Sale Temps

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Jérôme ouvrit les yeux vers sept heures, ce matin là. Le flottement entre rêve et conscience dura un moment, et il se leva.

Que c’était difficile ! Il lutait contre le désir de faire une grasse matinée. Il fallait pourtant bien bosser. Il gagna la salle de bain d'un pas hésitant. Il s’appuyât au lavabo et contempla le miroir d'un regard vide.

Ce garçon blond, bien bâti et à la mâchoire carrée, affichait d’ordinaire un charisme solaire. La barbe hirsute installée durant la nuit lui donnait un air sauvage assez plaisant. Mais en cette heure, le miroir ne reflétait qu’un homme dépeigné, mal réveillé et en colère de l’être. Le regard noir de Cro-Magnon estompait toute trace d’amabilité. Il faudrait au moins une tasse de café pour lui rendre un peu d’humanité.

Cheveux en bataille. Humeur catastrophique. Haleine fétide. Et l’odeur déplaisante d’un homme qui avait passé huit heures sous une couette trop chaude pour la saison. On était bien mardi matin.

Il avait cette étrange impression que cette journée allait se révéler pourrie, sans trop savoir pourquoi. Peut-être l’atmosphère de la pièce, un peu bizarre ce matin, ce nouveau cheveu blanc, ses oreilles bouchées, ou bien tout cela à la fois.

L’homme et son reflet hésitaient, se posant la sempiternelle question matinale : douche ou café en premier ? L’avantage de la douche – en plus de supprimer l’effluve nauséabond émanant de son corps – résidait dans le fait qu’il se trouvait déjà dans la pièce appropriée. Le café n’améliorerait en rien sa mauvaise haleine, mais aurait le mérite de le réveiller et de lui déboucher les oreilles. S’il ne le prenait d’ailleurs pas très vite, l’automate qu’il était risquait la chute sur le carrelage.

Direction la cuisine.

En traversant le couloir, l’impression que la journée serait affreuse se fit beaucoup plus nette, bien qu’il ne sût toujours pas pourquoi. Il prépara la cafetière, et attendit patiemment devant. On ne sait jamais, elle pourrait s’enfuir. Chaque jour il se faisait avoir : au lieu d’en profiter pour prendre sa douche, il fallait qu’il végète devant cette foutue machine. On aurait dit qu’il tentait de lire dans ses pensées, comme s’il attendait d’elle une réponse cruciale.

Mais non, Jérôme scotchait devant, à la limite de la somnolence. Il tourna la tête et regarda par la fenêtre.

Quelque chose clochait.

Il faisait sombre, beaucoup trop sombre. Il pensa un moment qu’il était quatre heures du matin. Mais, si la cafetière restait muette, le réveil lui ne se trompait jamais. Il était bien sept heures, sept heures et demie maintenant, mais le ciel, la rue, tous les environs étaient littéralement noirs. Son appartement, au troisième étage, donnait sur un grand boulevard, et pourtant il discernait à peine les voitures garées sur le trottoir d’en face.

Tout à coup un éclair déchira les nuages et illumina le paysage, révélant à Jérôme l’origine de son malaise.

Il n’en croyait pas ses yeux.

Une image digne d’un cauchemar se fixa sur ses rétines. D’épais nuages, d’un noir mat, couvraient tout le ciel, aussi loin qu’il put le percevoir. La foudre n’avait éclairé qu’un morceau des cieux en fuyant, émergeant d’un nuage gris à peine plus clair sur l’instant. Le long du boulevard, les arbres déchainés par le vent formaient une armée des ténèbres tremblante, gesticulante et hurlante. L’un deux s’était déraciné et gisait au beau milieu de la route. Il n’y avait pas une voiture, pas un piéton sur l’asphalte. Le monde semblait comme tétanisé devant tant de menace. Et cette chaleur ! L’atmosphère était lourde, pesante et moite. Un énorme grondement sourd et infernal roula lentement des cieux jusqu’aux tréfonds de ses entrailles.

Puis tout s’embrasa.

Une série d’éclairs tonnants et rapides perça le ciel de part en part. La vision saccadée et stroboscopique ne fit qu’accentuer un sentiment de terreur qui commençait à poindre. Dans tout ce vacarme, la cafetière signifia qu’elle avait fini son travail, mais pour une fois qu’elle lui parlait, Jérôme n’en avait cure. Il était paralysé devant tant de lumières et de ténèbres.

Un énorme flash, un déchirement strident, puis ce fut comme si une mer entière se déversait sur ce monde que qu’il croyait connaitre. Le boulevard se transforma en une rivière noirâtre, emportant l’arbre tombé et quelques voitures.

Ah ça oui, une bien belle journée de merde.

Il en avait connu, des tempêtes. Il avait grandi sur la côte, et avait accompagné son père à la pêche au gros. Ce qu’il avait devant les yeux ressemblait foutrement à ce qui avait failli renverser le chalutier, alors qu’ils rentraient au port, le jour où ils avaient été surpris par une forte houle et un vent violent. D’énormes lames avaient menacé l’esquif, mais celui-ci avait tenu bon, à l’inverse de l’estomac et de la vessie du gamin. Du haut de ses dix ans, il avait été impressionné par ce déferlement de violence de la nature. Plus que tout, il avait été impressionné par son père, qui lui avait dit : « Ah ça mon gamin c’était pas loin du typhon ! T’aurais dû venir avec moi y’a trois semaines, on aurait dit qu’le Bon dieu voulait pas qu’on r’vienne au port. Mais ne dis rien à ta mère, si elle apprend ça j’va me faire tirer les oreilles bien comme y faut. »

Perdu dans ses pensées, Jérôme contemplait l’orage.

Il remarqua enfin que le café était prêt. « Ah bah c’est pas dommage ! » aurait dit la cafetière si elle pouvait parler. Il resta ainsi, devant la fenêtre, sirotant le chaud liquide aussi noir que le monde extérieur. Tout en se demandant combien de temps cette pluie infernale allait durer, il fila prendre sa douche.

La lumière de la salle de bain, claire quelques instants plutôt, commençait déjà à faiblir et vaciller. Jérôme ignorait si le chauffe-eau tirait son énergie de l’électricité et il ne tenait pas à en faire la découverte ce matin, et se dépêcha donc. Une douche froide était certes vivifiante, mais il n’était pas d’humeur. La pluie tambourinait sur les fenêtres et les murs dans un vacarme tel qu’il n’entendait pas l'eau ruisseler sur lui. A peine lavé, l’ampoule eut un dernier soubresaut, et il fut plongé dans le noir. Il proféra un juron, et fut surpris par l’écho renvoyé par la pièce maintenant sombre. Toujours en jurant, il s’essuya et s’habilla à tâtons.

Plus d’électricité chez lui, et probablement dans toute la ville. Il chercha et trouva ses clés, sa veste, et d’autres mots bien sentis.

Les lumières de secours veillaient dans l’escalier, et il en profita pour vérifier s’il avait bien mis ses vêtements à l’endroit. Après une brève pause pour enlever puis remettre son t-shirt, il repartit vers la sortie.

La porte s’ouvrait vers l’extérieur et lui sembla peser une tonne. Il l’entrouvrit, mais, repoussée par le vent, elle se referma aussitôt, manquant de peu de lui ôter deux phalanges. Dans une nouvelle tentative et un élan plus fort, il parvint à la maintenir ouverte, mais alors qu’il s’apprêtait à sortir, il vit passer devant lui un long fil noir. Tel un pendule, il passa plusieurs fois devant ses yeux avant que Jérôme ne le reconnaisse. Il s’agissait d’un gros fil électrique, dont la rupture expliquait probablement la coupure de courant de son immeuble. Il ignorait si des milliers de volts passaient là-dedans, mais les étincelles prouvaient qu’il ne valait mieux pas s’y frotter.

Jérôme était coincé chez lui. Il fut grandement étonné du nombre de jurons et d’insanités qu’il lâcha sur le moment, et encore plus de constater qu’il disposait d’un vocabulaire assez riche pour tenir le temps de remonter chez lui. À court de formules, il s’affala sur son canapé en lâchant un dernier « Bordel ! ».

Bon, pensa-t-il, c’est bien de ruminer sur son sort, c’est encore mieux d’essayer de s’en sortir.

Ses rares horloges, électriques, ne fonctionnaient plus. Il sortit son téléphone portable. Plus de réseau. Ce monstrueux orage ne se contentait pas de plonger la ville dans le noir, il avalait aussi les ondes de communication.

Il ne pouvait contacter personne et il n’avait plus de courant. Un gros fil électrique pendait devant sa porte menaçant d’électrocution quiconque tenterait de sortir. Même sans cet obstacle, le torrent d’eau qu’était devenu le boulevard rendait toute utilisation de voiture bien improbable – dans le cas où celle-ci ne serait pas déjà emportée par les eaux.

Il lui restait bien la chaloupe, mais elle était dans le garage de son père, en Bretagne.

Après de brefs jurons, il réfléchit à sa situation. A part attendre, il ne pouvait pas faire grand-chose.

#

Jérôme se rassit dans son canapé. Deux heures avaient passées. Il avait tenté de contacter un voisin, puis quelqu’un à l’extérieur, sans succès. Il était seul dans le bâtiment. À croire que tout le monde avait senti le coup venir, et s’était réfugié dans un abri antiatomique ou anti-ciel-nous-tombe-sur-la-tête.

Las, il regarda au travers de sa fenêtre. Il devait être presque dix heures, le soleil était levé depuis bien longtemps, mais ses rayons ne parvenaient pas à percer la couche opaque épaisse de plusieurs kilomètres. Il avait l’impression de regarder un vieux film en noir et blanc sur un appareil dont l’éclairage était sur le point de lâcher.

Le temps ne s’était pas calmé, loin de là. Dire qu’il empirait relevait de l’impossible et pourtant c’était le cas. Les nuages défilaient à une vitesse inouïe sur un tapis-roulant céleste infernal. Les éclairs redoublaient de puissance, et la pluie – le déluge – alimentait ce qui était maintenant devenu un fleuve qui emportait tout sur son passage.

Les nuages se mirent à tourbillonner et à gagner en vitesse. Devant ses yeux ébahis, une énorme tornade se formait. La gorge sèche, Jérôme vit le vortex destructeur heurter le sol et rester un moment sur place, semblant hésiter sur la direction à suivre. Dans un bref instant d’horreur, il crut voit la trombe arriver vers lui, mais elle partit vers le nord, entrainant avec elle son cortège d’arbres, de voitures, et l’équivalent d’un immeuble en gravats et poussières.

Le vacarme était insoutenable, la tempête d’éclairs aveuglante. Ce spectacle ne lui laissait que le don de la parole pour dire ce qu’il n’entendit pas :

« Mon Dieu mais c’est l’apocalypse ! »

Totalement désemparé, terrifié, il se demandait ce qu’il pourrait arriver de pire, lorsque le sol se mit à trembler.

Au comble de l’horreur, il fut emporté par les mouvements de plus en plus fort et projeté à terre. Il rampa frénétiquement sur le sol pour tenter de se réfugier sous la table. Les fenêtres explosèrent derrière lui, et ce qu’il croyait assourdissant lui emplit le crâne. Il crut que ses tympans allaient subir le même sort que les baies vitrées. Dans un terrifiant bruit de succion, le vent s’engouffra tout autour de lui et emporta tout sur son passage. La table qu’il comptait rejoindre fut balayée au travers des vitres brisées, à la poursuite de son canapé et d’une partie de ses meubles.

Sur le point de succomber à la folie, il se plaqua au sol. Les yeux fermés, il se mit à prier Dieu, Marie, Jésus, Allah, Mahomet, Bouddha. Il implora Gaïa, cette mère Nature qui semblait à ce moment décidée à détruire l’humanité. Il supplia pour que le toit reste au-dessus de sa tête, pour que le vent ne l’emporte pas, il cria pour ne pas tomber fou sur l’instant.

Puis il ne pensa plus à rien, et attendit sa mort.

Le vacarme eut raison de ses tympans, et il devint sourd. Aucune douleur ne lui avait traversé la tête, il n’entendait tout simplement plus rien. En fait, il ne ressentait plus rien non plus. Désemparé, il ouvrit les yeux, pour se retrouver aveuglé par une intense lumière.

Sourd et aveugle. Plus aucune sensation. Il était probablement mort. Il se demandait s’il était en enfer ou au paradis.

Non, impossible. Il sentait le sol sur lequel il reposait. C’était le silence qu’il entendait, et ce qu’il voyait était la lumière d’un radieux jour d’été.

Avec précautions, il se leva lentement et regarda autour de lui. Son appartement était calme, comme si rien ne s’était passé. Au-delà des fenêtres intactes, un soleil resplendissant surplombait une ville aux murs blancs et aux toits d’ardoises. Aucun arbre n’était couché sur le boulevard qui avait retrouvé son animation habituelle. Les passants et les voitures allaient et venaient, indifférents à la destruction du monde qui n’était plus.

Jérôme se rassit et se gratta la tête. Il ne comprenait plus rien. Avait-il rêvé ? Il alluma la télé pour vérifier les informations, mais aucun journaliste ne faisait mention d’une météo exceptionnelle.

Son téléphone vibra : c’était son patron.

« Bon, qu’est-ce que tu fous Jérôme, ça fait trois heures qu’on t’attend ! Alors tu te magnes et tu ramènes ton cul ici en vitesse OK ? T’as du boulot bonhomme, et j’ai personne sous la main pour faire les prévisions météo à ta place ! »

Encore sous le choc, Jérôme pris ses affaires, et partit travailler.

Damien Davy

Novembre 2007

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