7 - Lunian (1/2)

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 Il était tard. La pleine lune filtrait à travers les carreaux du château d’Omont et même le plus vaillants des enfants, la chandelle soufflée, someillait au pays des rêves. Pourtant, c'était à cette heure-là que les bouches se déliaient, répendant au delà des murs castrateurs les secrets les mieux gardés du royaume. Quiconque aurait tenu à la vie ne se serait pas aventuré en dehors de ses quartiers sans s'être assuré, auparavant, de sa propre sécurité.

 Mais Maya était différente. Arpenter les couloirs en pleine nuit était devenu son quotidien. Elle avait foulé ces dalles tant de fois qu'il lui suffisait de sentir la pierre polie sous ses pieds pour se situer entre les murs ; les raccourcis ou les détours qu'elle empruntait à longueur de temps ne recelaient plus le moindre secret : elle avait fait du château sa demeure, et avait une mission à accomplir.

 Telle une ombre furtive, elle se faufila le long du couloir du second étage tout en se faisant la réflexion qu'elle aurait mieux fait de choisir un autre soir. La pleine lune projetait sa silhouette contre la pierre et si quelqu’un surgissait sans prévenir, il lui serait difficile de justifier sa présence. Mais il était trop tard pour faire demi-tour.

 Elle bifurqua à droite au bout du couloir, peu avant l’escalier principal, puis repéra la porte délabrée, oubliée de tous, agencée dans le mur, et s’y faufila en silence. Un long chemin sinueux la conduisit dans les sous-sols du château, qu’elle suivit, une main posée sur la pierre humide pour ne pas se cogner. Les murs suintaient d’une eau vaseuse. L’air moite, désagréablement chargé en particules de moisissure, s’infiltrait dans ses poumons à chaque inspiration. La peur au ventre, elle espéra presque tomber sur un assassin. Au moins sa mort aurait été fulgurante, silencieuse, et en un sens préférable. Non. Le sentiment qui l'animait était plus profond, comme ancrée dans son corps à chacun de ses mouvements : ce qu'elle redoutait était bien pire que la mort.

Nous avons trouvé le dragon blanc, l'avait-il informée, trois jours plus tôt. Son cerveau s'était brusquement vidé, comme enclin à la folie. Elle avait observé ses lèvres se rapprocher de son oreille, se mouvoir en un sourire satisfait : Maya, gentille Maya… Elle sentait encore son souffle chaud ricocher contre sa joue. Nous avons un travail pour toi… Il était près. Si près. Sa présence suffisait à la glacer d’effroi. Les poils de son corps s'étaient hérissés. Déglutir était devenu difficile, esquisser le moindre geste l'avait rendue fragile, vulnérable. Maya… Un frisson la parcourut. Les mots s’effaçaient à mesure qu’elle les entendait. Il l’avait effleurée du bout des doigts. Du bout des ongles, qu’il avait lentement laissés glisser jusqu’à sa poitrine. Tu aimerais bien en savoir davantage, n’est-ce pas ? En une question, il avait retenu son intérêt. Elle avait relevé la tête. Trop tôt pour qu’il l’ignore, trop tard pour qu’elle puisse nier. Son visage s’était alors fendu d’un sourire carnassier : Maya… quelle mauvaise élève tu fais… Et d'une phrase, l'avait anéantie. Dérobe le sceau royal, et tu trouveras ce que tu cherches. Mais surtout, pas de magie.

 Elle jeta un regard dans son dos pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. Ses jambes tremblaient, son cœur palpitait. L’obscurité affûtait ses sens autant que son imagination. Puis sur le qui vive, grimpa discrètement l'escalier qui menait au quatrième étage. Le choix était simple : il ne se résumait qu'à elle, qu’à ce qu’elle se savait capable d’endurer pour parvenir à ses fins. Elle obéissait, tout en sachant que cette mission servirait son propre dessein.

 La porte qui se dessinait devant elle donnait directement sur le couloir. En silence, elle poussa doucement le chambranle qui rebuta à s'ouvrir dans un grincement sinistre. Personne. La voie était libre. Rien d'étonnant à une heure si tardive. La lune baignait le couloir de lueurs argentées. Maya s'élança vers l'escalier qui menait au cinquième étage.

 Rodrig le Treize avait veillé à ce que ses appartements soient difficiles d'accès, sûrement pour mieux se protéger en cas d'intrusion. Il avait pour cela placé des gardes à chaque étage. Mais ce détail ne l'arrêterait pas. Elle devait réussir cette mission, elle n'avait pas le choix.

 Arrivée sur le palier, elle se dissimula contre le mur pour reprendre son souffle. Les gardes attendaient à leur poste, immobiles. Elle se pencha brièvement, mais dans la pénombre, ne put distinguer s'ils étaient éveillés ou non. Et elle devait détourner leur attention pour gagner la chambre du roi. Le coeur battant à tout rompre, elle glissa la main dans sa poche et en sortit un caillou.

C’est maintenant qu’on va s’amuser, pensa-t-elle en jetant la pierre en contrebas.

 Ce soir, elle attraperait la mort. À moins que ce ne fut elle qui l’atteignît la première, d’un coup de dague proprement placé entre les omoplates.

 Le caillou ricocha et Maya, la gorge serrée, entendit le cliquetis d'une armure se rapprocher. Ils l'avaient entendue. Il ne restait plus qu'à espérer qu'ils ne tourneraient pas la tête dans sa direction. Elle ne voulait pas avoir à faire couler le sang. Mais le garde se contenta de jeter un oeil en contrebas, dans l'escalier, et fit demi-tour.

 Très lentement, elle jeta alors une nouvelle pierre. Cette fois, il fut plus réactif et se rua sur le pallier :

 – T'as entendu ?

 – Ouais. Un rat, probablement.

 – Un très gros rat... Et je ne veux pas risquer de perdre mon poste à cause de toi.

 – Tu peux aller voir si tu veux, moi je reste ici.

 Le garde descendit une marche, une autre, hésita.

 – T'as peut-être raison... fit-il en remontant.

 Maya serra les dents. Elle ne pouvait se permettre d’échouer et elle n'aurait pas de seconde chance. Chaque minute passée dans les couloirs augmentait le risque qu'on la surprenne. Il fallait qu'elle songe à un plan, et vite ! Les yeux fermés, elle réfléchit à toute vitesse : il suffisait peut-être juste d'insister. Ou alors...

Désolée, murmura-t-elle intérieurement.

 Concentrée, elle laissa progressivement ralentir les battements de son coeur jusqu'à le sentir cogner comme un tambour contre ses tempes. Son corps entier fonctionnait au ralenti. Sa perception de l'espace s'acrut. Chaque détail se discerna bientôt avec une précision déconcertante, tandis que l'air autour d'elle s'était mis à crépiter d'invisibles étincelles qui s'organisèrent peu à peu en de larges courants à mesure que sa vision s'éveillait.

 Dans son esprit, sa dragonne gémit.

 Parcourir le flux était toujours enivrant, et on se laissait très vite porter par les courants, quitte à s'oublier et à se perdre dans des limbes obscures. Pour ça, elle devait rester consciente, ne pas se disperser, conserver l'équilibre. Lentement, elle leva le bras et laissa les étoiles s'enrouler autour d'elle. Puis une fois qu'elle eût apprivoisé le flux, et qu'il l'eût apprivoisé, elle, la jeune femme ferma les yeux et le laissa emporter.

 Son esprit s'envola immédiatement jusqu'aux étages supérieurs, dansa, virevolta, tandis que profondemment enfouie en elle, sa dragonne s'accrochait désespéremment au lien qui les unissait. Elle était allée trop loin, trop vite, et une douleur lancinante lui comprimait la poitrine. L'air venait à manquer.

 Maya tenta alors de reprendre le contrôle : c'était une chose de s'unir au flux, une autre de contenir les énergies qui le régissait. Elle focalisa son attention sur l'étage inférieur, se laissa glisser mentalement. Puis lorsqu'elle atteignit la première fenêtre, d'un souffle intérieur, propulsa son esprit. Le verre se brisa, le fracas retentit jusque loin dans la nuit.

 – Mais qu'est-ce que c'est que ce bazar ! s'énerva le soldat. On ne peut jamais être tranquille, il faut toujours qu'un...

 – ... gros rat vienne te déranger dans ton sommeil, termina le second. Je vais vérifier.

 Tous deux descendirent les marches sans un semblant de discrétion : leurs armures faisaient un tel vacarme qu'ils manquèrent réveiller tout l'étage, ce qui n'allait pas tarder. Maya se mordit la lèvre et s’élança sans attendre dans le couloir. Ses gestes se firent hésitants, ses doigts tremblaient d'angoisse. Elle suivit le mur à tatons, chercha la porte du seigneur. Remarqua deux autres gardes qui, alertés par le vacarme, s'agitaient. La mission se corsait.

 Elle s’accroupit rapidement dans un coin et sortit de sa poche le petit objet rond en métal doré qu’elle y avait glissé plus tôt dans la soirée. La tête froide et incurvée du flacon glissa dans sa paume, dévoilant une ampoule de verre remplie d’un liquide rouge. Elle releva l’étoffe noire enroulée autour de son cou de manière à se protéger le visage et ferma les yeux. Son cœur battait à tout rompre. Sa propre respiration l’affolait.

Ils reviennent, l’avertit sa dragonne.

 Maya se crispa et se cala un peu plus dans son coin. Les deux gardes reprirent leur place sur le palier du cinquième étage, quand soudain, elle entendit des pas en provenance des appartements de Rodrig. Un de leurs confrères se dirigeait vers eux. Il passa devant elle, la frôla presque. Dans un cauchemar, Maya le vit se retourner. Il avait sentit sa présence. Elle déglutit en silence, retint son souffle et ferma les yeux de toutes ses forces. Le garde hésita, puis rejoignit finalement le pallier.

 – Combien de fois devrai-je vous répéter de ne pas quitter votre poste ? les sermona-t-il d’une voix grave.

 – Une vitre a été brisée à l'étage inférieur.

 – Une vitre ? Les vitres ne se brisent pas en pleine nuit, fit-il soudain remarquer.

 Au ton de sa voix, Maya frissonna. Lentement, l’attention du garde se reporta sur elle. Ou plutôt, sur l’endroit où, quelques secondes plus tôt, il avait senti sa présence. Elle hoqueta. Son cœur manqua un battement quand en une fraction de seconde, il s’élança dans sa direction. Maya bondit au milieu du couloir. Le garde la manqua de justesse mais déjà les trois autres fonçaient sur elle. La main serrée sur l’ampoule, elle courut vers les appartements de Rodrig. Il fallait à tout prix qu’elle s’en rapproche, même si cela signifiait s’offrir à ces chiens !

 La main du garde la saisit à l’épaule avant qu'elle n'atteigne la porte.

 – Laissez…

 Dans un geste brusque, il la tira violement vers lui et la jeta au sol. La dalle glacée l'accueillit sans ménage. Elle gémit lorsque ses côtes craquèrent sous l'effet de l'impact. Son esprit s’affola. Ses mains tâtonnèrent dans la pénombre avec maladresse tandis qu’on l’attrapait par les cheveux. Apeurée, la jeune femme se figea. Le garde se pencha sur elle en ricanant :

 – Alors comme ça, tu as cru que tu pourrais nous échapper…

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