Chapitre 30 - Zek

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☼ Chapitre 30 - Zek ☼

La demi-heure de trajet dure une éternité. Même la playlist qui me détend habituellement ne m’est d’aucun secours cette fois-ci. Mon regard oscille entre la route qui me fait face et le paysage qui défile, sec. Le soleil brûle mes avant-bras à travers le pare-brise, et le chant assourdissant des cigales résonne entre les fenêtres ouvertes de ma vieille Opel. Putain, Arlo n’a pas tort, avec quelques thunes en plus, je pourrais au moins changer de caisse et profiter des joies de la clim. Pour un mois de juillet en Provence, ça ne serait même pas du luxe.

Mes pensées s’égarent vers les conseils automobiles que mon ami tient à me donner régulièrement, et que je n’écoute toujours que d’une oreille. J’en oublierais presque le portail en métal rouillé qui se dresse déjà devant moi, m’empêchant d’accéder à la propriété des Lazzaro. Quand je pense que Pia m’a dit que la maison de ses parents, au village, c’était son véritable “chez-elle”. Que, lorsqu’elle pense au mot “foyer”, c’est ce petit tableau-là qui lui vient en tête. Ici, je ne pourrais pas être plus loin de chez moi et plus près à la fois. C’est peut-être à cet endroit que j’ai grandi, mais ce n’est pas là que j’ai été heureux. Mon foyer, c’est mon appartement, mes photos, mes timbres. Pia. J’en ai mal au cœur de tant penser à elle. Je me perds sans cesse dans les effluves imaginaires de son parfum à la pêche, de sa peau couleur soleil et dans ses yeux verdoyants. Le manque d’elle ne m’a jamais autant affolé. J’en viens à prendre des décisions complètement irrationnelles, comme celle d’être ici.

Si j’ai officiellement quitté le domicile familial il y a sept ans, ce n’est pas ma majorité qui a marqué la fin de mon temps passé ici. À treize ans, je partageais déjà mes semaines entre l’internat et la chambre d’Arlo le weekend. Au lycée, je venais récupérer des affaires, je révisais pendant les vacances, et je repartais. Ma vie commune avec mes parents s’est arrêtée il y a bien trop longtemps pour que je puisse m’en rappeler avec précision.

Le portail automatique s’ouvre lentement, m’invitant lui-même à entrer sans que personne ne semble encore avoir remarqué ma présence. Devant moi, le même parterre de fleurs bleues longe l’allée goudronnée que j’emprunte jusqu’au garage. Un petit bloc de parpaings nus, jamais crépi, qui trône au milieu de cette herbe grillée les trois quarts de l’année. La maison est à peine plus à son avantage, si ce n’est qu’elle a été recouverte d’un jaune laiteux bien avant ma naissance.

Une porte claque, et je coupe le moteur de l’Opel avant de faire demi-tour. Je suis ici pour Pia. Je ne dois pas l’oublier. Je suis ici pour Pia. Mon pouls s’accélère, et ma main droite tremble légèrement lorsque je détache enfin ma ceinture. Pourtant, sans elle, je me sens encore plus oppressé, et la pierre qui gît dans mon estomac n’en est que plus lourde.

— Ezechiel ?

Ma mère me fixe, et je ne parviens pas à savoir ce qu’elle ressent. Ses yeux d’un bleu océan me transpercent immédiatement. S’ils se réchauffent le temps d’un instant, je sais que ça ne sera que temporaire. Je ne dois pas l’oublier non plus. Son sourire s’élargit, trop, peut-être, et je lui adresse un bref hochement de tête.

— Maman.

Je devrais balancer tout ce à quoi j’ai pensé sur la route, mais les mots sont bloqués au fond de ma gorge. Ils s’entassent et m’empêchent de penser, mes yeux font des aller-retours entre sa robe couleur olive et la porte d’entrée restée entrouverte.

— On t’attendait, tu sais ! Tu n’es pas venu depuis quoi, six mois ?

Neuf. Et je sais déjà qu’il s’agit de son premier mensonge. Personne ne m’attendait, ça n’a jamais été le cas. Nous sommes passés à l’italien, et je fronce les sourcils, comme si je réalisais pour la première fois que je ne parle cette langue que j’aime tant qu’avec mes parents, une à deux fois par an.

— C’est ça, à peu près. Papa est dans le coin ?

Je veux en finir au plus vite. Je veux savoir ce que je n’ai jamais osé demander, ce qui a fait de moi un fardeau si lourd dans leurs vies. Je dois savoir pourquoi j’ai préféré être ailleurs tout ce temps, pourquoi leur compagnie m’a toujours paru si inconfortable, si froide et si impersonnelle.

Les longues boucles brunes de ma mère descendent jusqu’au milieu de son dos, lorsqu’elles ne sont pas retenues par une pince comme aujourd’hui. Elle est belle, et je me suis souvent demandé comment une femme d’une telle beauté pouvait m’aimer si peu. Pourquoi est-ce que j’avais la plus jeune et la plus jolie des mamans, si c’était pour que le reste soit aussi dur ?

— Il est au salon, me sourit ma mère.

Sa voix flanche déjà. Je sens venir l'enchaînement qui se répète inlassablement, visite après visite. J’essaie de les espacer, car je sais qu’ils n’ont pas besoin de moi pour continuer à vivre. Leur quotidien est inchangé, la prise d'initiative de leur côté, inexistante. Pas une question, pas une once d’inquiétude à mon égard lorsque je ne montre pas le moindre signe de vie pendant plusieurs mois. Mais ce n’est pas pour eux que je viens, ce n’est pas pour remplir ce drôle de devoir d’enfant. C’est pour moi. Pour leur donner la chance, à chaque fois, d’endosser ce rôle de parent, celui qu’ils n’ont jamais voulu embrasser. Un peu comme s’ils n’avaient pas eu le choix, de m’avoir si tôt, alors tant pis, je passerais après tout le reste.

Je me dirige alors vers la maison, et je sens les dalles de pierre résonner faiblement sous la semelle de mes chaussures à chaque pas. Une fois à l’intérieur, je dois plisser les yeux pour permettre à ma vue de s’ajuster à l’obscurité. Les volets sont fermés, une fraîcheur inhabituelle règne dans le salon. J’aperçois mon père, assis dans son fauteuil préféré, le visage seulement éclairé par le reflet bleuâtre de la télévision. Il entend la porte claquer derrière ma mère, qui m’a suivi depuis l’extérieur, mais son regard ne quitte pas l’écran ni les images qui semblent danser autour de lui dans la pénombre.

— Ciao papà, come stai ?

Bien sûr que c’est avec ma mère que c’est le plus simple. J’ai l’impression de l’oublier à chaque fois que je reviens, et que je me heurte à lui. Elle n’est pas là, mais au moins, elle fait semblant. Peut-être que ça me suffit, que c’est pour ça que je ne disparais jamais vraiment, même si le rappel de cette indifférence est aussi douloureux que la fois précédente.

Francesca et moi restons debout, j’ai le front couvert de sueur, le cœur qui bat à vive allure.

— Ezechiel ? Qu’est-ce que tu fais là ? m’interroge mon père, avachi dans son fauteuil.

Sa voix rauque me fait frissonner. J'ignore s'il a bu aujourd'hui, ou s'il est dans une phase plus calme, comme cela pouvait lui arriver auparavant.

— Je suis venu vous parler, dis-je d’un ton qui se veut assuré.

La vérité, c’est que je sais à peine comment me tenir dans cette maison qui m’a pourtant vu grandir. Alors ouvrir mon cœur à ceux qui ont toujours préféré regarder ailleurs qu'au fond de mes yeux ? Mission impossible. Du moins, ça l'était, jusqu'à ce que mon cœur soit à Pia et que je prenne cette décision complètement incongrue tout à l'heure, entre deux rangées d'abricotiers.

— Je sais que je ne suis pas exactement arrivé au bon moment dans vos vies, commencé-je doucement, mais j'ai besoin de comprendre. Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’il y ait si peu de choses entre nous ?

Ma mère esquisse un sourire moqueur, et je ne peux m'empêcher de la fusiller du regard. Qu'elle ose me contredire. Je ne connais rien de la difficulté d'élever un enfant, mais elle n'a jamais fait le moindre effort pour moi, j'en suis absolument certain.

— C'est quoi, ces questions à la con ? grommelle mon père. Tu débarques ici quand ça te chante et c'est pour nous dire qu'on a mal fait notre job ?

Je sens déjà l'agacement dans sa voix. Il est là, pareil à lui-même, ce père que j'ai toujours gêné, toujours dérangé. Finalement, c'était au moins plus clair que les combines tordues de ma mère qui me manipulait à sa guise lorsque j'étais plus jeune. Avec Antonio, j'étais fixé : tout ce que je ferais le dérangerait. Tout ce que je dirais serait inintéressant, impromptu, ignoré. J'ai vite arrêté d'essayer de capter son attention, lorsque j'ai compris que cela ne m'apporterait en réalité que des ennuis.

— Je veux juste savoir, papa. Pourquoi ma naissance ne vous a pas comblés de bonheur. Pourquoi l'enfant que je suis devenu ne vous a pas attendri.

Ma mère a le regard rivé sur le carrelage brun du salon. Elle fixe un point dans le vide, ses doigts jouent avec le cordon qui resserre sa robe au niveau de la taille. Et elle reste silencieuse.

Je ne sais pas ce à quoi je m’attendais en venant ici. À une confession à cœur ouvert, une déclaration d’amour de la part de ces deux-là ? Je me rends compte seulement maintenant du ridicule de la situation.

— Laissez tomber, c’était une idée de merde. Je m’en vais. À bientôt.

Mon père ne cille pas, et son regard qui s’était enfin posé sur moi se reporte immédiatement sur l’écran de la télévision.

Une vague de chaleur me submerge à l’instant où je quitte la maison, le silence et le grésillement de la télé bien vite remplacés par le chant des cigales et le ronronnement des moteurs venant de la route adjacente.

Alors que je me dirige à grandes enjambées vers ma voiture, le cœur battant et le cerveau embrumé, je me retourne en sentant une présence derrière moi.

— Zek, attends une minute, dit ma mère tout bas.

Je me fige tandis que je l’observe, confus, se tenir à quelques mètres de moi. Ses yeux sont humides, et je ne sais plus quelle attitude adopter en sa présence. Je reste immobile, paralysé par ses larmes que je ne parviens pas à analyser.

— Tu as raison. Ton père ne l’avouera jamais, mais on a pas fait ce qu’il fallait, avec toi. Je suis désolée, déclare-t-elle en fixant la pelouse cramée.

Je cligne des yeux, persuadé d’avoir imaginé ces mots.

— On a continué à faire ce qu’on avait toujours fait, sauf que tu étais là, et on a merdé, souffle-t-elle d’une voix fatiguée.

J’ai l’impression que l’enclume qui écrasait alors ma poitrine se retire, me permettant de respirer un peu mieux. Je ne sais pas quoi faire de ce qu’elle me dit, alors que j’ai attendu ces excuses toute ma vie. Je hoche la tête en guise d’affirmation.

— Tu sais où me trouver si tu veux qu’on discute, maman.

Ça doit venir d’elle. Je n’irai pas à sa rencontre, je ne lui extorquerai aucune excuse supplémentaire, ou elles n’auront plus aucune valeur. Tandis qu’elle acquiesce silencieusement, je monte dans ma voiture. Le volant est resté exposé au soleil, et je serre les dents en l’empoignant. Je quitte le terrain le plus rapidement possible, regardant les fleurs bleues de l’allée disparaître, rejoignant en marche-arrière la rue de leur petit quartier résidentiel en quelques secondes à peine.

Alors que je m’engage sur cette petite route, je remarque que ma mère se trouve toujours dans le jardin. Un drôle de sourire flotte sur ses lèvres, et même si ces quelques mots que nous avons échangés m’ont secoué, je ne peux m’empêcher de repenser à l’indifférence de mon père. Au dédain qu’il m’a toujours réservé, et qui marque mon cœur de petit garçon au fer rouge à chaque visite.

Je me gare un peu plus loin et j’attrape mon téléphone à la hâte, les mains tremblantes. L’espace d’un instant, mes doigts se figent au-dessus du prénom de Pia et de l’emoji en forme de cœur orange que j’y ai accolé. Je meurs d’envie d’entendre sa voix, de l’écouter me parler d’elle, ou de n’importe quoi, tant que c’est sa douce voix qui berce mes pensées.

Mais je ne peux pas lui demander de faire une telle chose. Alors j’écris à Arlo, priant pour qu’il réponde et mette ses doutes de côté un instant.

J’étais chez mes parents. On peut se voir ? Je repars de suite.

J’observe les petits points de sa réponse à venir danser sur l’écran, et pousse un soupir de soulagement lorsque je lis sa réponse.

Rejoins-moi au bar dans 30 minutes.

J’envoie valser mon téléphone sur le siège passager et redémarre rapidement, l’esprit encore plus encombré que lorsque je suis arrivé ici. À une exception près. J’ai en moi l’espoir naissant d’arranger les choses avec ma mère. Pour moi. Pour Pia.

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