Chapitre 8 - Pia
☼ Chapitre 8 - Pia ☼
Elias secoue sa main libre de douleur. L'autre protège son nez ensanglanté. Je pourrais aller l'aider, mais je reste figée sur place. Et pourtant, je sens mon sang bouillir dans mes veines et j'ai envie de leur hurler de grandir un peu, à tous les deux, tant leurs réactions me hérissent. Les remarques d'Elias d'un côté, le coup de poing de Zek de l'autre. Rien ne va. Dans quel monde ai-je laissé un homme comme Elias partager ma vie ? Je ne l'avais jamais entendu parler de moi ainsi, mais je suis prise de nausées en imaginant ce qu'il a pu dire en mon absence.
— Dégage d'ici.
Je prononce ces mots d'un ton plat, sans même m'en apercevoir. Je ne me suis adressée à personne, mais puisque Zek devine sans mal que je suis déçue de sa réaction, je vois son visage se voiler de tristesse. La violence m'est insupportable et je ne comprends pas qu'on puisse y avoir recours, mais je sais aussi qu'elle fait partie de Zek d'une façon que je ne pourrais pas comprendre, car je ne l'ai pas vécue comme lui, et qu'elle n'a jamais régi ma vie. La sienne, si. Alors j'ai toujours essayé de ne pas le juger trop vite pour ses réactions, mais il avait aussi veillé à ne jamais l'employer en ma présence.
L'instant d'après, je le vois tourner les talons et s'engager à pied vers le chemin de la sortie, la tête baissée.
— Pas toi, grommelé-je en levant les yeux au ciel.
Il s'arrête, surpris. Zek a beau être discret, il est impulsif, et je n'apprécie pas assister à une scène de violence, mais ce n'est rien comparé à l'impertinence dont je viens d'être témoin. De la part d'une personne que j'ai cru aimer, et qui m'a laissé le cœur brisé il y a à peine quelques semaines. Ça fait beaucoup, niveau red flags. Elias écarquille les yeux.
— T'es pas sérieuse, t'as vu ce qu'il vient de faire ? Et c'est moi qui dois partir ?
Je croise les bras sur ma poitrine, acquiesçant silencieusement.
— Pia, rentrons chez toi et allons discuter tranquillement. C'est pas avec ce type dans les pattes qu'on va pouvoir s'expliquer…
Je ne lui laisse pas l'occasion de continuer. De toutes les conneries qu'il a pu proférer, c'est le fait qu'il parle de Zek comme d'un désagrément qui me fait m'emporter. Il n'a pas besoin de cette comparaison. Il porte encore en lui les cicatrices d'avoir été "de trop", et je ne laisserai pas Elias lui servir de rappel de cette période de sa vie.
— Personne ne t'a demandé d'être ici, Elias. Je ne t'ai pas invité chez moi, je ne t'ai pas non plus autorisé à rencontrer mes parents sans moi, et la façon dont tu viens de parler de moi m'horripile. Donc non, toi, tu te casses.
Son sourire suppliant se transforme en un rictus mauvais. Il y a quelques semaines, sa présence dans ce lieu si familier aurait été une bénédiction, un rêve éveillé. Aujourd'hui, il ternit l'atmosphère magique de cet endroit apaisant et je n'ai qu'une envie, c'est qu'il ne soit plus là.
— J'ai bien mieux à faire que passer mon été dans ce trou paumé, t'inquiète pas. T'en vaux pas la peine, Pia.
En quelques enjambées, il s'avance jusqu'à son van. L'instant d'après, des volutes de poussière me font plisser les yeux et je ne distingue plus que le coffre recouvert de stickers s'éloignant dans le chemin. Mon cœur s'allège d'un coup, et je prends une profonde inspiration.
Ni Zek, ni moi n'avons bougé depuis deux minutes. Emotionnellement, je n'arrive plus à suivre. La journée que je suis en train de vivre n'est pas encore terminée, et j'ai déjà vécu plus de rebondissements et d'émotions qu'au cours des trois derniers mois de ma vie. Je m'assois par terre, en plein milieu du chemin. Une larme vient s'écraser sur les cailloux poussiéreux, puis une deuxième. Et je lâche tout, sanglotant entre mes jambes, entre mes bras, ne sachant pas trop pourquoi, seulement qu'il faut que ça sorte.
Des doigts chauds et bronzés frôlent, puis caressent mes joues, essuyant deux rivières de larmes sur leur passage. Je relève les yeux vers Zek, qui a retrouvé son expression neutre et sa froideur naturelle. Si d'ordinaire, elle m'intimide ou m'exaspère, je la trouve aujourd'hui étrangement apaisante.
— Je suis désolé, murmure-t-il du bout des lèvres.
Je pince les lèvres. Je sais qu'il s'excuse de s'être emporté. Je n'ai pas le courage de lui répondre, j'ai envie de m'allonger et d'oublier tout ce qui vient de se passer. Merde. Je ferme les yeux, réalisant qu'en partant, Elias vient aussi de nous contraindre à repartir à pied. Une heure de marche, ça n'est pas la fin du monde, mais vu l'état dans lequel je suis, ça me parait insurmontable.
Zek s'est accroupi face à moi et me fixe comme s'il cherchait à sonder mon âme. Mon cœur rate un battement, et je ne peux décrocher mon regard du sien. Le gris de ses yeux a pris une teinte différente depuis que nous sommes ici, comme si les reflets bleus de la rivière venaient s'immiscer entre les filaments métalliques de ses iris. Il est beau. Ça, pour le coup, je l'ai toujours su. Il dégage un charme froid et mystérieux, et je me suis souvent étonnée de le voir repousser la plupart des filles qui s'intéressaient à lui. Il les avait toutes à ses pieds.
— Je ne pleure pas parce qu'il est parti, j'espère que tu le sais, dis-je en baissant le regard, n'osant pas le scruter plus longtemps.
Je ne sais pas pourquoi je me sens obligée de me justifier, mais je le fais. Il hoche la tête.
— J'espère. Il ne te mérite pas, loin de là.
Sa voix est douce, réconfortante. À des milliers de kilomètres de celle qu’il me réservait à peine une heure plus tôt, pendant la cueillette. Pourquoi ce revirement ? Je n’y comprends plus rien. Il n’a pas vraiment réagi, mais lorsque je lui ai demandé pourquoi il me détestait, j’ai senti qu’il était véritablement surpris.
— Un des trois meilleurs potes de Pia, hein ? dis-je en relevant le coin de ma bouche.
Zek hausse les épaules et esquisse un mouvement de tête vers le chemin de terre que vient d’emprunter Elias avec son van.
— Ce mec est un red flag ambulant. Tu peux croire ce que tu veux, je suis ton ami. Et je n’allais pas te laisser retrouver seule un gars qui débarque chez tes parents sans même t’avoir prévenue.
Je hoche la tête, touchée par cette explication et par ce geste attentionné que je ne lui aurais jamais prêté.
— Et si j’essayais de faire un effort ? Tu sais, pour que tu saches qu’on est amis ? précise-t-il.
Un effort ? Ok, Zek a besoin d’aide pour choisir ses mots. Cependant, je le connais aussi, et ce n’est vraiment pas son fort. Alors, je l’observe en soupirant, puis ouvre de grands yeux en réalisant qu’il est en train de s’asseoir en face de moi, au milieu du chemin sec et couvert de poussière. Et surtout, à une distance bien trop réduite compte tenu de mes préférences en matière de proximité humaine.
Moi qui déteste être ne serait-ce qu'effleurée, je me surprends à trouver la caresse de son épaule contre la mienne plutôt agréable. Qu’est-ce qu’il m’arrive, bon sang ? Après tout, cette première journée de travail n’a rien d’ordinaire, alors je me laisse aller aux sensations qui me portent. Je pose ma main sur son bras, tout en prenant conscience que je ne dois ressembler à rien. Je sens que mes yeux piquent, j'ai encore la tenue que je portais au verger ce matin, et j'ai chaud. Et pour autant, rien ne me paraît plus futile à ce moment-là. Si Zek paraît surpris de me voir initier ce contact, il n'en montre rien. Son bras libre s’approche de ma main, et il parcourt du bout des doigts mon avant-bras, dans une caresse légère. Je frissonne, hypnotisée par le va-et-vient de sa main sur ma peau bronzée. Je déglutis péniblement, et, sans prévenir, la bulle qui nous entourait éclate d’un coup.
Je me lève lentement, brisant à regret ce contact que je n'aurais jamais pu supporter avec autant d'aisance quelques heures auparavant. J'esquisse un sourire et retire mon débardeur, un peu gênée d’effectuer ce geste devant lui alors que nous sommes seuls. Tant pis, c'est ce qu'on a toujours fait, non ?
— Quitte à être coincés ici, autant en profiter. Je vais me rafraîchir, tu me suis ?
Je le sens se détendre, et un sourire discret apparaît sur ses lèvres. Un sourire que je ne lui connais pas, paisible et rassurant. Quelques questions flottent dans un coin de ma tête, mais je les repousse et décide de profiter de l’instant. Les quelques mots que Zoé m’assène à chaque fois que je me mets à douter s’imposent à moi. Positive, Pia, vois le bon côté des choses ! Elle a peut-être raison. Tout compte fait, ce mois de juillet qu’il me faut passer avec Zek sera peut-être l’occasion de consolider notre amitié.
Après une baignade tranquille et silencieuse, je décide de m’installer sur un rocher relativement confortable afin de sécher un minimum avant de repartir. Zek est encore immergé dans l’eau jusqu’en bas du ventre, et je tente de me concentrer sur le cadre naturel qui nous entoure, plutôt que sur ses abdos saillants. Je sais à quel point le sport rythme sa vie, mais cette année, je le trouve bien plus affuté que lors des étés précédents. Mon regard remonte ensuite vers son visage, et je rougis en réalisant avec effroi qu’il est en train de m’observer, un sourire moqueur au coin des lèvres. Cet instant semble durer une éternité, et je me décide à ouvrir la bouche pour y mettre fin.
— Je... Je n'ai aucune idée de ce que tu fais dans ton temps libre, en fait, dis-je pour me dépêtrer de cette situation gênante. Je sais qu'Arlo et toi passez beaucoup de temps ensemble mais j'imagine que tu fais parfois autre chose ?
Quelque chose de nouveau se met à pétiller dans son regard. Je n'ai pas le temps d'analyser cette étincelle qu'il est sorti de l'eau et commence à se sécher à l'aide de ses mains. Je déglutis péniblement sans toutefois parvenir à détourner les yeux de ce spectacle. Des gouttes d'eau, des muscles saillants et magnifiquement bien dessinés sont présents sur tout son corps. Une fois nos vêtements retrouvés et enfilés, je me mets à suivre Zek sans trop réfléchir, qui s'est déjà engagé d'un pas décidé sur le chemin du retour. Je soupire en me rappelant que nous n'avons pas d'eau et une heure de marche jusqu'au village.
Curieusement, même si j'ai déjà fait la route à pied plus d'une fois, cette fois-ci semble différente. Nous marchons vite, et en trois-quarts d'heure, nous arrivons déjà à l'entrée du village. Même si nous n'avons que peu discuté pendant le trajet, mes pensées tourbillonnaient tant que je n'ai pas pu trouver le temps long.
Je souris en apercevant cette entrée du village. C'est ma préférée. Un petit pont ancien passe au-dessus de la rivière, et l'on est parfaitement orientés pour admirer notre village perché et encastré dans la roche. On dirait presque l'entrée d'un village médiéval fortifié, entouré par une rivière semblable à des douves. Mais, si l'on est ici...
— Je crois que ça te donnera un petit aperçu, m'annonce Zek calmement.
J'ai l'impression qu'il me sonde. Le ton de sa voix est à la fois une invitation et une proposition ouverte, il me laisse le choix. Il me dit que je peux refuser, et ça me touche. Mais j'ai rarement été aussi enjouée à l'idée de découvrir l'appartement de quelqu'un. Cette idée d’arranger notre amitié décousue me motive peut-être bien plus que je ne l’aurais cru, et découvrir l’appartement de Zek constitue une première étape assez importante.
Je suis déjà rentrée chez lui, mais c'était le jour de la remise des clés, pendant notre année de terminale, il n'y avait donc rien à l'intérieur. Depuis, je n'y ai jamais remis les pieds. À peine moins qu'Arlo ou Zoé, d'ailleurs, qui ont toujours moqué la caverne impénétrable de Zek. De mémoire, il me semble qu'il n'apprécie pas plus que ça accueillir du monde dans son petit espace de vie, et je peux le comprendre, vu la surface dont il dispose. Mais, aujourd'hui, je crois qu'il m'ouvre des portes.
Nous longeons le couloir sombre de sa résidence, nos pas silencieux pesant sur la moquette rouge bordeaux des espaces communs. C'était il y a sept ans, et pourtant, je m'en rappelle comme si c'était hier. Je revois cette porte, tout au bout à droite, s'ouvrir sur ce petit espace tapissé et vieillot qui avait aidé Zek à s'échapper de sa famille dysfonctionnelle.
Et lorsqu'il pousse la porte d'entrée, je retiens un peu mon souffle. Je fais un premier pas presque symbolique dans son petit salon et je lève les yeux. Oh, Zek. Tu viens de marquer un point.
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