L'arrivée de l'automne marqua une effervescence grandissante à la Dragonnerie. Yuling et Ewa appliquaient à la règle les conseils prodigués par Dame Calwaën ; elles se levaient tôt, se couchaient tard et passaient le plus clair de leur temps à l'entrainement quand elles n'étaient pas en cours.

 – Droite, cours, cerceau, saute, vite.

 Yuling appela à elle une succession d'images entremêlées d'émotions qu'elle communiqua à sa dragonne. Sur le terrain, Fei s'exécuta. Avec l'habitude, la jeune fille avait appris à focaliser son attention sur certains points bien précis qui permettaient à sa dragonne de comprendre efficacement ses intentions. Aussi parce qu'elle s'accoutumait de mieux en mieux à la présence de Fei dans sa tête. Au début, elle s'était régulièrement sentie submergée. Mais depuis l'incident au cours de magie, elle était rassurée. Rassurée de sentir le flot continue des pensées de sa dragonne contre les siennes. Certaines fois, même, elle faisait ce qu'elle appelait "des caresses mentales", quand leurs deux esprits entraient partiellement en cohésion. Leur communication devenait alors plus fluide, et ce peu importe la qualité des images qu'elle lui envoyait. C'était comme si une partie de leur esprit se fondaient l'un dans l'autre.

 Fei manqua son virage et partit tout droit. Dame Calwaën la rappela à l'ordre :

 – Yuling, concentre-toi ! Tu es perdue dans tes pensées, Fei a manqué l'objectif. C'est clairement toi qui est en tort, là. A mauvais dragon mauvais Maître !

 Dans son dos, Solrik s'esclaffa. La jeune fille grogna.

 – Tu n'es pas obligée de rire, rétorqua-t-elle vexée.

 Depuis quelques semaines, les élèves de Maître Sylga s'entrainaient régulièrement avec elles. Une histoire d'affinités entre Dame Calwaën et son confrère.

 – Je suis persuadé que tu peux faire mieux.

 – J'en suis également persuadée.

 C'était facile à dire. Lui n'avait pas à se soucier de réussir. Sky lui obéissait au doigt et à l'œil en plus d'être une force de la nature. Il grandissait à une telle vitesse que depuis la fin de l'été, ses ailes avaient doublé de taille.

 – A ce rythme, il volera avant l'hiver, commenta-t-elle en observant le dragon.

 Le visage du garçon parut se fermer, mais Kön arriva avant qu'elle n'eût le temps de réagir et passa une main autour des épaules du garçon.

 – Joliment mené, intervint-il auprès de Yuling. Ta dragonne et toi avez l'air de bien vous entendre.

 Yuling se sentit flattée. Le garçon lui adressa un sourire qui lui fit plaisir. Elle avait tant travaillé avec sa dragonne ces dernières semaines qu'elle était heureuse que cela paye et qu'une personne le remarque.

 – Toi et Ragnar vous entendez plutôt bien aussi.

 – En effet... mais ne t'y méprends pas, il a son petit caractère.

 – Tel Maître, tel dragon, lança Ewa en nage qui se joignit à eux. Je n'en peux plus. Stream m'épuise. Je crois que j'ai assez courru pour une année au moins. Est-ce que vous savez comment on fait pour l'arrêter ? demanda-t-elle en pointant Dame Calwaën du doigt.

 Ils se mirent tous à rire et Yuling eut une pensée pour Maître Sylga qui devait probablement se calquer sur le rythme de la jeune femme s'il voulait participer aux entraînements en même temps qu'eux.

 – C'est à mon tour, lança Yuling. Et ne dis rien, ajouta-t-elle à l'adresse de Solrik. C'est mieux quand tu ne dis rien.

 Le garçon soupira, faussement vexé. Yuling reprit le chemin du terrain d'un pas décisif. Cette fois, elle allait leur montrer. Il était hors de question qu'il se moque encore d'elle ! D'une image ferme, elle appela sa dragonne qui vint se placer au départ, près du drapeau rouge que Dame Calwaën avait planté aux abords de la piste.

 – Focus.

 Elle sentit l'esprit de sa dragonne faire pression sur le sien. Aussi parce que Fei était concentrée. En temps normal, elle n'y aurait pas prêté attention, mais avec Ewa et les garçons qui la regardaient, elle hésita, ses barrières s'abaissèrent et les pensées de la dragonne se noyèrent aux siennes quelques instant. Elle paniqua. La voix de Dame Calwaën retentit :

 – Attention !

 Elle tenta de reprendre le dessus.

 – Prêt !

  Érigea à nouveau ses barrières, bien que maladroitement.

 – Partez !

 Tout se passa très vite, trop vite pour qu'elle comprenne ce qui lui arrivait. Une seconde, elle se tenait debout près du drapeau, et la suivante, elle percevait sa dragonne à moitié flou, perturbée par des sensations étranges au bout des mains. Son dos semblait se déployer. L'odeur des herbes et de la terre lui donna le vertige.

 – Droit. Cerceau. Vite. Droit.

 Elle n'en perdit pas pour autant le file de ses pensées. Elle connaissait le terrain par cœur, et même sans le distinguer, elle parvenait à se le représenter mentalement. Elle retrouva brusquement ses sensations et vit sa dragonne à l'autre bout du terrain qui filait à toute vitesse, le ventre frôlant le sol. Elle fondit sur le second cerceau sans attendre l'ordre. Il fallait terminer rapidement. En ça, la petite taille de Fei jouait contre elle.

 – Focus. Gauche. Saut.

 La dragonne s'exécuta à la perfection, mais la difficulté principale restait encore à venir : une rampe qui s'élevait dans les airs à une hauteur considérable pour déboucher sur une façade percée de trous qu'il fallait franchir dans un ordre précis. L'obstacle était loin. Le contact visuel était réduit et la communication, compliquée. D'autant que l'ordre dans lequel il fallait franchir les trous changeait à chaque passage. Autrement dit, une véritable plaie que peu d'apprentis parvenaient à franchir tant les consignes étaient complexes.

 A nouveau, le sol tangua et le ciel s'assombrit. Son cœur accéléra brusquement et elle dut se retenir au drapeau pour ne pas tomber. La pente était raide, les muscles de ses jambes semblaient s'étirer. La façade se trouvait devant elle et les trous lui apparurent clairement. Elle n'eut pas à les décrire. Elle se contenta de les visualiser dans l'ordre tout en portant son attention sur son cœur qui s'excitait dans sa poitrine.

 – Accélère.

 Elle put enfin inspirer au moment où Dame Calwaën accourait vers elle et la retint avant qu'elle ne s'effondre :

 – Tiens-toi à moi, ça va aller.

 Ses paroles se voulaient rassurantes. Yuling, elle, avait surtout envie de vomir.

 – Fei ?

 – Elle a terminé le parcours.

 – Alors on a réussi ? demanda Yuling, qui rigolait nerveusement en titubant.

 – Tu es sûr que ça va ? Tu es livide...

 – Je ne sais pas trop. Je crois que mon cœur n'a jamais battu aussi vite de ma vie.

 La jeune femme fronça les sourcils.

 – Et j'ai comme des sensations étranges sur les mains et les jambes, ajouta-t-elle. Je suis peut-être en train de tomber malade.

 – Ou bien l'entraînement aura été trop intense.

 Ses amis finirent par arriver, interpelés par son attitude. Yuling finit par se sentir mieux et retrouva son équilibre sur ses deux pieds.

 – Merci, dit-elle à la jeune femme. Je pense que ça devrait aller.

 – C'est d'accord. On en reste là pour l'entraînement d'aujourd'hui. Profitez-en pour vous reposer. N'oubliez pas les soins à vos dragons, et on se retrouve demain à la même heure.

 Les deux filles acquiescèrent. Après un dernier signe de la tête, Dame Calwaën rejoignit Maître Sylga qui supervisait ses apprentis des classes supérieures sur un second terrain. Yuling croisa le regard de Solrik qui s'apprêtait à dire quelque chose :

 – Pas de commentaires. Je t'avais dit que j'y arriverais, ajouta-t-elle, un brin de fierté dans la voix.

 Il lui adressa un sourire en retour. Elle avait bien mérité sa reconnaissance après tout.