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Le lendemain, je revins consulter les mêmes archives. L'autorisation exceptionnelle obtenue auprès de l'administration ne me permettait pas de poursuivre l'étude du manuscrit au-delà de deux fois consécutives. L'employée de permanence m'écrivit le lien du site internet sur lequel la reproduction photographique des objets précieux serait disponibles. J'aurais préféré connaître son prénom. Elle ne l'affichait pas ; elle ne le dissimulait pas à ceux qui lui demandaient : Bérangère.

Ré-installé à mon pupitre, je tentais de ressaisir le fil de mes notes parmi l'écheveau embrouillé du passé.

***

Quelle que soit leur amplitude, les commérages ne meurent jamais. Des oreilles attentives discernent facilement ce qu'elles désirent entendre. C'était le cas chez Ti Kuan, un freluquet dont la condition modeste ne risquait de lui offrir aucun espoir de vie meilleure. Il refusait d'admettre que la puissance de la rumeur s'avérait plus robuste que celle de la vérité. Sans en parler à quiconque, il décida de découvrir le secret de la pucelle convoitée.

Sang Ah recevait un précepteur tous les jours en fin d'après-midi. Il dispensait toutes sortes d'enseignements nécessaires aux jeunes filles de son rang. Absorbée par une leçon d'histoire, ils ne s'aperçurent pas de l'intrusion d'un rôdeur au sein du gynécée.

Ti Kuan entreprit la fouille méticuleuse des appartements privés de la princesse. La chambre comportait un lit de repos en cannage de bambou souple consolidé par un cadre en noyer laqué noir. La même patine recouvrait les tréteaux soutenant un instrument de musique. Rien sous le lit ne pouvait prétendre à offrir une quelconque cachette.

Ce fut auprès de l'imposant secrétaire en bois sculpté que l'individu poursuivit sa recherche. La façade, à sept casiers identiques, ouvrait par sept vantaux dont quatre coulissants et trois tiroirs en partie basse. Décorée d'incrustations, ivoire, os et nacre, ils représentaient des oiseaux et des scènes champêtres. Le fronton, aux extrémités en gueule de dragons, ne fut pas épargné par le regard de l'inquisiteur. Pas de poussière, rien qui puisse satisfaire son indiscrétion. Et enfin, l'antiquité revêtue d'un soupçon de défi révéla son mystère.

Un des tiroirs, celui à motif ajouré d'une grue couronnée, semblait à l'ouverture moins profond que les précédents. Ti Kuan le dégagea délicatement, certain d'y trouver quelque trésor bien gardé. Lorsqu'il extirpa du double fond une boîte finement ouvragée, il connut une première montée d'adrénaline. La seconde vint aussitôt qu'il perçut des voix s'approcher de la chambre à pas feutrés. Dans l'instant qui suivit, sa trouvaille regagna sa place initiale, l'écritoire son aspect premier et le voleur qu'il jouait, un poste inconfortable. Il se dissimula à l'intérieur de l'un des deux vases monumentaux encadrant l'entrée principale. Seuls les battements de son cœur résonnaient à travers la poterie certes haute mais tout de même bougrement étroite.

Au son des cordes, il reconnut de suite ses musiciennes favorites. Filles de son voisin au village, elles se produisaient au palais. Ce patriarche ressentait la nécessité de donner des leçons de morale aux adolescents désœuvrés :

« Étudiez ! Travaillez en faveur de la collectivité ! Ne délaissez pas vos parents ! »

Dès l'enfance, les sœurs déchiffraient les partitions classiques.

Ainsi, à force d'entendre les mêmes morceaux, il s'amusait à les reconnaître, à s'en imprégner, à les vivre intensément. Le couinement de l'erhu1 mêlé aux suppliques du gusheng2 parvenaient à le bercer, parfois à l'endormir. C'est ce qui se passa pour lui ce soir là, coincé dans son vase.

La nuit ne le réchauffa point. La musique avait cessé depuis longtemps. Une irrémissible envie d'uriner, en plus d'un bruit plaintif, le tirèrent de sa torpeur. La plainte lancinante, entrecoupée de halètements réguliers attisa sa curiosité. Difficilement, il se redressa de son inconfort, dégagea timidement la tête de la cruche. La pièce sombre respirait au rythme de la ou des personnes présentes. L'obscurité ne permettait pas à Ti Kuan d'en distinguer les locataires. Il attendit environ une demi-heure, conservant sa position assis debout. Certain que le calme revenu soit définitif, il extirpa les bras, s'immobilisa.

À la vue, la pénombre semblait tranquille. Ses oreilles décelaient des brisures de silence qu'un moustique indécis éparpillait autour de la veilleuse. Sa sortie de cachette lui demanda un gros effort d'expulsion. Une série de pas furtifs, accompagnée d'une série de pas feutrés, le portèrent près du lit de la belle endormie. Sang Ah se trouvait allongée, troublée par le seul effet de lumière que provoquait la bougie vacillante. Il entraperçut la porte si blanche de son yin. Un éclat de lune éclaira son chas pareil à une mince feuille de thé sous une rose noire. La vision anima grandement son désir.

Ti Kuan reconnut la boîte qu'il avait découverte avant son camouflage précipité. L'écrin tapissé de soie recelait une tige de jade. En tant qu'homme, il fut jaloux de la raideur que ce morceau de corps représentait, mais pas de son contact. Au toucher, la sculpture imitait la forme idéale du sexe masculin en érection ; ne lui manquait que la souplesse et surtout la chaleur.

« Tel est donc le moyen de se passer d'un mari ou d'un amant ? »

Ti Kuan ressentit un soupçon de déception, revigoré par la fierté d'être le seul à connaître le secret.

« Ah ! Voilà pourquoi elle n'a pas besoin de nous, la coquine ! Puisqu'elle fait fi de nos virilités, je pense que nous lui donnerons une bonne leçon ! »

En rage, il rentra chez lui. Le premier bonzaï du parc qu'il rencontra reçut l'abondance de sa miction.

À l'angle nord du toit, un pigeon se posa, roucoula. Il n'entendit pas s'éveiller la fleur poudrée du lotus émergeant à peine de l’eau. D'un geste lent, l'ombre des nuages sur le disque lunaire atténuait la pureté des pétales encore en boutons.

***

1 Erhu : Instrument à 2 cordes frottées avec un archet.

2 Guzheng : Instrument à 21 cordes pincées. C'est une sorte de cithare. À cette époque, les cordes étaient en soie.

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