46 - Le Salorium (à réécrire)
Le Salorium où elle se rendirent pour prendre leur repas se trouvait au sommet du bâtiment principal. Elles grimpèrent un large escalier qui déboucha sur une salle en pierre, chauffée par trois feu de cheminée, meublée de tables en bois autour desquelles se restauraient Maîtres et apprentis.
L'espace était lumineux ; le soleil se déversait par les fenêtres jusqu'au sol et la pièce était grande, mais le plus incroyable, c'était ces verrières sur le mur du fond et sur une partie du plafond, qui permettaient aux élèves de se rassasier en observant les dragons atterrir sur les remparts. Lorsqu'ils revenaient d'un long courrier, on les nourrissait directement à l'arrivée, si bien qu'on pouvait les observer dévorer leur carcasse tout en se rassasiant.
A peine arrivées, Yuling repéra Ragnel et Daekan leur faire un signe de la main. Les jeunes filles les rejoignirent, émerveillées par les plateaux garnis qui jonchaient la table. Brioches aux fruits et pain de blé, le tout accompagnés de confitures diverses et de jus.
– Tiens, Minipouce ! lança Ragnel en passant un bras autour de son cou pour lui frotter la tête. Je me demandais où tu étais passé.
– Lâche-moi !
Yuling rigola. Ewa se débattit et tenta de s’extirper avant de se laisser choir sur le banc.
– C'est d'accord, je veux bien mourir à l'entraînement si ça me permet de me remplir le ventre chaque matin ! lança-t-elle.
– Apparemment, Ella ne vous a pas épargnées, se moqua Ragnel.
Yuling attrapa une assiette dans laquelle elle glissa deux parts de brioches et au moins autant de cuillères de confiture. Les autres n'avaient qu'à parler. La concernant, son ventre grondait aussi fort qu'un dragon affamé.
– Ella est...
Ewa ne termina pas sa phrase et poussa un long soupir.
– Ella est un bon Maître, mais elle a parfois une vision très particulière des choses, commenta Daekan.
– Tant que ses méthodes me permettent de détrôner Aliénor...
Les deux acolytes se figèrent, incrédules.
– Impossible ! la raya Ragnel. Cette fille n'est pas humaine.
– Bien sûr que si.
– Tu l'as déjà vu voler ?
Ewa se tassa sur sa chaise, soudain aussi sérieuse qu'elle paraissait jeune.
– Qu'est-ce que ça change ? se défendit-elle.
– Tout.
– Absolument tout, renchérit Ragnel. Il faudrait que tu aies un dragon pour comprendre.
Ewa se renfrogna. Son aîné venait d'appuyer sur la corde sensible.
– Par moment, je l'envie... avoua Daekan. Quand je vois combien c'est compliqué avec Rognar...
Le garçon sembla soudain se perdre dans ses pensées. Ragnel en profita pour se resservir en brioche et en tendit une à sa voisine qui n'en menait pas large sur sa chaise.
– Tiens, mange, tu en auras besoin.
Ewa l'attrapa à contrecœur. Elle qui avait si faim quelques minutes plus tôt semblait soudain ne plus avoir d'appétit. Ce fut sans compter l'ombre qui traversa leur table. En un réflexe commun, ils relevèrent tous la tête en direction de la verrière, à travers laquelle venait de surgir un gigantesque dragon d'un vert qui tendait sur le bleu.
– Qu'il est beau ! laissa échapper Yuling.
Ewa croqua rageusement dans la brioche.
– C'est le dragon de Maître Tavin, l'informa une voix que Yuling aurait reconnue entre toute.
Sans un mot, Solrik s'assit de l'autre côté de la table et posa sur elle un regard des plus sérieux. La jeune fille rougit. Elle avait honte de ne pas être passée se changer après l'entraînement. Honte que son estomac ait eu raison d'elle. Elle n'était qu'un ramassis de boue et de sueur quand lui se présentait sous son meilleur aspect ; il avait passé une tunique bleue nuit, assortie au lacet de soie qui relevait ses cheveux en une longue queue de cheval. Et elle devait reconnaître que cette couleur lui allait particulièrement bien.
– Vous vous connaissez ? hasarda Ragnel, qui ne les avaient pas quittés des yeux.
– Il... euh...
Yuling bafouilla en cherchant ses mots.
– J'étais son partenaire pour la première épreuve, expliqua-t-il.
– Partenaire, hein ?
Ragnel se moqua gentiment. Daekan sourit.
– Il est dans la classe de Maître Sylga, précisa Yuling.
– Ça fait longtemps que je n'ai pas discuté avec un élève de Maître Sylga. Tu as déjà fusionné ?
– La nuit dernière.
Yuling se redressa sous l'effet de la surprise.
– Tu... tu as déjà fusionné ?
Le malaise la gagna en un tour de sang. Elle qui attendait depuis qu'elle avait franchi les portes de la Dragonnerie, qui avait secrètement espéré toutes ces nuits, en quittant son village. Elle qui n'avait pas passé un jour sans repenser à Yör ou à son dragonneau... Pourquoi avait-il fusionné ? Pourquoi ne l'avait-il pas attendu ?
Elle soutint son regard, qui semblait vouloir dire autant que Mees lorsqu'il lui cachait la vérité pour son bien, puis finit par baisser les yeux. L'injustice s'incrustait jusque dans sa peau. Elle était triste, attérrée de devoir attendre, une fois de plus.
Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua qu'au dernier moment le garçon au teint hâlé qui prenait place aux côtés de Solrik et qui lui adressa la parole :
– Je vois que tu t'en es bien sorti, finalement.
La tension s'envola avec ces quelques mots. Il la fixait de ses yeux verts, plein d'assurance, comme le jour où ils s'étaient rencontrés. Ewa s'arrêta net de mâcher et se tourna vers elle, en quête de réponse. Solrik aussi eut du mal à cacher son étonnement.
Un sourire mal accordé étira les lèvres de Yuling.
– Je... Voici Kön. C'est lui qui m'a aidé à terminer la première épreuve, dit-elle sans quitter des yeux les prunelles vertes du garçon.
– Disons qu'elle était dans une situation compliquée.
– Compliquée comment ? voulut savoir Daekan.
Yuling bafouilla, plus mal à l'aise qu'elle ne l'aurait souhaité :
– Il est arrivé quelque chose, et Solrik n'était pas très en forme...
– Il était même carrément dans les vapes. Heureusement que tu as pu compter sur elle, ajouta Kön à l'attention de Solrik.
Ce dernier se rembrunit, comme si on venait subitement de lui rappeler qu'il lui était redevable.
– Ton dragon est de quelle couleur ? s'enquit Ewa qui venait subitement de retrouver la parole.
– Noir.
– Noir !
Des exclamations de surprise suivirent une infime seconde de silence. Daekon siffla d'admiration tandis que Ragnel se rapprochait de la table pour en savoir plus.
– Il paraît que les dragons noirs sont plus agressifs. Tu dois avoir un sacré caractère, commenta-t-il.
Ewa se saisit d'une fourchette et l'enfonça avec rage dans une part de brioche, prête à commettre un meurtre.
– Il s'appelle comment ? demanda Yuling.
– Sky. Je tenais à ce que tu sois au courant.
Le garçon la fixa longuement. Yuling baissa les yeux. Pourquoi ? Pourquoi cherchait-il à lui rendre des comptes ? C'était son dragon après tout. La nouvelle faisait remonter trop de souvenirs en elle. Elle avait beau vouloir oublier, elle n'y parvenait pas. Elle avait pourtant tout fait pour aller de l'avant, jusqu'à quitter son village, passer des épreuves, chercher à devenir Héros ; le passé semblait toujours la rattraper. Quand il la regardait comme ça, elle avait l'impression que ce dragon, c'était aussi un peu le sien. Et ce sentiment la rendait plus triste encore.
– Un conseil : ne laisse surtout pas ton dragon approcher des cuisines, l'avertit Daekan.
Ragnel renchérit dans la foulée :
– Je confirme : tu n'imagines pas à quel points les professeurs sont fous, ici...
– Ella la première. Quand elle est en colère, on dirait une dragonne en furie ! Ses yeux se mettent à étinceler, et…
– Et ne l'écoute pas. Daekan a un faible pour Dame Calwaën. Surtout quand elle est en colère ! N’est-ce pas ?
– La ferme.
– N'empêche, un dragon noir... Ça doit te foutre la pression, non ?
Solrik attrapa un des fruits de la corbeille posée devant lui sans marquer la moindre émotion :
– Qui n'a pas la pression, ici ?
Sa remarque lança un nouveau blanc. Kön força un rire et le gratifia d'une grande claque dans le dos pour détendre l'atmosphère.
– Ce n'est pas ce qu'il voulait dire, excusez-le...
– C'est exactement ce que je voulais dire.
– Solrik, tu ne peux pas être... plus courtois ? Les gens sont juste contents pour toi, ils veulent te féliciter. Ce n'est pas tous les jours qu'un apprenti fusionne avec un tel dragon !
– Si tu le dis.
Le garçon croqua dans son fruit et releva les yeux vers Yuling, qui ne se sentait pas très bien. Elle jeta un œil par la fenêtre. A l'extérieur, le dragon de Maître Tavin battait frénétiquement des ailes pour maintenir son équilibre sur les remparts. Deux individus vêtus des habituelles combinaisons de cuir noir des Maîtres lui jetèrent des poulets morts dont il ne fit qu'une bouchée. Puis une troisième personne leur fit signe, un peu plus loin. Les deux hommes accoururent pour ouvrir les lourdes portes, desquelles on extirpa par la force une énorme carcasse de viande fraîche. Le dragon se jeta dessus sitôt qu'il la vit, les ailes à demi déployées, perché sur la bête dont il arracha frénétiquement la chair. C'était plus qu'il n'en fallait à Yuling pour parfaire son repas. Livide, elle quitta le banc.
– Je crois qu'un tour aux bains ne nous ferait pas de mal, pas vrai Ewa ?
Elle fit discrètement signe à son amie de se lever et s'excusa auprès de ses confrères.
– On se revoit bientôt ! lança Ragnel. En attendant, tachez de survivre !
Yuling rit à moitié. Il ne croyait pas si bien dire...
Au cours de l'après-midi, Dame Calwaën leur demanda de faire le tour des salles, afin de se familiariser avec les lieux. Ainsi, elles découvrirent un univers bien plus vaste qu'il ne le paraissait aux premiers abords ; la Dragonnerie comptait une bibliothèque, un Volarium, une tannerie, plusieurs bains – dont un extérieur à l'usage exclusif des dragons –, des salles d'entraînement au combat et aux conditions de survie, dans les sous-sols, et certaines plus obscures comme le Synchronium ou la salle d'histoire temporelle. Les murs renfermaient également un attirail impressionnant d'armes en tous genres : dagues, hallebardes, épées et haches, sabres et couteaux, toutes gardées sous clé. La Dragonnerie n'en avait pas fini de les étonner.
Elles regagnèrent leur chambre à la nuit tombée, bien après qu'eût résonné le chant des dragons. Yuling s'affala sur son lit, épuisée et pensa à son journal. Elle était repassée par trois fois sous la fenêtre au cours de la journée, et par trois fois, elle avait cherché où avait bien pu atterrir son journal. Elle devait se rendre à l'évidence : il avait bien disparu.
Un long soupir s'échappa de ses lèvres et elle fouilla dans le tiroir de la table de nuit pour en extirper la pierre orangée laissée par Mees. A présent, il ne lui restait de lui que cet objet. Un caillou en guise de mémoire, si ce n'était pas ironique...
Yuling ferma les yeux et tenta de se remémorer son visage. Avec le temps, ses traits devenaient flous. Sa voix se tintait d'inflexions étrangères. Encore quelques années et ses souvenirs finiraient par s'évaporer, comme son frère le jour où il avait disparu. La journée avait été si riche que des larmes finirent par couler. Elle entendit plus qu'elle ne vit Ewa se diriger vers le placard et fouiller dans ses sacs. La jeune fille se changea avant de regagner son lit, fatiguée d'une journée éprouvante.
– Pourquoi est-ce qu'ils fusionnent tous et pas nous ? demanda Ewa une fois sous les draps.
– Je ne sais pas. J'imagine qu'ils ont quelque chose de plus. Quelque chose que nous n'avons pas.
La jeune fille se redressa, outrée.
– Il n'y a rien qu'ils aient que nous n'ayons pas !
– Peut-être que c'est nous qui ne les avons pas assez appelés...
Ewa ne répondit pas. Yuling l'entendit se glisser à nouveau sous la couverture, probablement perdue dans ses pensées. Elle se retourna et à bout de bras, tapota deux fois sur la boule à lucioles de sa table de chevet. Durant quelques secondes, les créatures se mirent à frétiller. Puis elle finirent par se calmer, plongeant peu à peu la chambre dans le noir. Un long silence s'installa. Silence durant lequel chacune réfléchit à ce qui venait d’être dit.
Au bout d'un moment, d'une voix aussi légère qu'un papillon, Ewa l'appela.
– Yuling ?
– Mmm ?
– Tu crois que nos dragons nous entendront ?
Elle avait besoin d’être rassurée. De pouvoir croire en son rêve un peu plus longtemps... Et parce que Yuling se sentait sombrer, et qu'elle aussi avait besoin de croire, elle puisa dans sa voix le peu d’espoir qui lui manquait.
– Oui…
Oui, leur dragon allait les appeler.
Il le fallait.
Ils le devaient.
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