La ballade de Pablo
Le jeune homme qui salue les passagers à l’entrée de la rame, vêtu d’un gilet sans manche où on peut lire en lettres majuscules « ENQUETEUR », c’est moi. Pour compléter la panoplie, j’ai un porte-bloc dans la main gauche et un stylo quatre couleurs dans l’autre.
Vous savez quelle est la meilleure façon d’aborder le genre humain ? Mon formateur me l’a seriné un millier de fois : être poli, faire un sourire astronomique et balancer une salutation enjouée ! Ça ne marche pas à tous les coups... Mais dans 90% des cas, le réflexe de Pavlov se met en place et que vous le vouliez ou non, vous répondez « Bonjour » à un bonjour qui vous est adressé. Evidemment, si vous êtes absorbé par une playlist, votre smartphone ou un roman passionnant, Pavlov n’a aucune chance.
Selon les heures du jour ou de la nuit, la galerie des voyageurs varie. Les étudiants, les hommes d’affaires, les monsieurs et madames Tout-le-monde, les paumés, les débauchés, les noctambules sans oublier les mendiants. Eux, je ne suis pas tenu de les prospecter. Sois disant qu’ils ne rapportent rien. Or moi, ça me nourrit de leur parler. Leurs réponses diffèrent et apportent matière à réfléchir sur la société, le monde ou la vie.
C’est comme ça que j’ai fait la connaissance de Pablo, le joueur de bandola au complet blanc. Qui ne l’a pas déjà entendu jouer et chanter dans le métro ? Je vous l’accorde, sa musique est particulière mais il y met du cœur. Un jour, alors que je terminais ma journée, il m’est venu l’idée de lui offrir un café. Je n’oublierai jamais l’éclat qui s’est allumé dans ses iris noirs.
Dans un français baragouiné, j’ai appris que ce cinquantenaire au teint basané venait de la côte nord de l’Amérique du Sud. Très tôt, avec des amis musiciens, il avait fui un pays en crise perpétuelle. Un orchestre s’était formé et ils avaient animé des soirées contre un gîte et un couvert. Cette vie de bohème dura des années avant que des aléas n'emportent ses amis aux quatre coins du monde. Enfin, Pablo eut envie de découvrir la patrie des droits de l’homme.
Bientôt cinq ans qu’il parcourt les villes de notre pays. Il m’a confié une quantité de bons plans pour profiter de la vie. Car, contrairement à l’idée qu’on pourrait s'en faire, il ne regrette rien de son existence vagabonde. Certes, il ne s’est pas encore posé, l’idée même de fonder une famille ne l’effleure pas. Il a « vu » le monde. Il apprécie sa liberté : ne pas être enfermé dans un parcours comme l’est l’homme civilisé.
J’ai pris conscience que depuis ma venue au monde, nous sommes tous conditionnés dans un système. L’école d’abord, puis trouver un métier respectable et profitable, se marier, avoir des enfants…
Après ce premier café avec Pablo, ma vie n’a plus été la même. J’ai même pris une décision. Je vais continuer mon job d’enquêteur dans les transports urbains, cela me permettra de financer mes études. Quand je serai diplômé, pas question de m’enfermer dans une petite vie bien rangée ! Je prendrai une année sabbatique, je partirai au-delà de nos frontières, je vivrai pleinement, je serai libre et je déciderai de ce que sera ma vie.
Si vous croisez un joueur de bandola en complet blanc, arrêtez-vous et tendez l’oreille pour écouter la ballade de Pablo.
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