Rapidement, Ella prit le chemin du Volarium. Maître Torrish lui avait demandé d'enquêter sur l'épisode de la forêt ; cela faisait trois jours qu'elle tournait et retournait la situation dans sa tête, rien ne coïncidait. Elle devait en avoir le cœur net.

 Elle traversa la Dragonnerie d'un pas décidé : il lui fallait des réponses. Le Dragonium ne se contenterait pas de théories alambiquées. Elle-même, avait besoin de comprendre ce qui se tramait. Il en allait de la sécurité de son apprentie, et plus encore, de celle de son dragon.

 Elle avait passé les derniers jours à parcourir les livres d'histoire, à chercher dans les archives. Elle était remontée sur des centaines d'années, jusqu'à la création du Conseil des Huit. Jamais un tel incident n'était survenu au cours des épreuves. En revanche elle avait bien trouvé mention d'un dragon blanc, mais on ne savait de lui que peu de choses, et ce n'était pas pour la rassurer.

 Par ailleurs, elle était à peu près certaine que Maya avait à voir quelque chose là-dedans. Elle était réapparu peu de temps après la première épreuve. Le moment était si bien choisi qu'il était difficile de croire à une coïncidence. Pas, concernant une personne qui avait abandonné sa vie et ses amis pour réapparaitre des années plus tard sans raison apparente. Elle avait forcément un lien avec tout ça.

 Mais c'était l'arrivée de Fei qui avait le plus compliqué les choses. Fei, l'unique dragon blanc à avoir éclos entre ces murs en des décennies. Fei, qui attisait aussi bien la curiosité que la convoitise. Et elle s'était rappelé, à l'époque, leurs conversations avec Maya. Il avait été question de dragon blanc. Il avait été question de Fei. Mais il était impossible que la jeune femme ait eu vent de cette éclosion avant même que le dragon ne sorte de l'œuf. Il y avait forcément autre chose. Un détail, un indice qui lui échappait.

 A contrecœur, elle abaissa les barrières de son esprit et laissa l'urgence s'immiscer dans les réseaux qui la liaient à sa dragonne. Cette dernière répondit bientôt d'un grondement caractéristique.

 Crois-moi, c'est bien parce que je n'ai pas le choix.

 Grognement. Elle soupira, exaspérée de sentir l'excitation que lui communiquait celle avec qui elle n'avait pas choisi de se lier.

 D'ordinaire, elle évitait les missions. C'était d'ailleurs une des raisons qui avaient valu à un Héros de son rang de se retrouver à la Dragonnerie. Elle n'enseignait pas par choix, mais bien parce qu'ayant Fusionné, elle se devait de rentre des comptes, de gré ou de force. Alors elle avait atterri ici, loin du Dragonium et des pressions qu'il exerçait sur les Huit. Et ce n'était pas plus mal.

 Depuis, elle se débrouillait pour se passer de son dragon ; en général, Maître Torrish lui préférait Dame Morgen pour les missions. Et les rares autres fois où elle avait dû quitter les murs, elle était partie à pied. Mais cette fois-ci, il avait changé d'avis, et elle se demandait agacée quel insecte l'avait piqué.

 Elle visualisa rapidement la sortie du Volarium la plus proche et sentit comme une masse d'air se déplacer tandis que sa dragonne gagnait le plateau d'envol. Ca faisait un moment qu'elle avait renoncé à cette relation ; elle se refusait à ce lien qui trahissait la mémoire d'Oyl. D'ailleurs, l'histoire ne faisait jamais mention de Héros qui fusionnaient deux fois. Pourquoi fallait-il qu'elle soit l'exception ?

 Elle grimpa quatre à quatre les marches qui menaient au haut plateau, ferma les yeux dans les dernières secondes et prit une grande inspiration. Sous ses pieds, le paysage était vertigineux. La vallée s'étendait jusqu'aux montagnes, à l'horizon. En contrebas, la Dragonnerie faisait pâle figure face à l'immensité des terres qui se révélaient à sa vue.

 Toutes ces années, elle avait été relativement protégée au sain du cocon qu'offraient ces murs. Il lui arrivait parfois d'oublier combien le monde était vaste et le ciel infini. Devant les dragons qui survolaient entre les nuages, sont cœur se mit presque instinctivement à battre plus fort. Un grondement sourd retentit alors dans son dos.

 Elsthyr.

 Elle soupira devant la vague d'espoir qui naquit en elle. Sa dragonne attendait tant de cette sortie ; elle méritait mieux, comme Maîtresse, qu'un Héros déchu qui n'avait pas fait son deuil. Ella s'en voulait du mépris avec lequel elle la traitait. L'ignorer n'était pas la solution, elle le savait. Mais c'était plus fort qu'elle.

 Sans un mot, la jeune femme s'approcha ; quoique que pussent être ses sentiments, Elsthyr restait une créature magnifique. Quand elle s'élançait dans le ciel, le rose perlé de ses écailles rappelaient le reflet du soleil dans les nuages après une journée claire d'été. Elle était par ailleurs particulièrement conciliante ; là où la plupart des dragons auraient profité d'une mauvaise synchronisation pour se rebeller contre l'esclavage du lien, Elsthyr se montrait patiente, presque docile. La jeune femme le savait, dans certains cas, la fusion adoucissait les traits. Peu de dragons restaient insensibles aux difficultés de leur Maître.

 D'un geste méthodique, la jeune femme s'accrocha aux écailles de sa dragonne pour se propulser sur son dos. Cela faisait des années qu'elle n'avait pas chevauché. Elle n'eut aucun mal à retrouver sa posture, mais se questionna davantage sur son état physique : on ne s'inventait pas Héros du jour au lendemain. Voler demandait des années de pratique et un corps sculpté dans la roche pour pouvoir se maintenir à dos en toutes circonstances. Ceci dit, cette mission n'avait pas de visée initiatique. Le ciel était clair, la température de l'air agréable ; quelques courants à surplomber les versants de la montagne et elle serait de retour avant même de réaliser qu'elle était partie !

 La vue était dégagée. Le ciel, resplendissant. Ella se calla un peu mieux derrière le garrot, attrapa deux écailles et resserra les jambes. C'était peut-être de la folie de se lancer sans harnachement connaissant sa condition, mais elle n'imaginait pas l'instant autrement. Puis elle mentalisa sa vision du monde et projeta dans les canaux de communication l'itinéraire qui serait le leur, comme avant chaque simulation de vol ; quelques secondes plus tard, la dragonne déployait ses ailes dans une démonstration de grâce et de force, et s'élançait dans le vide.

 Il y eut un brusque changement d'altitude quand elles quittèrent le promontoire. La jeune femme eut un moment d'appréhension, puis se détendit en sentant les muscles se contracter sous elle. La vallée en amont de laquelle avait été érigée la Dragonnerie s'étendait en contrebas. Elle n'avait pas volé depuis un moment et elle devait reconnaitre que la vue était appréciable. Elle tournoya un moment au dessus des paysages qui lui étaient familiers, le temps de s'en imprégner du ciel, puis prit le chemin des versants.

 En réalité, il lui fallait d'abord prendre le chemin des cimes car la Dragonnerie avait été bâtie dans un halo de paix, protégée de l'extérieur par les remparts naturels que formait la montagne. Même en sachant cela, la resituer du ciel n'était pas toujours évident. Elle repéra la Crête des Dieux, caractéristique aux rayons du soleil qui se reflétaient sur ses falaises nues et porta son poids sur l'arrière. D'un puissant battement d'ailes, Elsthyr prit de la hauteur. La jeune femme réprima un frisson ; avec le temps, elle avait perdu les sensations. Elle ne se souvenait ni du vertige ni de l'appréhension qui accompagnaient les excursions à de telles altitudes. Mais ces petits désagréments furent balayés d'une pensée quand sa dragonne s'éleva plus haut encore que la plus haute des cimes ; surplomber le monde avait quelque chose d'excitant. Quelque chose de grisant.