Carotte et Lapin

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Il était une fois un lapin blanc qui marchait dans la forêt.

Le lapin s’appelait Carotte, car il mangeait des carottes. Les lapins n'étaient pas devenus une grande civilisation : ils étaient des millions à s’appeler Carotte.

Carotte s’immobilisa. Un renard rôdait dans la forêt. Il jaillit d'une fougère.

« Salut ! T’inquiète j’ai déjà mangé.

— Euh… salut. On n’est pas censé ne pas se parler ?

— Si, mais comme je t’ai dit j’ai déjà mangé. »

Carotte n’était pas rassuré, mais encore vivant.

« Je m’appelle Carotte, car j’aime bien manger des carottes. Et toi ?

— Je m’appelle Lapin. T’inquiète, je te dis ! »

Carotte considéra le renard, le passage qu’il venait de prendre, les crocs, les issues.

« Dis-moi, euh… Lapin, pourrais-tu t’écarter, que je continue ma route ?

— Non. »

Carotte dressa les oreilles. Trois options de fuite se répartirent dans ses muscles, prêts à se détendre. Le renard s'en aperçut et s’exclama :

« T’inquiète, j’vais pas te bouffer, je te dis ! J’ai besoin de toi : il me faut des carottes. Des vraies. »

Immobilisation du lapin.

« C’est pas pour moi, c’est pour Sac-poubelle. »

La boule de poils sursauta.

« Quoi ?

— Sac-poubelle. C’est un rat et c’est comme ça qu’il s’appelle : Sac-poubelle. Parce qu’il aime manger… Ouais tu connais le principe. Sac-poubelle veut des carottes, donc il me faut des carottes.

— Pourquoi tu te sens obligé d’apporter des carottes à un rat ? S’il aime les carottes, il n’a qu’à s’appeler Carotte, déjà. Comme tout le monde, en fait.

— Ouais mais c’est un rat particulier. C’est mon rat.

— Tu as ton sac-poubelle ? »

Le renard claqua des dents :

« J’ai pas faim, mais j’peux me forcer. »

Carotte se figea.

« C’est long à expliquer », reprit le renard, « Sac-poubelle c’est un pote tu vois. Mais je lui demande un truc et lui refuse tant qu’il n’a pas de carottes. Quel rat !

— Mais moi j’ai pas de carottes. Enfin j’en ai plus. Quand j’en ai une, je la mange. Si je mange pas, c’est que j’ai pas de caro…

— Tu connais un endroit où y en a ? »

Le lapin se figea. Il regarda à gauche, à droite, derrière lui, le renard.

« Oui, et j’aimerais être là-bas. C’est là où j’allais, justement, mais un renard m’empêche de passer. »

Le renard claqua des dents.

« C’est fâcheux ! Allons ensemble alors ! »

Carotte se résigna, et ils se mirent en route. Ils traversèrent le bois. Au-delà de la lisière, une habitation. Un fermier veillait mais les animaux étaient prudents sur le territoire des humains. Ils étaient dangereux. La maison jouxtait un champ de carottes, la destination des compères.

« Attention au fermier.

— Y en a combien ?

— Un seul. Mais il a mauvais caractère.

— Ils ont tous mauvais caractère. »

Le renard allait se diriger vers le champ, mais le lapin bondit vers un sac déposé contre le mur de la maison. Il débordait de carottes. Saisissant l’occasion, ils s’emparèrent chacun d’un trésor. La porte de la ferme claqua soudain et surgit un ogre humain. Il portait un tube métallique et ni Carotte ni Lapin ne souhaitaient en connaitre l’usage. Le géant le pointa vers eux et vociféra :

« Boudiou d’bestiaux ! »

Carotte et Lapin détalèrent.

BLAAM !!

« Trois fois qu’j’te loupe, le lapin ! Mais si tu viens à deux j’vais m’entrainer tu vas voir ! »

Blaam !

Les fuyards parvinrent à l’orée de la forêt, fuyants un dernier juron. Ils firent halte, cachés à l’ombre des arbres, pour reprendre leur souffle. Et l’appétit ! La course du renard lui avait donné faim. Il mangea le lapin.

Le renard, satisfait, était repu et avait deux carottes pour Sac-poubelle. Le rat squattait un ancien terrier de marmotte depuis l’hiver dernier. Il s’y rendit avec précaution. Les humains pullulaient à proximité des rats. Une maison vivait dans le voisinage de Sac-poubelle. À l’entrée du nid, le renard se risqua à appeler.

« Psst ! Sac-poubelle ! T’es là le rat ?

— Je t’ai déjà dit de pas m’appeler comme ça ! Je m’appelle Carotte, car je mange des carottes. Et je ne suis pas un rat, mais un raton-laveur !

— Voyons le rat, il n’y a que les lapins qui s’appellent Carotte ! Tout le monde ne peut pas s’appeler Carotte. Toi, tu traines dans les poubelles. Désolé, mais fouiner dans les ordures, c’est signé Sac-poubelle.

— Bon, laisse tomber. Tu as une carotte ?

— J’en ai deux.

— Parfait ! Jette-les dans le trou. Pas de gestes brusques.

— Je sais pas pourquoi tu t’inquiètes. J’ai mangé sur la route, en plus !

— J’m’en fous, t’approches pas de moi ! Lâche les carottes. »

Claquement de dents.

« Et toi lâche l’info, ou je viens te chercher. »

Le renard entendit de brefs mouvements de panique au fond du terrier. De toute évidence, le raton-laveur n’avait pas aménagé de boyau de secours en cas d’alerte renard-devant-l’entrée.

« D’accord, je vais te le dire. Mais après tu t’en vas, je veux plus te voir ! »

Le renard lâcha une carotte.

« Le village des poules se trouve après la maison bleue, de l’autre côté de la route. Il faut en traverser une autre, plus dangereuse, pour arriver au bâtiment. Rempli de poules. Des centaines de poules, peut-être des milliers. Des poules pour toute une vie…

— Ça va, ça va, j’ai compris !

— Je peux avoir ma deuxième carotte ?

— Tu mens », rugit le renard. « T’aurais jamais pu traverser les routes. »

— La première c’est une petite route, c’est facile. Pour l’autre, l’astuce est de passer dessous. Il y a un tuyau qui débouche sur euh… Eh bien… »

Remue-ménage dans le terrier. Le renard ne savait pas si la bestiole hésitait ou creusait.

« Tu vas la chier, ta portée ?

— Ça débouche sur les poubelles.

— Voilà ! Je le savais ! C’est pas signé, ça ? Viens pas te plaindre après, Sac-poubelle ! »

Le raton-laveur siffla, excédé : « Donc tu arrives aux poubelles, et juste après, un énorme bâtiment, plein à craquer de volailles. C’est pété de poules tu verras. C’est tout ce que je sais. Maintenant lâche la carotte ! »

Le renard rumina les informations, et consenti à céder le légume.

« Je vais peut-être aller voir ça. Mais je te préviens le rat, si tu mens, je te bouffe. »

Le renard ne dit plus rien. Un silence s'installa, brisé par un grattement au fond de la tanière.

« Tu es parti ? »

Pas de réponse. Salaud. Le raton-laveur allait devoir rester des heures dans son boyau, de peur de sortir et tomber truffe-à-truffe avec un renard affamé.

Le renard fixait l’entrée de l’abri, au cas où l’en-cas se présenterait. Il jouait avec depuis trois jours, mais il se lassait. Il ruminait cette histoire de lieu rempli de poules. Il pensait que le rat l’avait inventé pour qu’il parte. Il fallait vérifier.

L’en-cas ne vint pas et le renard se décida à partir. Le rat avait parlé de plusieurs routes, alors que lui-même était terrifié à l’idée d’en traverser une seule. Il fallait passer dessous...

Il fit demi-tour.

« Hey Sac-poubelle ! »

La tanière émit un cri craintif.

« Oh putain il est toujours là ! Ah la vache tu m’as fait peur ! J’allais sortir en plus ! »

Merde, pensa le renard.

« Oh le con j’ai failli me faire bouffer par un renard !

— Bon ça va ! Je viens en paix. J’ai une question. T’as parlé d’une astuce pour passer sous la route, mais y a deux routes. Comment on passe la première ?

— Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que… Mon cœur… La flippe que j’ai eu !

— Comment on traverse la route ?

— Pas le choix pour celle-là. Il faut la traverser quand y a pas de monstre. »

Le sang du renard se glaça. Les animaux savaient que les routes noires avaient une origine humaine, mais n'avaient pas la moindre idée de ce qui fonçait dessus. Des monstres rapides qui tuaient sans ralentir. Il n’avait tenté qu’une traversée et faillit y rester. Le démon n’avait pas fait de bruit avant de débouler pour le frôler dans une tornade. En s’éloignant il faisait pourtant un boucan d’enfer.

« Comment tu les évites ?

— Ils sont moins nombreux la nuit, et on les voit de loin. Leurs yeux font de la lumière. Par contre, ils peuvent t’hypnotiser. »

Le renard n’avait jamais pensé à ça. La tête sur ses pattes, il méditait. Cette nuit, il traverserait la route et demain il serait au pays des poules et des omelettes géantes.

Cela prit presque trois heures. Sac-poubelle sortit la tête de son antre et le renard l’attrapa. En le mangeant, il se dit que c’était peut-être un raton-laveur finalement, car ce rat était succulent pour un rat.

Le soir venu, le renard était en pleine forme. Il avait passé l’après-midi à digérer au soleil. Il s’approcha de la route, les sens en éveil. Des lumières grossissaient en monstres hurlants et filaient d’un sens comme de l’autre, mais Sac-poubelle avait dit vrai : ils étaient moins nombreux. Il attendit que le silence revienne. Pas de lueur à l’horizon, il se décida et bondit.

Il avait atteint le milieu de la chaussée quand il entendit un bruit. Il tourna la tête vers deux yeux aveuglants qui perçaient la nuit pour le regarder. Des puits sans fond qui le fixaient et emplissaient tout l’espace jusqu’à ce que le renard soit heurté et passe sous les roues de la bagnole.

La voiture trembla et la fermière cria. Le conducteur se réveilla dans un juron.

« Boudiou de con d’bestiau ! », fit le fermier. « J’l’ai pas loupé c’ui là !

— Quédonc qu’c’était ?

— J’en sais ri’n. Un bestiau y m’fixait avec des billes comme ça !

— Un r’nard, je suis sûre qu’c’était un r’nard !

— Pourquoi qu’tu d’mandes si tu sais ? »

Damien Davy, le 6 décembre 2022.

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