Les dernières notes du bonheur (partie 2)

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.7 juillet 2164.

Depuis que la tyrannie de Zarok s'était installée en Américonova, Scarlett avait appris à survivre, dans ce paysage catastrophe composé de terres boueuses, de landes desséchées, de forêts sombres et de morceaux de ferraille sortant presque du sol. Certaines rivières avaient été contaminées par les usines chimiques de l'Empereur Invisible, comme il se faisait appeler par la population, et l'eau était presque devenue rare, les sources pures se trouvant à des milliers de kilomètres de là, mais bien trop proche d'Extasopia, la capitale d'Américonova, là où se trouvait le siège de l'empire, et bien sûr, le Palais, résidence du tyran Mhon Zarok, d'où il commandait tout le continent. Personne ne savait qui était Mhon Zarok, car personne ne l'avait jamais vu, ne serait-ce qu'un ongle ou un orteil. Il pouvait très bien s'agir d'une espèce extraterrestre chargée de "préparer le terrain" pour ses congénères venus du fin-fond de l'espace. Ou alors il s'agissait de Tildus, le grand-père paternel de Scarlett, qui avait disparu un matin de 2127, un an avant l'arrivée du terrible Empereur Invisible, qui assassina Mungus Geradon II, celui qui gouvernait l'Américonova du Nord, du moins, de son vivant. Zarok avait ensuite envoyé un puissant commando attaquer Palacio Diama, puis capturer l'impératrice d'Américonova du Sud, Vevatia, pour la manipuler et la faire dirigeante de l'Ekla.

Cela faisait presque dix-huit ans que Zarok était au pouvoir, manipulant les gens riches pour les rallier à sa cause et réduisant la population moyenne et ce qu'il appelait la "sous-population", c'est-à-dire les pauvres, les sans-abris, les personnes en danger fiscalement, ou toute personne ayant montré un signe de rébellion contre l'empire de l'entité inconnue et s'étant vue se faire retirer tout son argent. Ces personnes avaient le choix : travailler sang et eau à la construction de bâtiments, de machines intelligentes ou autres profits à Zarok, et gagner un maigre revenu qui suffisait tout juste à les nourrir, en plus d'une assurance en cas de maladie, ou errer et risquer à tout moment de mourir écrasé par une machine, rongé par une maladie grave, dépérir sans bonnes conditions de vie... Et ceux qui volaient pour survivre, c'était sans appel : deux années de prison ferme. Beaucoup se laissaient tenter, beaucoup allaient en prison pour avoir quelque chose à manger, un lit pour dormir sans se réveiller avec d'effroyables courbatures, d'avoir droit à des sanitaires dignes de ce nom...

Scarlett, elle, avait un peu peur de se laisser aller, et de se forcer à commettre un méfait pour avoir accès à ce genre de chose. De plus, sa vie sociale connaîtrait un autre tournant, avec d'autres femmes avec qui partager un espace de vie. Mais elle avait encore de l'espoir. Si tout cela avait commencé, cela pouvait se terminer.

Jamais la jeune femme à la peau brune et aux cheveux noirs, sales, coincés dans des tresses désordonnées qui étaient devenues impossibles à défaire, n'avait trahi la Loi, une centaine d'articles rédigés par Mhon Zarok personnellement. Jamais elle n'avait volé, insulté l'empire, l'empereur ou l'Ekla, jamais elle n'avait tué, jamais elle n'était entrée en contact avec des rebelles. Elle tenait à rester en vie, et, malgré sa puissante haine contre l'Empereur Invisible, elle avait toujours respecté les cents articles de la Loi. Faisant partie des personnes nées avant l'arrivée de l'empereur Zarok, elle ne possédait pas la marque d'identité propre à toutes les personnes de moins de dix-huit ans en Américonova, tatouées à leur naissance. Le seul tatouage que possédait Scarlett était une flèche gravée du mot "love", sur son dos, qu'elle s'était fait faire à sa majorité, il y avait sept ans de cela, lorsque l'apocalypse sur le continent avait réellement commencé. Elle s'efforçait de le cacher sous ses vestes, car l'Ekla semblait voir une menace à l'empereur dans toutes les marques sur la peau, mis à part les marques d'identité.

Le jour, Scarlett fouillait les poubelles, les restaurants désaffectés, à la recherche de nourriture. Elle remplissait sa gourde dans un petit cours d'eau qui passait, non loin de la ville de Hellflaw, là où elle "vivait", si l'on puisse appeler ça vivre. Elle rôdait, passait de temps en temps par un café pour s'assoir et écouter la musique diffusée par un juke-box grésillant. Les dernières notes du bonheur.

On était en septembre, et la température extérieure approchait dangereusement des quarante-cinq degrés. Personne dehors, sous peine de vite manquer d'eau, et surtout de s'évanouir en plein soleil, et risquer de mourir sous la canicule. Scarlett y était justement, dans ce bar, à écouter ces dernières notes de bonheur, assise à une table, une bouteille d'eau légèrement tiède dans la main droite. Elle était vêtue d'un débardeur blanc taché de sueur, de poussière et de rouille, la rouille des carcasses métalliques qui ornaient le sol d'Hellflaw, ainsi que d'un pantalon de treillis à la couleur indescriptible depuis plusieurs années déjà, troué ici et là. Malgré la chaleur, ses avant-bras étaient enroulés de plusieurs épaisseurs de film plastique. Quelques jours plus tôt, Scarlett s'était blessée aux avant-bras avec des fils de fer dépassant du sol. Sa peau sombre était donc striée de balafres rosies, qu'elle avait humidifié, puis recouvert d'un torchon, et enfin d'un film plastique pour maintenir le tout. Les bactéries étaient présentes partout dans la ville, et la jeune femme ne tenait pas vraiment à perdre ses bras dès aujourd'hui.

Elle décapsula sa bouteille d'eau et en but deux courtes gorgées. La chaleur était accablante, et les pales qui tournaient au plafond ne faisaient que brasser l'air, sans le rafraîchir pour autant. Derrière le comptoir, Biarri, le gérant et serveur du café de coin de rue qui était l'un des rares encore en activité, semblait s'asphyxier dans sa chemise de travail. Il jeta un regard nerveux dans la rue, puis la retira, dévoilant un torse recouvert de poils trempés de sueur, et une brioche un peu trop développée à son ventre. Il attrapa un éventail en carton qu'il s'était confectionné, et entreprit de l'agiter devant sa face ronde aux moustaches mal entretenues. Scarlett n'avait que quatre autres bouteilles d'eau sur elle, un trésor que bien des habitants d'Hellflaw ne pouvaient s'octroyer. Ceux qui ont la belle vie sont tous des riches, maugréa-t-elle intérieurement.

La chanson se termina, et le juke-box poussa un cri alarmant. Biarri se précipita à son chevet, plongea ses mains dans le trou à l'arrière, puis se releva, la mine basse.

— Même lui a rendu l'âme, soupira-t-il. Il y a un message là-dedans, il faut s'en aller.

Un homme ne portant qu'un short d'ouvrier maculé de taches de rouille et buvant dans une bouteille d'eau gazeuse au fond de la salle se leva et tapa sur la table de son poing serré.

— Ah non ! s'écria-t-il, le visage crispé de rage. Nous étions ici avant que tout cela ne se produise, avant même que la ville ne soit renommée "La crevasse des Enfers" ! Zarok nous a tout pris, c'est à lui de foutre le camp !

Devant ces propos rebelles, personne ne pipa mot, mais tous étaient intérieurement d'accord, Scarlett la première. Mhon Zarok avait tué la moitié de sa famille, et emmené l'autre moitié extraire du divgarode à l'autre bout du continent. Son vœu le plus cher était qu'il débarrasse le plancher et que tout redevienne comme avant. Même si rien ne sera plus jamais comme avant, songea-t-elle, plus en colère que triste.

La diode lumineuse au plafond mourut également durant les minutes qui suivirent. Le café de Biarri n'avait jamais été qu'un lieu pour se rafraîchir, qui vendait des bouteilles d'eau à peine froides pour ceux qui avaient trois pièces sur eux, mais désormais, il ressemblait à un cimetière d'appareils électriques. Scarlett ne voulait pas quitter Hellflaw, mais elle savait que c'était tout ce qu'il lui restait à faire.

Tout à coup, un grondement métallique se fit entendre, et des lueurs paniqués s'allumèrent dans chaque regard des personnes présentes au café. Biarri enfila sa chemise, d'autres déchirèrent des papiers, ou éteignirent leurs portables écran 3D - Scarlett avait jeté le sien il y avait bien longtemps, persuadée que Mhon Zarok espionnait chaque personne possédant un tel appareil. Le grondement se rapprocha, et personne n'aimait se bruit. Car personne n'aimait l'Ekla, et ses machines intelligentes monstrueuses et dévastatrices. Personne n'aimait non plus les contrôles fréquents des policiers armés qui patrouillaient jour comme nuit dans les rues de chaque ville. Scarlett remonta son débardeur dans son dos, pour cacher son tatouage, et remit sa veste kaki, déchirée et aussi sale qu'elle même, car une douche était une denrée rare, désormais.

La patrouille s'arrêta devant le supermarché aux rayons vide de la rue d'en face, contrôlant toutes les personnes qui s'y trouvaient (soit trois bonnes dizaines, compte tenu de la chaleur extérieure), puis ils marchèrent en direction du café. Chaque soldat de l'Ekla était habillé d'une armure de divgarode, un métal de couleur dorée-cuivrée, très résistant, et la température était régulée intérieurement, ce qui leur conservait une température agréable et fraîche en été, et chaude en hiver. Leurs visages étaient dévoilés, mais leurs yeux protégés de la poussière par des lunettes semblables à celles de piscine, mais leur procurant également vision infrarouge, ultraviolette et nocturne, ainsi qu'une détection de chaleur corporelle. Leurs patrouilles étaient composées de deux machines intelligentes de type B, et de six hommes armés de pistolets paralysants et de bombes à explosion électriques ou incapacitantes. Les défier était se donner volontairement la mort.

La patrouille s'approcha du petit café, et une voix amplifiée par un haut-parleur retentit à l'intérieur du petit commerce :

— Ceci est un contrôle des forces policières de l'Ekla. Veuillez sortir en file indienne du bâtiment. Veuillez présenter votre tatouage ou vos papiers d'identification. Nous sommes armés, toute tentative de fuite ou de résistance se verra punie d'un coup de feu pouvant entraîner de graves dommages physiques ou cérébrales.

Tous les occupants du café se placèrent alors dans l'ordre exigé par la patrouille, tous sauf celui qui avait crié à la rébellion quelques minutes plus tôt. Silencieusement, il se glissa derrière le comptoir, puis s'approcha de la porte donnant sur la réserve et l'arrière boutique. Scarlett étant celle qui se trouvait le plus proche de lui, il la tira doucement par la manche, pour ne pas attirer l'oeil des autres habitués du café de Biarri.

— Que faites-vous ? chuchota la jeune femme, en jetant un regard inquiet aux policiers armés postés à l'extérieur.

— Je nous sors de ce merdier, gronda doucement l'homme. Vous et moi savons autant que l'Ekla est au service du tyran le plus horrible de la galaxie, et même des autres galaxies entourant la Voie Lactée. J'ai parlé, tout à l'heure, et je suis persuadé que n'importe lequel de ces crétins seraient prêts à me dénoncer pour mieux gagner leur vie. Vous me suivez ?

Plus loin, à l'entrée du café, la file se réduisait petit à petit, signe que les personnes contrôlées avaient reçu l'ordre de rentrer chez elles. Scarlett sentit son cœur battre à tout rompre. Elle avait toujours aspiré à être elle aussi une rebelle, et elle détestait Mhon Zarok plus que quiconque, mais jamais elle ne se serait doutée que ce moment où il faudrait fuir et pas docilement obéir arriverait si vite dans sa vie. Elle se cacha derrière le comptoir avec le rebelle, tandis que les pas des soldats de l'Ekla commençaient à retentir sur le carrelage du sol du café.

— Il y avait deux autres personnes à l'intérieur, lors du scan, gronda l'un des officiers. Montrez-vous immédiatement les mains sur la tête si vous ne voulez recevoir aucun dommage physique.

Pourtant, réprimant le réflexe mécanique d'obéir aux policiers armés, Scarlett retint son souffle, en rampant aux côtés de l'homme à la tenue d'ouvrier à l'intérieur de l'arrière-boutique. Ils se glissèrent derrière une lourde pile de bouteilles en plastique vides, puis avancèrent jusqu'au fond. Il n'y avait qu'une simple bouche d'égouts rouillée, et la dévisser prendrait plusieurs minutes, et seulement à l'aide d'un outil pointu et solide pour faire levier. Hors, les soldats de la patrouille s'approchaient progressivement du local, et risquaient d'arriver d'une minute à l'autre. En outre, ni le rebelle ni Scarlett n'étaient armés, contrairement aux policiers, qui disposaient d'armes bien pratiques citées plus haut.

A l'écoute des pas ennemis, le pouls de la jeune femme s'accéléra drastiquement, et elle sentit une certaine forme de panique monter en elle, mêlée à ce flot d'adrénaline qui l'avait envahie dès lors qu'elle s'était cachée sous la table avec le rebelle.

— Pitié, dites-moi que vous avez un plan, souffla-t-elle à l'intention de l'homme qui sortait un outil de fer d'une des poches de sa combinaison d'ouvrier.

Il ne lui répondit pas, totalement absorbé par son travail. Il déplaça l'outil lentement, sous les rebords de la plaque d'égouts, enlevant ainsi la petite couche de moisissure de rouille qui s'y était installée. Seulement, le bruit métallique des chaussures en divgarode des soldats de l'Ekla résonnait à présent dans le local, ils étaient au seuil de la porte. Un pas de plus, et ils n'auraient qu'à lever leurs armes, pulvériser les bouteilles de plastique, puis tuer les deux fuyards. C'est ainsi que je vais mourir ? songea Scarlett, sa panique laissant place à un sentiment de regret.

Les gardes pénétrèrent dans l'arrière-boutique, et placèrent les canons de leurs armes pointés sur les deux silhouettes floues au travers des bouteilles vides. Ils n'auraient aucun mal à les détruire et à blesser Scarlett et son compagnon de fuite du même coup.

— Les mains sur la tête ! aboya l'un des deux policiers. Vous êtes en état d'arrestation, pour non-respect de la procédure de contrôle et tentative de fuite !

N'ayant plus que cela à faire, les deux fuyards se levèrent et placèrent leurs deux mains derrière leur tête. Du coin de l'oeil, Scarlett vit cependant que le rebelle en tenue d'ouvrier tenait encore son outil métallique, et elle comprit qu'il ne s'était pas résolu à se rendre. Moi non plus je ne veux pas aller en prison.

Les deux soldats avancèrent lentement dans la direction de leurs prisonniers, armes toujours braqués sur leur poitrine. L'un d'entre eux rangea son blaster à sa ceinture pour saisir les menottes, mais le rebelle, bien plus rapide, lui porta un formidable coup à l’arrière du crâne à l’aide de sa barre de fer. Le policier perdit connaissance, et, alors que l’autre s’apprêtait à le paralyser de son pistolet, l’autre avait saisi celui de l’homme inconscient. En une fraction de seconde, les deux soldats de l’Ekla étaient à terre.

— Vite ! s’exclama le rebelle en se remettant à l’ouvrage, appuyant fermement sur sa barre de métal coincée sous le rebord de la bouche d’égout. Leurs collègues vont se ramener quand ils ne les verront pas revenir !

— Je m’excuse mais vous avez pensé où ces conduits vont nous mener ? répliqua Scarlett, sourcils froncés. A l’extérieur ? On aura vite fait de mourir de chaud sous les rayons du soleil !

Le rebelle marqua une pause dans son effort, considérant ce que sa protégée venait d’avancer. Son regard scruta la pièce, puis se porta sur les deux gardes inconscients à leurs pieds.

— Enfilez une armure, et en vitesse, gronda-t-il.

— Vous êtes sérieux ? demanda la jeune femme aux cheveux noirs.

— Vous l’avez dit vous même, il fait presque cinquante degrés dehors, ces armures régulerons notre température et nous permettront de survivre. Allez, enfilez !

Un peu à contrecœur, Scarlett déshabilla le soldat de l’Ekla et entreprit de se glisser dans son épaisse armure de divgarode. Elle sentit tout de suite un sentiment de fraîcheur l’envahir, et ferma les yeux, profitant de cet agréable instant. Un grognement sonore de la part de son ami improvisé retentit dans ses oreilles, la tirant de ses rêveries. La plaque d'égouts gisait à ses pieds, révélant un passage tout juste assez grand pour laisser une armure de l'Ekla.

Sans prononcer un mot, les deux résistants s'engouffrèrent dans le conduit, et tombèrent bruyamment environ trois mètres plus bas, dans un caniveau obstrué d’eau boueuse, terne et malodorante. Le regard des deux fuyards se croisèrent un instant : l’un ferme, l’autre impassible. Scarlett n’avait pas peur, mais ressentait tout de même une certaine appréhension quant aux événements à venir. Il venait de mettre à terre deux soldats de l’Ekla, ce qui à coup sûr leur coûterait une horrifiante amende et un long passage dans un pénitencier comme Deviation ou Blackend.

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