52 - Oyl
– Deux apprentis, releva Orian Sylga en se servant une assiette fumante. C’est mieux que l’année dernière...
Dame Calwaën lui lança un regard méprisant, un de ceux qui la rendaient si farouche et dont elle seule avait le secret. C'était pour cette raison qu'il aimait la taquiner. Pour ces regards, pour cette fierté et cette indépendance qui la rendait si désirable à ses yeux.
Il l'avait toujours appréciée, et ce, depuis le premier jour de leur rencontre. Elle était d'Irsu, lui d'Anyor, ils s'étaient liés d'amitié au dortoir, avant même le passage du test d'aptitude. Après ce jour, ils ne s'étaient plus jamais quittés.
Durant son apprentissage à la Dragonnerie, Orian s'était montré doué. Son énorme dragon rouge, Solvar, éclipsait de loin les autres de par sa taille et sa férocité. Mais si lui s'était montré supérieur, Ella, elle, avait été l'excellence incarnée. A l’époque son magnifique dragon noir avait attisé bien des jalousies auprès de ses congénères. Et la jeune femme avait volé sur son dos comme une reine, le faisant littéralement danser dans le ciel.
Orian seul savait combien la gloire lui en avait coûté. Pendant cinq longues années, Ella s'était vouée corps et âme à son dragon. Elle avait été présente pour lui sans faillir.
De temps en temps, Orian et elle se retrouvaient sur le terrain d'entraînement et riaient alors des dernières trouvailles de leur dragon pour les faire tourner en bourrique. Ils ne manquaient jamais d'ingéniosité.
Ella avait été heureuse. Radieuse, même.
Jusqu'à ce fameux jour.
Son assiette en main, Orian quitta sa table pour aller s'installer à celle de la jeune femme.
– Va-t’en.
– Ella, Ella, Ella, soupira-t-il. Toujours aussi charmante à ce que je vois…
La jeune femme s'empara d’une miche de pain posée dans une corbeille et la mordit à pleines dents.
Orian esquissa un sourire, elle ressemblait à une enfant capricieuse qui relâchait sa frustration sur la seule chose qu'elle avait trouvé à portée de main.
A la mort de son dragon, Ella s’était totalement repliée sur elle-même. Puis au fil des mois, elle s’était construit une carapace, si épaisse que personne ne parvenait à la franchir. Parfois, la jeune femme lui adressait la parole. Mais durant ces courts échanges, elle s’en tenait à l’essentiel. Elle n’entrait pas dans les détails et la conversation finissait vite par les mettre tous deux mal à l'aise.
– Comment vont tes nouvelles recrues ? tenta-t-il, dans l'espoir de relancer la discussion.
La jeune femme hésita, puis un fin sourire éclaira enfin son visage, qui s'illumina comme par magie. Ce n'était qu'une pâle réplique du visage radieux qu'elle avait autrefois arboré, mais c'était tout de même mieux que rien. Ce visage qu'il avait tant chéri, il le savait, ne reviendrait pas ; l'innocence sur laquelle avaient été érigées ses plus belles expressions avait volé en éclat, définitivement.
– Très bien ! répondit-elle, sincère. Et les tiennes ?
Orian fit la moue, non pas que la jeune femme se préoccupait réellement de ce qu'il répondrait… Elle avait juste demandé par politesse.
– Quelques bons éléments, soupira-t-il. Ça devrait bien se passer. Du moins, si ma réputation tient le coup une année.
Ella lui adressa un regard interrogateur. Il hésita un instant, cherchant ses mots.
– Mmm... Tu sais combien certains apprentis peuvent changer après la fusion ? J'en ai un qui est devenu un véritable problème, avoua-t-il. Agressif, vicieux, il n'en manque pas une pour se faire remarquer. L'ambiance s'en fait ressentir. J'attends sa prochaine trouvaille en matière d'imbécillité. En attendant, je me suis déjà attiré les foudres de trois de nos confrères, dont Dame Morgen, qui n'a pas manqué de me signifier mon manque de professionnalisme comme Maître référent. Je pensais qu'on y échapperait cette année, mais il faut croire que non...
Il grimaça en repensant à cette vieille harpie qui s'était littéralement enflammée – elle était magicienne, eh oui ! – quand le fauteur de trouble l'avait traitée de vieille mégère. Ce qui en soi était plutôt bien trouvé...
Il se prit la tête entre les mains, fatigué. Cet énergumène lui donnait des migraines.
– J'espère seulement que les autres ne vont pas suivre son exemple...
Ella ne prit pas la peine de commenter. Perdue dans ses pensées, la fourchette à la main, elle mangeait en silence. Elle s'en fichait sûrement. Il se sentait tout à coup stupide. Stupide de lui avoir balancé ça comme ça, sans réfléchir, trop heureux qu'elle émette un soupçon de curiosité à son égard. Mais rien dans son comportement ou dans son expression ne laissait supposer que c’était le cas. Orian avait pourtant désiré cette conversation des mois durant, trop longtemps pour qu'elle se termine ainsi.
– Et toi, apparemment une de tes apprenties a fini sur les remparts ? Dame Morgen n'a pas manqué de rappeler à qui voulait l'entendre que c'était "inadmissible" toute la matinée...
– Mes deux apprenties ont fusionné la nuit dernière, et...
Elle se pencha au dessus de son assiette après avoir jeté quelques regards furtifs aux tables voisines pour s'assurer que personne ne leur prêtait attention. Le jeune homme ne put refréner le sentiment d'excitation qui le gagna.
– Un des dragons est doré, murmura-t-elle, pleine d'enthousiasme.
Doré !? Comment était-ce possible ? Cela faisait des années qu'un tel dragon n'avait plus vu le jour. Voila qui n'allait pas simplifier les choses avec le Dragonium. Ils allaient fourrer leur nez dans cette affaire, c'était certain.
– Et ce n'est pas tout, dit-elle en jetant à nouveau un coup d'œil par dessus son épaule. Le second est blanc.
La fourchette d'Orian se figea à mi-chemin entre l'assiette et sa bouche. Il fronça les sourcils, déconcerté. Blanc ? Avait-il mal entendu ?
– Les dragons blancs n'existent pas, rétorqua-t-il en se remémorant le bouquin duquel il tenait cette information.
– Eh bien je peux te certifier que si. Blanc. Vraiment blanc.
Le regard d'Ella était franc. Son attitude trahissait une certaine méfiance à l'encontre de ses confrères. Peut-être à juste titre, d'ailleurs. Dès qu'on apprendrait qu'un dragon blanc aurait vu le jour, il deviendrait l'objet de convoitise des plus fortunés. Il n'était même pas certain que le Dragonium ne se mêlerait pas à tout ça. Les dragons blancs n'existaient que dans les mythes. A l'inverse, de nombreux livres argumentaient qu'un tel dragon était contre nature. Qu'au cours de la genèse d'un dragon dans l'œuf, de telles particules ne pouvaient se synthétiser, du fait de leur nature. La Guilde des Alchimistes avait même tenu un regroupement scientifique à ce sujet.
– Le Dragonium est au courant ? demanda-t-il, soudain inquiet.
– Pas encore. Et dans la mesure du possible, j'aimerais qu'ils n'en sachent rien.
– A la vitesse où circulent les informations, ils seront au courant dans la journée...
Le visage de la jeune femme se rembrunit.
– Ça ne les regarde pas.
– Raison de plus pour qu'ils s'en mêlent, renchérit Orian. Est-ce qu'il ne vaut pas mieux que tu prennes les devants ?
Orian regretta immédiatement d'avoir insisté. Ella se referma. Évoquer l'institution référente avait tendance à réveiller sa colère. Il avala une bouchée et visa son verre, histoire de faire passer le tout. La jeune femme finit par reprendre la parole :
– Qu'elle soit blanche n'est pas le seul problème, continua-t-elle. Il y en a un autre, et de taille. Elle est assez... atypique. Pour commencer, elle est beaucoup plus petite que ses congénères au même âge. Et puis elle a des poils.
Orian, qui venait d'avaler de travers, fut soudain pris d'une violente quinte de toux. Plusieurs apprentis aux tables voisines se retournèrent. Il leur indiqua d'un signe de la main que tout allait bien avant de se pencher vers la jeune femme.
– Tu es sérieuse ?
– Très...
La jeune femme évitait son regard. Ce devait être une blague... Était-ce pour ça qu'ils étaient passé à côté des dragons blancs toutes ces années ? Il ne se souvenait pas d'avoir un jour lu un livre qui ait indiqué pareil détail. Depuis quand les dragons avaient-ils des poils ?
– Ça dépasse l'entendement... s'entendit-il grommeler.
– Si ça peut te rassurer, elle n'a pas son pareil en matière de caractère. Une vraie chipie. Elle a déjà attaqué à plusieurs reprises la dorée, qui fait pourtant cinq fois sa taille. Elle est d'une insatiable curiosité, en plus d'être téméraire. Si tu voyais...
Devant l'expression incrédule du jeune homme, Ella marqua une pause. Orian se sentit envahi d’une impression étrange. Celle de retrouver la jeune femme qu’il avait connue sans pour autant la reconnaître. Elle avait changé. Elle n’était plus l’apprentie qui avait chevauché à ses côté, mais Dame Calwaën, Maître à la Dragonnerie. Dame Calwaën, qui venait de prouver au royaume entier que sa place dans l'institution des dragonniers était légitime ; avec un dragon blanc et un doré sous son aile, son futur venait de prendre un tournant décisif.
Son regard se perdit vers les remparts, à travers les fenêtres. Il était heureux que les choses s'arrangent enfin pour elle. S’il avait été présent, Oyl aurait probablement partagé son sentiment, et un bref instant, il se demanda ce qu'aurait pu être leur vie si Solvar ne s'était pas blessé, ce jour-là. Aurait-il su la protéger ?
Son attention fut happée par les grands yeux noisette de la jeune femme assise en face de lui. Ella l'observait. Il la contempla longuement, puis finit par détourner le regard avant qu'elle ne s'aperçoive de quelque chose.
– J'ai cru comprendre que tu avais eu deux verts ? continua-elle.
– Deux verts, un rouge, et un noir aussi robuste qu’Oyl, ajouta-t-il.
Mais la remarque ne fut pas du goût de la jeune femme. Son regard se voila. Orian réalisa trop tard qu'il avait commis une erreur et s'excusa. Ella releva sur lui des yeux emplis d’une profonde tristesse et reposa sur la table ses couverts.
– Je suis désolé, vraiment...
Ses traits se crispèrent.
– Dis-le, dis-le que tu m'en veux ! rétorqua-t-elle, soudain agressive.
– Ella... excuse-moi, je ne voulais pas.
La jeune femme se leva du banc.
– Ella... dit-il en tendant la main vers elle, calme-toi...
– Comment est-ce que je pourrais ? On dirait que ça t’amuse, et la moitié des gens ici présents me détestent ! s’emporta-t-elle en désignant les autres tables du bras.
Un verre se brisa, les bavardages cessèrent brusquement. En une fraction de seconde, Dame Calwaën était devenue le centre d'attention du réfectoire et une cinquantaine de personnes la fixaient.
– Tu crois que je ne les entends pas quand ils parlent dans mon dos ? « Oh, c'est Ella Calwaën, elle a tué son dragon… », lâcha-t-elle d'une voix empreinte de sarcasme.
Une expression de dégoût se peignit sur son visage.
– Oui, Oyl est mort ! Et alors ? Je l'ai tué ! Je suis un monstre ! C'est ça que tu veux entendre ?
La rage lui vola ses larmes, l'émotion était trop forte pour qu'elle puisse les retenir. Son dragon était mort, il ne reviendrait plus et Orian venait de commettre une bourde. Il lui avait parlé et pour la première fois depuis longtemps, ils avaient pu échanger presque normalement. Il avait cru qu'elle était enfin parvenue à faire son deuil. Visiblement, il s'était trompé.
La jeune femme le fixa avec insistance, le visage rougit par la colère. Elle le détestait, c'était clair ; c’étaient ses mots, et non ses actes, qui avaient achevé son dragon. Le cœur glacé, elle s’en alla sans se retourner.
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