1
Le parc de la propriété, protégé par de hauts murs, accueillait les rayons du soleil, que doucement les dalles au sol absorbaient et restituaient sous forme de chaleur. Le chemin recouvert de galets serpentait au milieu des plantes exubérantes et de l'herbe rase. L'efflorescence printanière embellissait les haies taillées au cordeau. Les senteurs subtiles embaumaient l'espace animé des va-et-vient incessants des abeilles ouvrières.
Un cyprès fort du pied élançait ses branches torves en contrebas d'une rocaille garnie de mousse. Un minuscule lac artificiel traversé par un pont reflétait l'humeur du temps. Inutile d'envisager la profondeur du miroir d'eau. Il n'existait pas. Le simple mouvement ballonné des carpes perturbait la marbrure liquide hachurée par les racines des lotus. Nonchalantes, elles se prêtaient au jeu des eaux ténébreuses. L'arrangement savant du lieu invitait à la contemplation.
Une adolescente saisit des baguettes d'encens appuyées contre une lanterne ornée de perles de verre tombant des angles. La flamme amorça la combustion. De minces filets de fumée diffusèrent une fragrance, légère, subtile. Insoupçonnable mise en condition garantissant un moment dévolu au recueillement. Les mains jointes verticalement entre le cœur et le front, l'infante se courba trois fois. Elle planta une baguette à droite de l'encensoir en souhaitant éviter d'engendrer le mal ; enfonça la seconde à gauche, en exprimant le vœu de pratiquer le bien ; la dernière placée au centre transmit le souhait de sauver tous les êtres. Elle jeta un peu de monnaie de papier en souvenir de sa maman. Feue sa mère vécut une existence paisible, car son rang de troisième concubine confirmait l'adage :
la première épouse finit par être délaissée, la deuxième appréciée, la troisième idolâtrée.
La naissance de Sang Ah correspondit au décès de la favorite du maître. Inconsolable, il reporta sa dévotion sur la seule enfant née de ses multiples mariages.
Dotée d’une rare beauté, ses cheveux d'un noir intense encadraient la peau parfaite de son visage. Si les fleurs de pêcher pouvaient rivaliser en délicatesse à l'endroit de ses joues, c'était sûrement dans le dessein d'en souligner l'appétissante tendreté. De sa bouche sucrée, les agréables paroles séduisaient son entourage.
Recouverte du parfum des gardénias précoces, Sang Ah gravissait les marches de granit. Elle oscillait sur ses minuscules pieds bandés, avançait doucement, marchait à petits pas étroits. Elle mouvait élégamment sa taille souple comme un rameau de saule. Outre les avantages constituant la délicatesse de sa féminité, elle possédait une sagacité, un sens aigu de l'organisation et une maturité d'esprit qui la rendaient capable d'administrer et diriger les affaires courantes qu'une maison renommée imposait. Des serviteurs se prosternèrent lorsqu'elle franchit le perron.
La grande salle de style ancien, occupée au centre par une table en bois de nanmu1, se distinguait par la stature d'un siège, du genre fauteuil trône. Son dossier, pourtant large et droit, rebutait quiconque de venir s'y reposer. Le riche décor festonné des têtes de l'hydre n'inspirait pas le confort. Il accentuait plutôt la distance à respecter de la part du visiteur envers l'âme du bois.
Habillant le mur en face de l'entrée, des portes coulissantes laissaient entrapercevoir des étagères sur lesquelles siégeaient d'épais ouvrages. Un paravent en tissu tendu sur quatre panneaux masquait l'angle adjacent. Des broderies de soie enluminaient les fonds gris tandis que le principal, rouge, se chargeait de bergeronnettes sur les branchages fleuris. L'encadrement, composé de deux dragons aux extrémités, protégeait l'accès de la pièce suivante, un cabinet consacré aux activités manuelles.
Sang Ah se distinguait à exécuter à l’aiguille toutes sortes de végétaux entrelacés ou d'animaux extraordinaires, d'arbres et de paysages noyés de brume. Les broderies réalisées les semaines précédentes exprimaient ses projets d'avenir.
Abandonnées à leur attitude de recluses, les dames de compagnie devisaient du quotidien et de la vie extérieure à la résidence. Des bruits circulaient ; elles en écoutaient certains, en étouffaient d'autres. Le dernier en date concernait la persistance des prétendants à vouloir conquérir Sang Ah. La sagesse populaire affirmait : durant les quelques dizaines d'années que durent son unique vie de femme, elle devait profiter de sa jeunesse et rechercher un époux. Il serait le père de son futur enfant, assurant ainsi une vieillesse confortable.
Les garçons du voisinage, attirés par la princesse, rêvaient de franchir le seuil de sa demeure. La pression amplifiait : quel mystère la détournait du regard des hommes ?
Celle-ci, ennuyée par autant d'insistance, ne désirait rien qui puisse la déranger de son travail d'aiguille ou la déstabiliser de la gouvernance de sa propre maison.
— J'ai ce qu'il me faut quand je le veux et autant de fois que je le veux. La femme qui sait régler son plaisir charnel, sans abuser des blandices des sens, se sentira en paix et atteindra un grand âge.
L'entremetteuse se désespérait de voir Sang Ah mariée. Jamais serviteur ne fut sollicité en vue de lui servir d'amoureux ; nul voyageur ne se vantait d'avoir bénéficié des bonnes grâces de la célibataire. Qui donc jouissait des atouts que la nature lui procurait : beauté de la personne, élégance du caractère, raffinement de l'instruction ?
Les dames se rendaient compte, au nombre de pivoines épanouies sous un prunier en fleurs illustrant la dernière broderie, combien Sang Ah désirait un amant.
Nul ne peut dissimuler la vérité cousue main sur la trame de ses pensées.
1Nanmu : bois de couleur orangé provenant selon la légende, des montagnes du Sichuan. Son essence est réputée pour ses qualités fongicides.
Annotations