En clair très obscur
J’ai donc un sursis de trois jours avant de revenir à la maison.
La bonne table, les attentions charmantes de mon hôte ainsi qu’un personnel aux petits soins ne font qu’accroître mon malaise.
Je me sens prise au piège, une foule de sentiments contradictoires m’assaille, j’ai peur de tout. Reconnaîtrai-je les lieux de mon enfance ? Les gens ? Comment serai-je accueillie après tout ce temps, presque une éternité ?
J’erre sans but dans le parc de l’hôtel, le froid revigorant me fait du bien, marcher m’aide à envisager cet avenir si proche. Curieusement je me laisse envahir par une certaine exaltation à l’idée de revivre dans cette vieille bâtisse dont certaines parties datent du Moyen-Âge. Oui, je crois que je pourrai planter à nouveau mes racines dans ma terre aride, indomptable, qui fait autant partie de moi que moi d’elle.
Alain me surveille discrètement – du moins le croit-il – je lui donne au compte-gouttes ce qu’il attend. L’observant à son insu pendant nos discussions je n’ai plus le moindre doute : il représente un danger pour moi. Tout me le crie haut et fort maintenant : une posture changeante en fonction de mes propos, sa gestuelle inconsciente en passant par l’expression de ses yeux.
La pratique du krav-maga m’a enseignée tous les mouvements d’un corps, même imperceptibles, et comment y répondre selon les circonstances. Pour l’heure je me montre assez docile, juste ce qu’il faut, car je dois en savoir plus. Je suis encore en vie est c’est ce qui compte !
S’il pense qu’il est toujours aussi facile de me terroriser, grand bien lui fasse, cela m’arrange et me donne un avantage tactique non négligeable pour la suite.
Encore ce matin, au moment de partir, je feins une certaine réticence afin de le conforter dans l’idée qu’il se fait de moi. Je l’exaspère vraiment parce que je le vois lisser le bas de sa moustache pour masquer le tremblement de sa lèvre inférieure, il a ce tic dès que je le contrarie, je m’en suis rendue compte très vite et l’ai provoqué à deux ou trois reprises pour m’en assurer. Réaction identique à chaque fois. Pas plus tard qu’hier j’ai pu apercevoir au travers de mes paupières mi-closes son regard assassin. Il s’est vite repris, comme à cet instant où il lève les yeux de ses chaussures en m’adressant un regard chaleureux et rieur :
- Le carrosse de Mademoiselle est avancé, si Mademoiselle veut bien se donner la peine, dit-il en ouvrant la portière
- Du moment qu’il ne se transforme pas en citrouille avant notre arrivée, je veux bien me donner la peine, lui réponds-je sur le même ton.
J’ai la certitude qu’il ne m’arrivera rien durant les jours qui viennent : cela éveillerait immanquablement des soupçons. Un répit que je compte mettre à profit bien que je ne sache pas encore comment.
**********
Nous voici à nouveau sur l’autoroute, j’adopte une attitude neutre, le visage tourné vers le paysage défilant à grande vitesse, et réfléchis aux différents moyens d’éviter le sort vraisemblablement funeste qui m’attend.
Je reprends mes bonnes habitudes et me programme en mode vigilance, si l’adage qui dit que « une personne avertie en vaut deux » est vrai, alors j’ai peut-être une chance.
Plus nous roulons, plus ma détermination se renforce, j’ai compris une chose : fuir n’est plus la solution, je me battrais jusqu’au bout, je ne veux plus survivre, je veux vivre !
Un calme jusqu’ici inconnu m’invite à me détendre, je m’assoupis pour me réveiller quelques heures plus tard, à quelques kilomètres seulement de ma demeure.
Les sens en alerte, j’écoute mes sensations. Mozart résonne toujours en sourdine, Alain est concentré sur la route, je ne perçois aucune menace : j’ouvre les yeux et m’étire comme un chat. Immédiatement mon chauffeur m’interpelle :
- Bien dormi princesse ?
- Mmm
- Nous sommes bientôt arrivés, je t’avoue qu’une bonne tasse de café sera la bienvenue !
- J’ignore s’il y en a, ni même l’état de la maison… À vrai dire je ne m’en suis pas préoccupée, quelle négligence de ma part ! Vraiment désolée.
- Je m’en suis chargé pour toi, vu ton état d’esprit à cause de ma décision de te faire rentrer, c’était la moindre des choses !
- Oh, merci Alain, je me sens si stupide ! Heureusement que tu es là.
Et de me mordre prestement la lèvre, lui éclater de rire à la figure ruinerait tous mes plans à venir.
- Je ne resterai pas longtemps, reprend-il, il me faut régler quelques affaires avant de pouvoir m’occuper de toi le temps que tu t’habitues. Ta vieille Babs, comme tu l’appelles, est ravie de ton retour. Tu t’installeras chez eux pendant la remise en état du manoir. Je serai plus tranquille aussi.
- Décidément tu penses vraiment à tout, quel homme attentionné ! Je n’arrive pas à croire que tu sois encore célibataire…
- …
- Euh…Je ne voulais pas me mêler de ta vie privée, n’ayant vu aucune marque d’alliance, j’ai parlé sans réfléchir, je te demande pardon.
Une information des plus intéressantes ajouté-je in petto.
- Tu n’as pas à être désolée, répond-il, il est vrai que je n’avais pas trouvé la personne avec laquelle je veux passer la reste de ma vie.
- Mais maintenant tu l’as trouvée ?
- Oui, dit-il en me fixant longuement.
Feignant d’être gênée, je détourne la tête et la vue de ma nounou faisant de grands signes met fin à cette conversation qui m’ouvre certaines perspectives car si j’ai bien saisi, je disposerai d’une durée assez longue pour me préparer.
Annotations
Versions