Chapitre 2 : une douche lacrymale
Quelle heure était-il ? Aucune idée. Est-ce que je m’en souciais ? Pas le moindre du monde. Je contemplais le vide, mon corps inerte, par terre, tandis que le puissant jet de la douche agressait mon visage. Comment espérer pouvoir me relever ? Alors que mon âme s’était envolée dans les rues de Tokyo. L’eau coulait depuis maintenant vingt minutes au moins, mais je voulais encore qu’elle m’innonde, qu’elle me lave, et plus le jet était puissant, plus j’avais l’impression qu’il me décrassait. J’avais cette terrible sensation, que leurs doigts obscènes me touchaient encore. C’était comme si leur toucher m’avait marqué à vie, comme si leur crachat et leur immonde venin visqueux me collaient encore à la peau.
Pour la sixième fois, j’étalais du savon sur ma peau, frottant ardemment avec un gant jusqu’à la faire rougir. Je la préférais voir ainsi, je voulais même l’enlever pour en remettre une nouvelle. Ma bouche était toujours pâteuse, et je crachais sur le sol pour faire disparaître ce goût phallique ignoble qui intoxiquait les papilles de ma langue. L'odeur d’urine qu’un des quatre empestait s’était logée dans mes narines sans que je puisse m’en débarrasser. Je nettoyais tout mon corps, mais je n’osais à peine toucher la partie la plus martyrisée. Je sentais que du sang séché en recouvrait la surface, et j’avais peur d’entrer en contact, comme si à mon toucher, j’allais réaliser pour de vrai ce qu’il m’était arrivé.
Finalement, je coupais l’eau, ça ne servait à rien de s’éterniser. Je restais encore allongé contre le mur, sentant les gouttes dévaler mes cheveux pour tracer un sillon transparent le long de mes joues, remplaçant mes larmes qui ne souhaitaient pas sortir de mes yeux secs. Je m’accrochais alors au rebord des toilettes qui se trouvaient complètement inondées.
Il est courant dans les appartements japonais de trouver des salles d’eau où l’évier, la douche et les toilettes se trouvent au même endroit et que vous arrosiez tout.
Je me brossais les dents pendant bien six minutes pour qu’enfin s'estompe le goût salé de leur venin de ma bouche. Lentement, je me dirigeais entièrement nu vers ma chambre, traînant des pieds. Même si la fenêtre de mon petit salon donnait sur celui des voisins, je n’avais guère plus de pudeur. Après tout, on me l’avait arrachée à la vue des plus pervers. J’enfilais mon pyjama, dont la douceur du tissu caressa mes cuisses, la seule attention de la journée. Je branchais mon téléphone, par chance, ils ne l’avaient pas volé, et était resté dans la poche de mon pantalon. Deux heures et seize minutes du matin. J’avais reçu un message de ma soeur, suite à une photo de parterres de fleurs que je lui avais envoyé plus tôt dans la soirée :
De : Anaïs
23 h 04
“C’est magnifique, vraiment ! Tu dois t’éclater là-bas, je suis sûr que tu vas renaître !”
C’est à la lecture de ses mots que j’éclatai pour la première fois en sanglots. J’avais lâché mon téléphone sur mon lit, et prit mon visage entre mes mains. Je me cachais, mais de qui ? J’étais seul à pleurer, j’avais été seul sur le trajet du retour, j’avais été seul dans l’arrière boutique. Des torrents fleuves de tristesse et d’effroi parcouraient mes joues encore une fois soumises à l’humidité. J’avais ce besoin fou d’extérioriser ma souffrance. Je pleurais comme un enfant, assis en tailleur, tentant vainement de contrôler ma respiration. Le seul son de mes plaintes lacrymales résonnait dans la pièce. Malgré tout, je repris mon téléphone, tapotant quelques mots sur mon écran, séchant mes larmes qui embuaient ma vue.
De : Moi
02 h 23
“Plus rien ne sera comme avant, c’est certain !”
Ma phrase était suffisamment neutre pour m’éviter de mentir, tout en acceptant la triste vérité que je n'étais plus le même homme, que je détestais d’ores et déjà la carapace qui m’enveloppait, souillée et irréparable. Je tentais de trouver le sommeil, mais leurs visages odieux me revenaient en mémoire, et je sentais revivre une seconde fois le traumatisme. Je maudissais ma mémoire et mes rêves, pourquoi Diable me faire souffrir à nouveau ? Une seule fois n’avait-elle donc pas suffit ? Satan ne s’était pas assez délecté de ma douleur qu’il me la renvoyait déjà en pleine face ?
Demain est un autre jour, tant que le soleil se lève, tu as de l’espoir devant toi, tant que les journées défilent, tu as le moyen de te reconstruire, quitte à prendre une nouvelle identité, à changer de nom, ta couleur de cheveux. Oui c’est ce qu'il faut faire, dès demain, je prendrai rendez-vous chez le coiffeur pour teindre cette horrible tête blonde.
Si le Malin ne me reconnaît plus, peut-être songera-t-il à me laisser tranquille ?
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