2 - L'avant-poste
L'hiver avait beau toucher à sa fin, il n'en restait pas moins rigoureux. Très vite, la veste de Mees ne suffit plus et Yuling grelotta en tentant de gagner le couvert des arbres. N'était-elle pas en train de commettre une folie ? La voix de son frère résonnait en elle, grave et intransigeante :
Avance !
En pénétrant dans la forêt, elle eut la sensation d'entrer dans un nouveau monde ; les pins tapissaient le sous-bois d'épines, il y faisait sombre, froid aussi, mais les bruits s’étaient tus et elle se retrouva très vite enveloppée d’un mélange d’odeurs boisées et de résine. Etrangement, elle se sentait accueillie même si un vent glacial s’engouffrait sous ses habits, la frigorifiant jusqu'à la moëlle.
Ressaisie-toi, Yuling.
Il y avait un chemin, plus loin, qui permettait de rejoindre l'avant-poste ; elle avait suffisamment suivi Mees pour le connaître par cœur. Deux heures de marche et elle y serait. Deux heures, si elle ne sombrait pas avant.
Quand la température baissait dangereusement, Mees lui disait souvent de rester en mouvement, alors elle s’activa. D'ailleurs à la réflexion, son frère avait toujours eu des habitudes étranges ; il lui était arrivé plus d'une fois de partir un matin pour ne réapparaitre que bien des jours plus tard. Personne ne savait où il allait. Juste qu’il passait par l’avant-poste puis s’enfonçait dans la forêt pour gagner les montagnes. Ses excursions avaient le don de mettre leur père hors de lui. Heureusement, il réapparaissait toujours à temps pour essuyer son humeur massacrante, et Yuling se réfugiait dans sa chambre pour ne plus entendre les cris. Jusqu’à ce qu’il ne disparaisse pour de bon… et qu’elle se retrouve seule à devoir faire face aux fureurs de leur père.
Yuling chassa ces pensées de son esprit. Elle était partie, ce n'était pas pour se noyer dans ses souvenirs.
L'avant-poste. Penser à l'avant-poste.
Pendant un moment, elle tergiversa entre les arbres, son corps ne répondant plus de rien. Ses membres s’endormaient, empoisonnés par la morsure du froid. Le sol était gelé, la glace épousait jusqu’aux troncs des arbres qui luttaient pour échapper à son baiser mortel. A cette saison, il n’était pas rare que les températures chutent drastiquement tant des courants d’air glacés dévalaient la montagne et coupaient du monde la vallée, la plongeant dans la brume.
La voix de Mees résonnait autour d’elle, de partout, la pressant d'avancer. Elle avait manqué de prudence, disait-elle. Elle s’en était allée sur un coup de tête ! Sauf que Mees n'était pas là. Que ses sens lui jouaient des tours. Qu’il était impossible qu’un souvenir ressurgisse de nulle part. Et ses larmes coulaient sur ses joues. Des larmes de tristesse et de peur, de solitude aussi, alors qu’elle se retrouvait seule au milieu de la forêt. Qu’avait-elle fait ? Pourquoi était-elle partie ? C'était de sa faute si elle se retrouvait dans ces bois !
Une source de lumière perdue entre les buissons la rappela à la réalité. Un instant, elle lui parut irréelle, puis Yuling finit par réaliser qu'elle avait atteint l'avant-poste.
Approche.
Elle repoussa les feuilles, hésitante, et sentit son cœur se serrer. On avait profané l'avant-poste. Personne ne venait jamais ici en hiver, alors pourquoi ? Son journal ! La panique la gagna alors qu’elle réfléchissait à toute vitesse.
Approche.
Demi-tour. Elle devait faire demi-tour…
« Prends le temps de te poser et d'analyser la situation, » disait Mees.
Arrête, tu n'es même pas là ! Tu n'es jamais là ! La dernière fois aussi quand ils s'engueulaient, t’étais pas là. Tu m'as abandonnée !
La rage lui arracha des larmes de colère. C’était toujours quand elle avait le plus besoin de lui que son manque se faisait ressentir.
De toute façon, avait-elle le choix ? Elle sécha ses larmes d'un revers de manche, résignée. Il ne méritait pas qu’elle soit triste pour lui. Ni lui ni personne.
Le sous-bois était imprégné d’odeurs étranges. L’air y était humide, chargé ; des volutes opaques stagnaient à mi-hauteur entre les arbres et le sol, savant mélange d’alchimie et de magie. Intriguée, Yuling remarqua à travers la pénombre les murs de la bâtisse qui avaient été consolidés. Et derrière les fenêtres, la présence de fioles, d’alambiques, de béchers et pipettes. Quelqu’un s’était emparé des lieux. Quelqu’un d’érudit, comme dans les récits de Mees. Quelqu’un qui maitrisait l’alchimie, et ça, ça changeait tout.
Yuling se mordit la lèvre, soudain emprise au doute. Allait-elle pouvoir dormir au chaud ?
Elle eut à peine le temps d’y penser qu’un violent fracas la tira de sa torpeur : la porte s’ouvrit sur un nuage de fumée duquel s’échappa un homme d’un certain âge. Il toussa, pesta, puis reprit péniblement son souffle. Yuling se tassa un peu plus derrière les buissons. Qu’est-ce qu’il faisait ici en plein milieu des bois avec tout son attirail ?
Elle devait faire demi-tour, s’en aller pendant qu’il en était encore temps. Yuling avisa les ténèbres derrière elle. L’obscurité glaciale qui s’étendait dans la nuit. La mort qui lui tendait les bras. Jamais Mees ne lui pardonnerait…
Elle observa le vieil homme réajuster ses lunettes, perdue dans ses pensées, quand celui-ci sembla remarquer sa présence.
– Je peux vous aider, jeune fille ?
L’homme approcha en tenant dans sa main une pipette. Dans l’autre, une page à moitié arrachée. Quelques touffes de cheveux éparses dansaient sur son front tandis qu’elle le dévisageait, pétrifiée.
– Je... heu... non merci, s’entendit-elle bafouiller.
Réfléchis, Yuling. Réfléchis !
L’homme jeta un coup d’œil au couvert des arbres et fronça les sourcils, embêté.
– Ce qui se passe est bien fâcheux. On dirait que je me fais vieux et que dès le départ nos chemins étaient amenés à se croiser. Voyez-vous… Quelle est la probabilité pour qu'une jeune fille comme vous se perde en pleine forêt, un soir d'hiver, et croise le chemin d'un vieillard qui n'aurait pas dû se trouver là ?
Là, elle était carrément flippée.
– Je... ne suis pas perdue, se défendit-elle.
– La vie nous réserve parfois bien des surprises, n'est-ce pas ? Enfin, les disputes ne laissent jamais aux gens le temps de se préparer.
Si le froid n'avait pas été en train de la glacer jusqu'aux os, elle aurait juré devenir folle. Pourquoi avait-elle l'impression qu'il faisait référence à ce qui s'était passé chez elle ?
– Rassurez-vous, je ne vous veux aucun mal.
Bon sang !
– Vous connaissez mes parents ? demanda-je, mal à l'aise.
– Mmm... Il serait plus exact de dire que je sais qui ils sont, bien que je ne sois pas certain de les connaître.
Comme s’il venait soudain de se remémorer ce qu’il était en train de faire avant qu’elle ne l’interrompe, il jeta un œil contenu de son éprouvette et retourna à l’intérieur fouiller dans ses affaires. Un bruit de verre brisé s'échappa par la porte, suivi de nouveaux jurons. Yuling se pencha, curieuse. Le vieil homme finit par revenir avec à la main, le cahier grossièrement relié qui lui servait de journal.
– J'imagine qu'il est à vous ? dit-il.
Yuling se décomposa. Elle avait soudain l'impression que le monde entier venait de s’effondrer. Devait-elle s'inquiéter du fait qu'il ait pu le lire ou valait-il mieux agir comme s'il ne lui appartenait pas ?
Comme s'il lisait dans ses pensées, il laissa échapper un petit rire :
– Ce qu'il y a à savoir est inscrit sur votre visage, jeune fille.
– Donc vous ne l'avez pas lu...
– En effet. Je pense qu’il y a des secrets qu'il vaut mieux laisser là où on les a déposés.
Elle n’était pas sûre de comprendre ce qu'il voulait dire par là. Ses phrases lui semblaient obscures, comme si elle était censée comprendre de quoi il en retournait. Yuling sortit du bosquet et avança timidement. L'homme, qui était moins grand qu'il n'y paraissait, lui tendit de bonne grâce le journal, qu’elle récupéra, soulagée. Pendant des mois, elle s'était rendue à l’avant-poste où elle avait noirci les pages de tout ce qui la préoccupait. Il renfermait son passé, sa douleur. Et même si elle avait parfois souhaité s'en débarrasser, il représentait une partie d'elle-même.
– Pour une fois, on dirait que j'ai bien fait les choses, soupira le vieil homme. Venez, suivez-moi.
La jeune fille hésita, puis en le voyant s'éloigner dans les bois, lui emboita le pas un peu malgré elle. Avait-elle réellement le choix ? Elle n'allait pas le laisser planté là, et elle n'avait pas d'autre plan pour passer la nuit, même si elle se jura intérieurement de ne pas fermer l'œil. Mees lui avait trop répété de se montrer prudente pour qu'elle oublie ses conseils au moment opportun. Elle avait tout de même le sentiment de pouvoir lui faire confiance. Après tout, il lui avait rendu son journal.
Le chemin s'écarta rapidement de l'avant-poste pour les mener à travers bois. De là, ils longèrent la lisière d'une clairière dont elle n'avait jamais entendu parler, pas même dans les plus beaux récits de Mees. Dans cet espace coupé du monde, les hautes herbes figées par une couche de givre scintillaient sous les pâles rayons de lune ; elles s'agitaient sous la brise en une danse folle, libérant dans l'air de fins cristaux de glace.
Yuling marqua un temps de pause, ébahie par la poésie de l'instant ; jamais elle n'avait observé pareil phénomène.
– C'est magnifique, n'est-ce pas ?
Se rendant compte qu'elle était restée muette, elle finit par bafouiller quelques mots :
– Je... euh... oui...
– Savez-vous où mène cette clairière ? demanda-t-il.
Son expression s'était teinte de nostalgie et il fixait l'autre côté de la clairière, le regard perdu dans le vide. Yuling secoua la tête. Elle était persuadée que même son frère n'en savait rien ; Mees n'aurait pas manqué lui parler d'un tel endroit. Il aimait toujours raconter ses excursions, plus encore quand celles-ci le marquaient. Dans ces moments-là, le manque se faisait d'autant plus ressentir.
– Cette clairière n'a pas de sentier, mais elle a bien une destination. L'inconnu. L'avenir. Il n'appartient qu'à vous de la traverser et elle vous mènera là où vous devez aller.
La jeune fille regarda le vieil homme en fronçant les sourcils. Puis elle se tourna vers la forêt qui ne lui était jamais apparu aussi grande. Elle comprenait à travers ses mots qu'elle n'avait qu'un pas à faire, qu'une décision à prendre, pour voir son avenir changer.
– Suis-je obligée de choisir ? demanda-t-elle, paralysée à l'idée de se retrouver à nouveau seule en pleine forêt au milieu de la nuit.
Pourquoi l'écoutes-tu ? Il est fou ! Une personne saine d'esprit ne te demanderait jamais de quitter l'avant-poste par un temps pareil !
Le vieil homme rit de bon cœur.
– Vous n'êtes obligée à rien. Les décisions que vous prendrez ne vous apporteront pas nécessairement les réponses que vous cherchez, mais elles feront bouger votre monde.
Le ton de sa voix était posé, bienveillant.
Approche.
Yuling marqua un temps d'hésitation et observa une nouvelle fois la clairière qui s'étendait devant elle. Devait-elle écouter son instinct ? N'était-il pas plus raisonnable de faire demi-tour ? Elle qui songeait encore, plus tôt, à s'engager pour le royaume... Et si l'avenir se présentait réellement devant elle ? Et si c'était là l'unique chance de changer son destin ?
Approche.
Assumerait-elle seulement de retrouver ses parents ?
Approche.
Supporterait-elle encore leurs disputes ?
Approche.
La jeune fille inspira profondément. La seule pensée de Mees suffisait à faire tomber toutes ses croyances : et si c'était là l'unique chance de le retrouver ?
Un feu brûlant dévora ses entrailles. Cette même fureur qui l'avait guidée hors de chez elle et qui s'appliquait à la consumer. Elle regarda une nouvelle fois la clairière, ce paysage éphémère qui ne tendait qu'à l'accueillir : son choix était fait.
Avec un pincement au cœur, elle sourit au vieil homme. Elle n'eut pas à prononcer le moindre mot, celui-ci avait déjà compris. En silence, il s'approcha et chercha dans ses poches pour en sortir une petite sacoche de cuir fermée par un cordon qu'il lui tendit :
– Tenez, vous en aurez besoin.
La jeune fille hésita mais le vieil homme insista en attrapant ses mains pour qu'elle s'en saisisse. Puis, le regard triste, il recula de quelques pas, presque las.
– Au revoir, Yuling, l'entendit-elle murmurer.
Ses yeux brillaient d'une profondeur surprenante.
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