27 - Course Poursuite
Lorsque Solrik atteignit le campement, la plupart des membres du groupe somnolaient. Les deux qui l'avaient suivis dans les bois n'étaient pas réapparu ; seuls restaient éveillés près du brasier deux jeunes apprentis qui bavardaient plus qu'ils ne montaient la garde.
– Aria lui a botté les fesses, murmura le plus jeune. Il a fallu à peine une minute à ce qu'un dragon ne le ramène à la ville. Ils nous surveillent.
Sans bruit, Solrik se glissa à l'ombre des arbres et indiqua à Yuling un sac posé à l'écart. Yuling secoua la tête en désignant la jeune fille qui dormait à deux pas de là. Trop risqué, elle pouvait se réveiller à tout moment.
– Tu te souviens du garde qu'on a aperçu plus tôt dans la forêt ? continua l'un des candidats. Son dragon n'avait pas d'ailes. J'espère que je ne serai pas cantonné à la garde à pied, ça me tuerait de ne pas pouvoir voler.
– Il parait qu'il est difficile d'avoir un dragon puissant, et que quand ça arrive, la moitié du temps le Maître finit dévoré car il incapable de le contrôler.
Yuling ravala un hoquet de stupeur tandis que de l'autre côté du campement, Solrik lui faisait signe de le rejoindre. Dévorée par son dragon ? Comment ça pouvait arriver ? Et pourquoi voulait-il qu'elle le rejoigne ? L'œuf collé contre la poitrine, elle se releva doucement et contourna le foyer sans perdre une miette de la discussion. Le fil luminescent qui les reliait s'étira. Elle repéra le garçon entre les arbres ; l'œuf auquel il avait choisi de se consacrer dépassait très légèrement d'une veste en cuir fourré noir, probablement laissée à proximité pour le conserver au chaud.
Solrik se rapprocha en silence afin de ne pas alerter les gardes mais les flammes qui vacillaient sous l'effet du vent s'agitèrent soudain.
– Un intrus... ! hurla le plus âgé des deux qui venait de le repérer.
Il se leva d'un coup. Le camp plongea dans le chaos ; les candidats émergèrent à moitié endormis en se demandant la raison de ce soudain rafut. Juste avant qu'il n'arrive sur lui, Solrik récupéra l'œuf en vitesse et partit en courant.
Un autre garçon à peu près aussi âgé qu'elle se rua dans sa direction. Prise d'un réflexe, Yuling se lança à toute vitesse entre les arbres. Elle ne prit ni la peine de regarder derrière elle, ni celle de vérifier où se trouvait son partenaire. Les voix de ses poursuivants suffisaient à lui indiquer leur position.
Yör, Mees, aidez-moi... ! pria-t-elle en son fort intérieur.
Ils étaient deux et soufflaient comme des dragons à l'agonie. Elle n'allait jamais s'en sortir ! Haletante, elle courut à en perdre le nord. L'air lui brûlait la trachée. Ses jambes hurlaient de douleur. Son corps entier lui criait de ralentir mais elle ne pouvait se résoudre à se laisser rattraper. Elle avait le cerveau en ébullition. Serré contre elle, l'œuf l'empêchait de respirer.
La rivière... La rivière ! Mais où se trouvait cette fichue rivière ? Elle était partie si vite qu'elle n'avait pas été attentive. Un violent coup de vent la précipita en avant, lui faisant perdre l'équilibre. Elle se rattrapa dans un juron et jeta un œil par dessus son épaule. L'un des garçons la talonnait et semblait user de la magie. Perspicace, il s'appliquait déjà à façonner une nouvelle boule entre ses doigts.
Yuling sentit la rage hurler en elle. Ce n'était pas vrai ! Comment s'était-elle foutue dans ce pétrin ! Éreintée, elle chercha à se débarrasser de lui en slalomant entre les arbres. A ce rythme, elle finirait perdue avant d'avoir atteint la Dragonnerie. Ou morte sans que personne ne se soucie de son sort.
A son poignet, le fil s'était mis à briller d'une lueur opalescente. Il semblait s'étirer si loin qu'elle se demandait s'il n'allait pas finir par se rompre. Les poumons en feu, elle tenta de calmer les battements de son cœur en cherchant une solution, puis finit par se rendre à l'évidence : ils ne la laisseraient filer.
– Mees, pourquoi tu n'es jamais là quand on a besoin de toi ? haleta-t-elle.
Un coup de vent la bouscula à nouveau, lui arrachant un haut le cœur tandis qu'elle plongeait tout droit contre un tronc. De justesse, elle tendit le bras, l'évita, puis reprit de la vitesse. Elle devait coûte que coûte rejoindre la Dragonnerie.
Échouer n'est pas une option, échouer n'est pas une option, échouer n'est pas une option...
Peu à peu, sa tête se vida. Elle chassa tous ses soucis, éclipsa d'une pensée ses opposants. Ne restait plus que cette unique pensée qui s'inscrivait dans son esprit comme le but à atteindre : la Dragonnerie, son dragon.
La Dragonnerie.
Son dragon.
Ses jambes accélérèrent, sa vision se brouilla. Les arbres défilèrent sans qu'elle ne parvienne à définir leurs contours. Son sang se mit à pulser si rapidement qu'elle le sentit palpiter jusque dans le bout de ses doigts. L'adrénaline, l'envie, le désir. Propulsée par ses sens, Yuling courut si vite que le monde s'effaça. Seule la poussière s'engouffrant dans ses poumons lui permit de garder pied avec la réalité.
Ce fut l'écho de la rivière qui la réveilla de sa transe. D'abord comme un murmure, puis comme un souvenir qui enfla, l'appela.
Solrik !
Elle s'arrêta net peu avant de rejoindre la rive. Penchée sur les cailloux, là où l'eau peu profonde clapotait le long des berges, elle s'affala à genoux et reprit son souffle. Puis, semblant reprendre ses esprits, se retourna et chercha ses assaillants du regard. Aucun son, aucune trace. Seul le remous de l'eau fendait le silence de la nuit. Que s'était-il passé ?
Prise d'un spasme, elle se tint le ventre tant ce dernier la faisait souffrir. Elle grimaça en se relevant ; sa tête se mit à tourner, elle vomit sa salive et dut se rasseoir le temps que ça lui passe. Le lien qui la reliait à Solrik avait viré au rouge. Était-ce à cause d'elle ? Etait-ce la cause de son mal ? Ou pire... était-il en danger ? Mort ? Elle ne comprenait pas et personne n'avait cru bon de leur apporter les explications nécessaires au déchiffrage de cette étrange magie...
Ce qu'elle comprenait, en revanche, c'était que son corps avait atteint sa limite. Lasse, elle se laissa aller dans l'herbe et contempla son œuf, à ses côtés, puis observa le ciel dégagé constellé de millier d'étoiles. Solrik s'en était-il sorti ? Deviendrait-elle Maître-dragon ?
Le son du tambour résonna au cœur de la nuit, profond, puissant. Yuling sentit alors la boule qui lui nouait la gorge depuis deux jours se dissiper.
– Mees, murmura-t-elle tout bas, je crois que j'ai réussi. Que nous avons réussi.
***
Une goutte s'écrasa sur son visage. Suivie d'une autre. Puis d'une autre, encore. Yuling grogna d'une voix si rauque qu'elle peina à la reconnaître. Les paupières collées par la fatigue, elle dut cligner plusieurs fois des yeux pour obtenir une image floue. Elle se redressa alors en gémissant, profondément meurtrie par sa course poursuite dans les bois. Qu'est-ce que...
Le tambour qui résonna fit vibrer le sol.
Elle se frotta les yeux, chercha Solrik du regard, sans le trouver.
L'œuf !
Elle hoqueta de stupeur, avant de constater soulagée que celui-ci n'avait pas bougé d'un poil. Qu'est-ce qui lui avait pris de s'endormir au milieu de nulle part ? Elle avait vraiment eu de la chance, sur ce coup-là.
Le ciel était gris. De lourds nuages s'amoncelaient au-dessus de sa tête. Éreintée, elle soupira bruyamment et malgré les consignes énoncées la veille, décida de suivre le fil qui la reliait à son partenaire. De toute façon, elle ne pouvait pas se présenter seule aux portes de la Dragonnerie. Et au moins, si celui-ci se trouvait en mauvais état, elle pourrait se vanter de lui avoir sauvé la vie...
L'œuf calé dans ses bras, elle traversa les bois guidée par l'envie d'en finir rapidement. Au cours de la nuit, le lien avait retrouvé sa teinte d'origine et semblait se détendre à mesure qu'elle se rapprochait de son partenaire. Elle se laissa porter par son instinct, traversa les bois de plus en plus vite sans vraiment se préoccuper des autres candidats. Quand un son lui parvenait, elle se mettait à courir jusqu'à ce que les bruits naturels du sous-bois reprennent leurs droits ; et bientôt, elle toucha au but.
Elle le repéra au loin bien avant de réaliser son état. Sa silhouette, adossée contre un tronc d'arbre, lui paraissait affaiblie. Ses habits dépassaient nonchalamment si bien que n'importe qui aurait pu le repérer à des lieux. Elle se précipita vers lui en l'appelant ; pas de réponse. Ce ne fut qu'une fois à ses côtés qu'elle constata avec effroi combien son état était inquiétant. Le souffle rauque, il semblait puiser tant d'énergie pour respirer que son cœur menaçait de lâcher. Elle pressa alors une main sur son front, l'autre sur le sien pour vérifier sa propre température ; il était brûlant. Ce ne fut qu'en se penchant qu'elle remarqua son bras plein de sang replié contre lui et au creux de celui-ci, un œuf.
Il avait récupérer un œuf ! Mais à quel prix...
Sa poitrine se serra. Elle n'avait pas voulu ça. Pas même pour un dragon, pensa-t-elle. Devaient-ils en arriver à de tels extrêmes pour voir leur rêve réalisé ? Elle ferma les yeux et secoua la tête. C'était du gâchis. Un véritable gâchis.
Les humains ne valent pas mieux que les dragons, Yör. Mais cet humain vaut probablement plus que le destin qui se profile pour lui en cet instant.
Résignée, Yuling fourra son propre œuf dans le sac qu'avait récupéré Solrik et noua le tout à sa taille. Puis, rassemblant le peu de force qu'il lui restait, elle passa un bras sous son épaule et le fit basculer sur son dos. Le poids la fit chanceler, mais il était hors de question qu'elle l'abandonne ici !
– Pour quelqu'un qui n'a rien bouffé depuis trois jours, t'es sacrément lourd, grogna-t-elle.
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