Chapitre 9 - Pia
☼ Chapitre 9 ☼
Elias secoue sa main libre de douleur. L'autre protège son nez ensanglanté. Je pourrais aller l'aider, mais je reste figée sur place. Et pourtant, je sens mon sang bouillir dans mes veines et j'ai envie de leur hurler de grandir un peu, à tous les deux, tant leurs réactions me hérissent. Les remarques d'Elias d'un côté, le coup de poing de Zek de l'autre. Rien ne va. Dans quel monde ai-je laissé un homme comme Elias partager ma vie ? Je ne l'avais jamais entendu parler de moi ainsi, mais je suis prise de nausées en imaginant ce qu'il a pu dire en mon absence.
- Dégage d'ici.
Je prononce ces mots d'un ton plat, sans même m'en apercevoir. Je ne me suis adressée à personne, mais puisque Zek sait que je suis déçue de sa réaction, je vois son visage se voiler de tristesse. La violence m'est insupportable et je ne comprends pas qu'on puisse y avoir recours, mais je sais aussi qu'elle fait partie de la vie de Zek d'une façon que je ne pourrais pas comprendre, car je ne l'ai pas vécue comme lui, et qu'elle n'a jamais régi ma vie. La sienne, si. Alors j'ai toujours essayé de ne pas le juger trop vite pour ses réactions, mais il avait aussi veillé à ne jamais l'employer en ma présence. Je le sais, car Arlo s'occupe généralement de le calmer, et qu'il m'avait confié ne pas avoir à le faire lorsque j'étais là. Peut-être que tout ça n'a rien d'une blague. Je chasse ces pensées, n'ayant pas encore décidé quelle attitude adopter vis-à-vis de Zek.
L'instant d'après, je le vois tourner les talons et s'engager à pied vers le chemin de la sortie, la tête baissée.
- Pas toi, grommelé-je en levant les yeux au ciel.
Il s'arrête, surpris. Zek a beau être discret, il est impulsif, et je n'apprécie pas assister à une scène de violence, mais ce n'est rien comparé à l'impertinence dont je viens d'être témoin. De le part d'une personne que j'ai cru aimer, et qui m'a laissé le cœur brisé il y a à peine quelques semaines. Ça fait beaucoup, niveau red flags. Elias écarquille les yeux.
- T'es pas sérieuse, t'as vu ce qu'il vient de faire ? Et c'est moi qui dois partir ?
Je croise les bras sur ma poitrine, acquiesçant silencieusement.
- Pia, rentrons chez toi et allons discuter de ça tranquillement. C'est pas avec ce type dans les pattes qu'on va pouvoir s'expliquer...
Je ne lui laisse pas l'occasion de continuer. De toutes les conneries qu'il a pu proférer, c'est le fait qu'il parle de Zek comme d'un désagrément qui me fait m'emporter. Il n'a pas besoin de cette comparaison. Il porte encore en lui les cicatrices d'avoir été "de trop", et je ne laisserai pas Elias lui servir de rappel de cette période de sa vie.
- Personne ne t'a demandé d'être ici, Elias. Je ne t'ai pas invité chez moi, je ne t'ai pas non plus autorisé à rencontrer mes parents sans moi, et la façon dont tu viens de parler de moi m'horripile. Donc non, toi, tu te casses.
Son sourire suppliant se transforme en un rictus mauvais. Il y a quelques semaines, sa présence dans ce lieu si familier aurait été une bénédiction, un rêve éveillé. Aujourd'hui, il ternit l'atmosphère magique de cet endroit apaisant et je n'ai qu'une envie, c'est qu'il ne soit plus là.
- J'ai bien mieux à faire que passer mon été dans ce trou paumé, t'inquiète pas. T'en vaux pas la peine, Pia.
En quelques enjambées, il s'avance jusqu'à son van. L'instant d'après, des volutes de poussière me font plisser les yeux et je ne distingue plus que le coffre recouvert de stickers s'éloignant dans le chemin. Mon cœur s'allège d'un coup, et je prends une profonde inspiration.
Ni Zek, ni moi n'avons bougé depuis deux minutes. Emotionnellement, je n'arrive plus à suivre. La journée que je suis en train de vivre n'est pas encore terminée, et j'ai déjà vécu plus de rebondissements et d'émotions qu'au cours des trois derniers mois de ma vie. Je m'assois par terre, en plein milieu du chemin. Une larme vient s'écraser sur les cailloux poussiéreux, puis une deuxième. Et je lâche tout, sanglotant entre mes jambes, entre mes bras, ne sachant pas trop pourquoi, seulement qu'il faut que ça sorte.
Des doigts chauds et bronzés frôlent et caressent mes joues, essuyant deux rivières de larmes sur leur passage. Je relève les yeux vers Zek, qui a retrouvé son expression neutre et sa froideur naturelle. Si d'ordinaire, elle m'intimide ou m'exaspère, je la trouve aujourd'hui étrangement apaisante.
- Je suis désolé, murmure-t-il du bout des lèvres.
Je me pince les lèvres. Je sais qu'il s'excuse de s'être emporté. Je n'ai pas le courage de lui répondre, j'ai envie de m'allonger et d'oublier tout ce qui vient de se passer. Merde. Je ferme les yeux, réalisant qu'en partant, Elias vient aussi de nous contraindre à repartir à pied. Une heure de marche, ça n'est pas la fin du monde, mais vu l'état dans lequel je suis, ça me parait insurmontable.
Zek s'est accroupi face à moi et me fixe comme s'il cherchait à sonder mon âme. Mon cœur rate un battement, et je ne peux décrocher mon regard du sien. Le gris de ses yeux a pris une teinte différente depuis que nous sommes ici, comme si les reflets bleus de la rivière venaient s'immiscer entre les filaments métalliques de ses iris. Il est beau. Ça, pour le coup, je l'ai toujours su, et vu. Il dégage un charme froid et mystérieux, et je me suis souvent étonnée de le voir repousser la plupart des filles qui s'intéressaient à lui. Il les avait toutes à ses pieds. Sauf une ?
- Je ne pleure pas parce qu'il est parti, j'espère que tu le sais, dis-je en baissant le regard, n'osant pas le scruter plus longtemps.
Je ne sais pas pourquoi je me sens obligée de me justifier, mais je le fais. Il hoche la tête.
- J'espère. Il ne te mérite pas, Pia, loin de là.
Sa voix est douce, réconfortante. Ai-je vraiment besoin de sa présence, d'un contact, moi qui déteste être ne serait-ce qu'effleurée ? Mais cette journée n'a rien d'ordinaire, alors tant pis. Je pose mes bras sur les siens, consciente que je ne dois ressembler à rien. Je sens que mes yeux piquent, j'ai encore la tenue que je portais au verger ce matin, et j'ai chaud. Et pour autant, rien ne me parait plus futile à ce moment-là. S'il parait surpris de me voir initier ce contact, il n'en montre rien. Ses pouces caressent mes avant-bras, et ce geste tendre fait fondre mon cœur. Comme si du bout des doigts, il venait effacer mes doutes et mes craintes.
Nous sommes désormais assis par terre en tailleur, face à face, au milieu du chemin sec et couvert de poussière, les bras enchevêtrés. Mon regard oscille entre le visage angélique de Zek et ses pouces, qui n'ont pas cessé leurs caresses. Je crois qu'il me connait vraiment. Il sait que c'est à moi de décider si j'ai envie de plus, car il n'entreprend rien.
Je me lève lentement, brisant à regret ce contact que je n'aurais jamais pu supporter avec autant d'aisance quelques heures auparavant. J'esquisse un sourire et retire mon débardeur, consciente un peu trop tard de la portée de mon geste après la déclaration de Zek ce matin. Tant pis, c'est ce qu'on a toujours fait, non ?
- Quitte à être coincés ici, autant en profiter, non ? Je vais me rafraichir, tu me suis ?
Je le sens se détendre, et un sourire discret apparait sur ses lèvres. Un sourire que je ne lui connais pas, paisible et rassurant. Tout me pousse à lui faire confiance. A aimer ce nouveau Zek, à croire en l'amitié à côté de laquelle nous sommes passés. Commençons par là.
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