Vents allaient bon train et rythmaient l'après-midi. Yuling soupira en songeant aux cercles inscrits dans le ciel. Son esprit dessina alors un dragon et lentement, le mit en mouvement. Elle lui fit décrire des courbes, le fit danser dans les flammes rouges. La magie caressa son ventre et sa queue s'enroula dans le vent. D'un geste gracieux, il se redressa, arqua son cou, déploya ses ailes, et d'un unique battement, l'emporta loin, très loin, là où toute cette histoire avait commencé.
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