16 - La Course des Vents (1/3)
La course des vents arriva bien plus vite que prévu. Dès les premières heures de l'aube, une effervescence inhabituelle gagna la ville. Les clients affluèrent à l'auberge. Des voyageurs de passage, de tout horizon, qui réservèrent les dernières chambres et commandèrent quantité de nourriture, le temps de patienter jusqu'au milieu de la journée. Mais aussi les clients plus coutumiers de l'événement, qui parièrent joyeusement autour d'une bière de l'amitié.
Yuling et Ewa osèrent à peine risquer un pied hors de leur chambre tant l'ambiance festive faisait trembler les murs à coup de chants barbars et d'esclandres. Puis on tambourina à leur porte et une tête connue fit irruption par l'enchevêtrement :
– Ca vous dirait d'aller regarder la course ?
Les deux jeunes filles ne se le firent pas dire deux fois.
Ensemble, elles se glissèrent au milieu de la foule et n'eurent qu'à suivre le flot de passants pour rejoindre la course. La cérémonie se tenait à l'extérieur de la ville : il fallait d'abord passer les portes sud pour se rendre compte qu'on avait installé, dans les champs, d'immenses tribunes en bois. Noyée au milieu de la foule, Yuling joua des coudes pour se frayer un chemin ; la moitié haute des bancs était déjà noire de monde. Elle avisa les gradins, se chercha une place, jusqu'à réaliser qu'une silhouette, plus loin dans la foule, leur adressait de grands signes de bras. Entre les têtes, Ewa reconnut une de ses connaissances qui leur désignait une place au cinquième rang.
– C'est ici que je vous abandonne, les prévint Dame Calwaën. Vous saurez retrouver seule le chemin jusqu'à l'auberge.
Yuling opina et sans s'attarder, rattrapa Ewa qui avait déjà rejoint son ami en s'excusant auprès des spectateurs qu'elle bouscula sur son passage.
– Heureusement que Tea avait prévu le coup, répondit Ewa en s'écartant.
La jeune fille en question afficha un timide sourire. De jolis yeux verts et des joues rosies par leur rencontre trahissaient sa gentillesse. Elle semblait surtout très calme, au milieu de cette foule agitée. Yuling remarqua alors les deux autres candidates assises à ses côtés.
Silencieuse, la première la jaugea de la tête aux pieds. Elle arborait une riche tenue en soie rose et affichait une élégance propre aux quartiers aisés d'Anyör. Ses longs cheveux brun et soyeux retombaient avec grâce sur sa poitrine. En notant sa présence, elle se redressa, semblant soudain se souvenir de son rang, tandis que sa voisine gloussa en se penchant pour les voir.
– Yuling, enchantée, dit-elle prise au dépourvue.
– Anna, et voici Esia, fit-elle en désignant sa voisine.
Discrètement, Ewa lui fit une grimace en fit glisser son pouce sur son cou, lui signalant qu'elle ne les appréciait pas. Yuling soupira.
De là où elles se trouvaient, elles distinguaient sans peine les cercles rouges et effervescents qui flottaient dans le ciel. Certains décrivaient de longs tunnels aériens et s'échappaient jusqu'aux montagnes. D'autres s'élevaient si haut qu'il fallait froncer les sourcils pour en deviner les trajectoires. De l'autre côté de la ville, les premiers dragons surgirent en plein vol, exécutant quelques figures techniques avant de se poser au sol sous les exclamations du public.
Les tribunes n'étaient pas encore pleines mais les spectateurs affluaient, s'empressant de trouver un siège avant que le spectacle ne commence véritablement ; Yuling n'avait jamais vu autant de monde de sa vie rassemblé au même endroit !
– Gampala rôti, gampala rôti !
Des vendeurs à la criée circulaient dans les rangs. La jeune fille loucha sur les délicieuses cuisses grillées à en faire saliver un dragonneau, quand une question retint son attention :
– Vous avez déjà décidé quel Maître vous alliez choisir ? demanda Esia.
Les jeunes filles se regardèrent les unes les autres, attendant que l'une d'entre elles prenne la parole. Ce fut finalement Anna qui se lança :
– Je pense opter pour Dame Morgen. J'ai entendu beaucoup de bien de son enseignement et la plupart de ses élèves sont devenus des Héros émérites.
– Je... Je ne sais pas encore, répondit doucement Tea. Là d'où je viens, on ne connaît pas grand-chose des dragons. Ma présence est un hasard, avança-t-elle timidement. J'avais entendu parler de l'Appel, mais je suis la première à avoir quitté mon village pour la Dragonnerie.
– Tu veux dire que personne d'autre dans ton village n'a jamais été Appelé ? rétorqua Ewa.
– Là d'où je viens, les dragons ne sont pas très bien vus... avoua-t-elle. A l'heure qu'il est, ils doivent vraiment m'en vouloir d'être partie...
Yuling repensa à la réaction des villageois quand un dragon était repéré à proximité de leurs montagnes et comprit le sentiment qui partageait la jeune fille. Dans les villages reculés, rejoindre les Héros n'était pas perçu comme un acte de bravour, mais bien au contraire comme une trahison.
– C'est dingue ça ! Comment peut-on haïr les dragons à notre époque ! s'offusqua Ewa. Ca fait des décennies qu'on cohabite. Il serait peut-être temps qu'ils évoluent !
Tea baissa les yeux et se mit à rougir, honteuse.
– Et tu ne les as pas prévenus que tu partais ?
– Non, je ne préférais pas. Ils m'auraient empêchée de partir, ils n'auraient pas compris et... et il fallait que je vienne, ajouta-t-elle d'une toute petite voix.
Yuling suivait attentivement l'échange : cette fille devait être un des prodiges mentionnés par Dame Calwaën. Elle devait être particulièrement sensible à l'Appel pour avoir atteint Anyör en moins d'une semaine. Une boule d'angoisse lui noua le ventre. Pourquoi n'avait-elle rien entendu, elle ?
Un frisson lui parcourut l'échine quand sous ses yeux, un dragon aux couleurs sombres survola les gradins, coupant court à leur conversation. Il rasa la foule, ses griffes effleurèrent le sol, puis il déploya ses ailes magnifiques et d'un puissant battement, reprit de l'altitude. Séduit, le public s'embrasa tandis qu'il s'élevait dans le ciel. Le soleil révélait ses parures d'or et ses écailles lustrées ; perché sur son dos, son Héros levait les bras en un signe de victoire. Deux autres dragons s'élancèrent à leur tour et tourbillonnèrent au dessus de leurs têtes. Yuling se pencha pour les observer. Les yeux du public étaient rivés sur le ciel où l'un deux effectuait une pirouette. Des applaudissements retentirent, puis le second accéléra et se mit bientôt à tourner sur lui-même, à une vitesse vertigineuse.
– Whaaa, laissa échapper Ewa. J'avais déjà entendu parler de cette figure, mais je ne l'avais jamais vue en vrai !
– Comment il fait ça ? demanda Yuling, les yeux toujours rivés sur le dragon.
– C'est assez compliqué. J'ai lu dans un bouquin qu'il faut un sacré niveau pour que le dragon puisse faire du surplace en tournant comme ça...
Subjuguée, la jeune fille ne parvenait pas à décrocher son regard du dragon qui s'exécutait en plein vol. Elle repensa à son dragonneau et à sa mort si soudaine ; si les évènements s'étaient déroulés différemment, ne serait-il pas à ses côtés à l'heure qu'il est ? Elle resta un moment à l'observer, tandis que des acclamations et sifflements s'élevaient du public. Au dessus de la ville, les futurs prétendants au titre de vainqueur de la course des vents venaient soudainement d'apparaitre quand de brusques éclats de voix lui firent tourner la tête : Esia et Ewa se chamaillaient.
– C'est pas vrai ! Mon frère a été appelé il y a deux ans et je peux te citer les noms des meilleurs Maîtres de la Dragonnerie !
– Personne n'en sait rien... rétorqua Ewa, visiblement agacée de parler à cette fille qui ne comprenait rien.
–Tu as sans doute déjà entendu parler d'Argy Torrish ?
– Qui n'a jamais entendu parler de lui... marmonna Ewa entre ses dents.
– Argy Torrish... Ce nom me dit quelque chose, murmura Tea.
– Et comment ! C'est lui qui dirige la Dragonnerie d'Anyor : tous les Appelés rêveraient d'être dans sa classe !
– Il est vieux et moche, grogna Ewa.
– Mais il fait partie des meilleurs ! Et peu de Héros peuvent se vanter d'être à la tête d'une Dragonnerie.
Yuling dévisagea Esia, qui semblait plus attirée par la position du Maître que par ses compétences réelles. Elle devait faire partie de ces candidats dont lui avait parlé Dame Calwaën.
– Il ne serait pas le premier à avoir obtenu son titre autrement qu'en accomplissant des actes héroïques... fit remarquer Ewa en levant les yeux au ciel.
A ses mots, tous les regards se braquèrent sur elle et elle se sentit obligée de se justifier :
– C'est vrai, quoi ! Je vous parie tout ce que vous voulez que sa position joue en sa faveur...
– Mon frère est dans sa classe et de toute façon ça ne te regarde pas. Sinon, continua Esia, il y a toujours Maître Sylga et Dame Morgen. Mais bon, c'est déjà du moins haut de gamme. J'ai entendu dire que Maître Sylga s'était entiché de Dame Calwaën... Je dois avouer qu'il redescend dans mon estime.
– Dame Calwaën ? s'étrangla Ewa.
– Oui, Dame Calwaën. Tu t'appelles comment, déjà ?
– Ca ne te regarde pas, marmonna la jeune fille, vexée qu'elle ait oublié son prénom.
– Alors si tu veux un conseil : évite Dame Calwaën au même titre que Maître Onyo, sauf si tu souhaites finir en pâtée pour dragon !
– Mais bien sûr...
Ewa laissa échapper un soupir qui en disait long sur ce qu'elle pensait de cette fille tandis que Yuling commençait à douter. La jeune femme s'était montrée si avenante envers elle. Avait-elle eu tort de lui faire confiance ?
– Et tous ceux qui passeront le test deviendront des Héros ? demanda Yuling, soudain intriguée.
A sa question, la jeune fille laissa échapper un rire.
– Ca m'étonnerait, rétorqua Anna. Il n'y a pas assez de place à la Dragonnerie et la plupart vont se planter. En plus, pour pouvoir y rester, il faut qu'un dragon nous appelle. Donc si j'étais vous, je n'espèrerais pas trop, continua-t-elle, une pointe d'orgueil dans la voix. Personnellement, je m'entraine depuis deux ans pour ces épreuves. Je ne connaissais pas Argy Torrish avant aujourd'hui, mais il serait stupide de croire qu'entrer dans sa classe se fera les doigts dans le nez : seuls les meilleurs pourront choisir leur Maître.
Yuling comprenait mieux à présent pourquoi Ewa n'appréciait pas ces filles : les mots qui sortaient de leurs bouches visaient à décourager tous candidats. Mais le pire, c'était qu'elles avaient raison ; Yuling ne s'était pas entraînée pour les épreuves à avait de plus en plus le sentiment de ne pas avoir sa place ici. Elle n'avait pas entendu l'Appel, ne connaissait rien aux épreuves. Et même si elle réussissait, il lui faudrait choisir si elle souhaitait faire partie de la classe de Dame Calwaën, alors même que la jeune femme ne semblait pas faire l'unanimité. Ce détail la rendait triste.
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