Le premier meurtre
Gurvan approchait de la trentaine. C'était un grand brun séduisant aux cheveux courts et aux yeux bleus. Il travaillait comme stagiaire pour l'Armée de l'air dans un bureau à Quimper, un travail de gratte-papier où il s'ennuyait. Cela consistait principalement à rédiger des lettres sur un ordinateur et à effectuer de la mise sous pli. Il était las de ce monde dématérialisé, d'Internet : il passait, chaque jour, des heures sur son mobile à envoyer des e-mails et à en recevoir. Il avait toujours le nez collé à son portable à s'en user les yeux ou à chercher des Pokémon dans ce que l'on appelait désormais la réalité augmentée. Les fins de semaine, il chassait ces animaux fictionnels à l'aide de son smartphone.
Il parcourait tout Quimper pour attraper des Pokémon. Pendant le festival de Cornouaille, il en aperçut un au milieu du défilé de joueurs de biniou rue du Parc. Il faillit être renversé par l'un d'eux en essayant de capturer le volatile virtuel. Une volée de pigeons jaillit soudain d'un buisson. Ce fut à cet instant précis qu'il eut une fulgurance : au lieu de poursuivre des oiseaux dans le jeu, il décida d'élever des pigeons voyageurs. Il les dresserait afin qu'ils délivrent le courrier. C'était ce que faisaient les militaires pendant la première guerre mondiale. Il pourrait ainsi communiquer avec ses amis de façon plus humaine.
Claire, son épouse, avait les cheveux châtains et une mèche violette qui contrastait avec la douceur de son visage. Elle était coiffeuse. C'était la plus bienveillante des femmes. Une grande complicité unissait le couple depuis plus de dix ans. Mais Gurvan était un peu froid et ne laissait jamais paraître ses émotions. Claire en souffrait. Ils habitaient dans un petit pavillon entouré d'un grand jardin sur le mont Frugy. Ayant toujours adoré les animaux, ils possédaient déjà un chat noir et blanc, Chaplin et un cocker nommé Joe. Claire avait l'habitude de placer des boules de nourriture pour les oiseaux dans l'arbre du jardin et trouva cette idée de colombier excellente. Elle accepta, de bonne grâce, qu'il installât un petit pigeonnier au fond du jardin. Gurvan étant très bricoleur, la construction de cet abri ne le rebutait pas. Il trouva, tout de même, très pratique de pouvoir lire sur Internet les instructions précises pour mener à bien son projet. Il ne pourrait certes pas envoyer sa déclaration d'impôts par pigeon interposé mais il avait bien l'intention d'expédier des missives, par ce biais, à ses amis. C'était plus sûr qu'Internet où sévissaient des pirates informatiques. Un pigeon, affirmait-il, retrouvait toujours son colombier.
Il construisit, jour après jour, une belle cabane en bois exotique. Il fallut louer un véhicule utilitaire pour transporter les planches. Gurvan travailla, peina, trima pour bâtir ce pigeonnier. A l'intérieur, quelques cages s'alignaient, garnies de paille. Il avait disposé des abreuvoirs, des mangeoires et des baignoires. Il commença à se renseigner sur les concours de colombophilie et s'affilia à la fédération du Finistère. Il fit l'acquisition de quelques pigeons, des jeunes et des reproducteurs, et de petits sacs à dos pour porter les messages. Il rêvait de participer à des concours : après un lâcher de pigeons, le champion était celui qui regagnait le plus vite son pigeonnier, parcourant des kilomètres pour retrouver sa dulcinée, grâce à son incroyable sens de l'orientation. C'était un sport sérieux, avec des contrôles anti-dopage pour les athlètes à plumes.
Mais ce ne serait pas discret et il se savait dans l'illégalité : il était interdit de construire un pigeonnier dans son jardin sans l'autorisation de la mairie. De plus, normalement, les volatiles n'étaient pas autorisés dans son quartier. Il était déjà bien mordu et Claire l'encourageait, le voyant s'animer et reprendre goût à la vie. Elle se souvenait de sa période « geek », quand il ne décollait pas le regard de son portable.
Il s'abonna à des magazines de colombophilie et lut tous les livres sur les pigeons à la médiathèque des Ursulines. Claire ne pouvait pas être mécontente qu'il lise davantage. Un jour dans le bus, alors que sa voiture était en panne, une jeune femme et son fils étaient assis en face de lui alors qu'il lisait l'une de ses revues. Le garçonnet demanda à sa mère :
- La colombophilie, c'est l'amour de la Colombie ?
- C'est l'amour des pigeons, lui répondit-elle amusée.
Au travail, il n'avait qu'une hâte, c'était de revenir chez lui, pour inspecter sa volière, faire voler ses petits protégés et envoyer de nouveaux messages à ses amis et collègues. Sous son influence, son meilleur ami, Pierre, qui habitait à Pont-L'Abbé, venait de construire lui aussi un colombier. Gurvan n'avait désormais d'yeux que pour ses pigeons qui roucoulaient en chœur dès qu'ils l'apercevaient. Il les prenait dans la main tout en leur caressant le bec. Mais le dressage n'était pas si facile et il se faisait parfois pincer les doigts !
Il eut l'idée de doter l'un de ses oiseaux d'une mini caméra pour observer son vol. Le résultat fut magnifique et il passait des heures à regarder les vidéos sur son smartphone : il avait l'impression d'être un oiseau et de voler, comme eux au-dessus du mont Frugy. Il appréciait, par dessus tout, le haut vol et le plongeon. Sa femme trouvant désormais que sa passion devenait envahissante et ruineuse, le lui reprocha :
- Tu es encore penché sur ton portable toute la journée !
Il ne répondit pas.
- Je trouve que tu dépenses trop en vétérinaire et en graines bio !
- Il faut bien vacciner tous les oiseaux !
- Oui, mais tu penses à l'emprunt pour la maison ! Il faut le rembourser !
- Tu m'étonnes !
- Moi, je vais cuisiner tous ces pigeons aux petits pois, tu vas voir !
- Si tu touches à un de mes pigeons... !
Gurvan lui avait demandé de garder le silence sur son petit colombier clandestin. Il savait qu'il pouvait lui faire confiance et qu'elle ne trahirait pas son secret. Les voisins ne savaient pas à quoi servait cet abri qui ressemblait à une grande cabane de jardin plutôt esthétique et ne soupçonnaient pas qu'elle abritât des pigeons. Comme ces derniers étaient peu nombreux, il n'y avait pas de nuisances sonores. De plus, la volière était désinfectée régulièrement. Gurvan, pour plus de discrétion, faisait voler ses oiseaux de nuit le plus souvent, sauf celui qui portait la caméra.
Mais certains pigeons tombèrent malades. Ce n'était pas la grippe aviaire, fort heureusement, mais un autre virus. Il fallut encore tout désinfecter et en acquérir de nouveaux. Un matin, le facteur trouva un pigeon mort au pied de la boîte aux lettres. Il fut intrigué par le petit sac sur son dos. Il devina, à voir les quelques plumes qui jonchaient le gazon, que le nouvel abri de jardin était, en fait, un pigeonnier. Il savait que c'était interdit dans le quartier et avait bien l'intention de dénoncer Gurvan.
C'est qu'il avait peur pour son travail : l'envoi d'e-mails menaçait déjà son emploi de facteur car les lettres diminuaient en volume. Mais si, de surcroît, les gens se servaient de pigeons voyageurs au lieu de recourir à ses services, c'était la fin de tout. On allait encore diminuer les effectifs de facteurs et ils seraient encore surmenés. Il détacha, à la hâte, le sac du cadavre de l'oiseau, l'ouvrit et tomba sur un petit rouleau de papier. C'était la première fois qu'il lisait le courrier d'autrui.
Après tout, pensait-il, je ne suis pas tenu à la confidentialité concernant un pigeon voyageur, je n'ai pas prêté serment pour ce type de correspondance. N'y tenant plus, il déroula nerveusement le petit pli. Ce qu'il lut le stupéfia. Il ne pourrait pas garder longtemps un tel secret, trop lourd à porter. Il savait qu'il finirait par le trahir. Il prit son portable pour raconter tout cela à sa femme. Mais il eut juste le temps d'entendre un bruit derrière lui quand il reçut un énorme coup de pelle de jardin sur la tête qui le terrassa à jamais.
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