Chapitre 1 : Le campement
Où, sans s'épargner quelques considérations d'ordre esthétique, on fait la connaissance de Radigan et de son Bicéphale.
Radigan était accroupi. La pointe de ses pieds solidement ancrée dans le sol poussiéreux, le corps en équilibre légèrement penché en avant, le coude appuyé sur son genou et le menton posé dans la paume de sa main, il contemplait le feu qu'il venait d'allumer. Des étincelles s'élevaient, trouant la nuit à la poursuite d'étoiles qu'elles s'épuisaient à rejoindre sans jamais les atteindre.
On devinait à proximité la silhouette peu commune de sa monture, un grand bicéphale à tête d'aigle et de lion. Léchées par la lueur des flammes, ses plumes sombres et sa crinière rousse s'animaient parfois d'un discret tremblement.
Etre accompagné d'un bicéphale à pattes d'aigle était un gage de sécurité. Ce compagnon infatigable tenait les curieux à distance. Il suffisait de considérer son bec cranté ou les pinces de homard qui crevaient son poitrail d'un éclat brun et lisse. Quant à sa mâchoire puissante auréolée d'une crinière fauve elle pouvait rompre n'importe quelle carapace. Mais, chaque nuit, la lumière des lunes transformait cette masse sculpturale en une cible vivante. Il était plus prudent d'attendre le jour pour voler de nouveau.
Les muscles ankylosés par la journée de voyage autant que par la pose qu'il avait adoptée pour réfléchir à la situation, Radigan se releva et fit quelques pas pour se détendre. Dans ces régions, la vie était rude. La pluie y était si rare qu'on ne savait plus en garder le souvenir. En l'absence de champignon douche, il devait faire avec les moyens du bord et, sans le soutien des membres du clan ce n'était pas une mince affaire.
Il monta rapidement son campement. Il pouvait se satisfaire de peu. Mais camoufler Nicophène se révélait plus laborieux bien qu'essentiel. Les laborantiniens, n'étaient pas les bienvenus partout et qui d'autre aurait pu créer une telle créature ?
Dans les steppes ourlées, des populations restaient obstinément hostiles au progrès. Leurs efforts vains et inutiles pour se maintenir en vie loin des villes enterrées évoquaient la course désespérée des gnouzks. Ces animaux grotesques pouvaient mourir de faim ou d'épuisement sans réagir. Souvent, pendant les spectacles, les soigneurs étaient même contraints de les ramener à la vie. Ah ! Les combats de gnouzk... Quel plaisir! Leurs perpétuels bondissements, leurs envolées lourdaudes au-dessus des terrains de chasse. La prédation rapide et élégante des bicéphales...
Radigan, féru d'art, avait toujours goûté l'attrait de ses affrontements asymétriques. Dans le silence de l'arène, tandis que l'attention anxieuse, quasi religieuse, plissait les visages, l'odeur de terre crue et de sang montait dans les gradins. Il ne s'agissait pas d'un acte de barbarie, bien au contraire. L'organisation des combats relevait d'une technique traditionnelle complexe et couteuse.
Un mélange d'argile et d'eau était utilisé pour recouvrir le sol. Sans ce stratagème relevant du luxe le plus éhonté - l'eau était une ressource précieuse-, l'air aurait vite été irrespirable, saturé de poussière, de plumes, de poils et de miasmes. Ils n'étaient tout de même pas des sauvages !
Viscéralement attaché à cette tradition, le jeune esthète la considérait comme une part de sa culture. Il appréciait les tableaux formés par les plaques d'argile à la fin des combats que sublimait l'art des découpeurs. Ces artistes parcouraient les arènes et sélectionnaient avec soin les empreintes les plus expressives. Celles qui, mêlant adroitement terre, eau et mouvement, révélaient le mieux la beauté de ce moment partagé dans l'euphorie du jeu.
En l'année du serpent, une frise géante avait même été assemblée. Elle ornait maintenant les portes souterraines de Laborantina, la nouvelle cité d'Ur, enfouie au cœur de la Terre. Fresque splendide, transition entre les mondes, empreinte saisissante, elle indiquait à tous qu'ici on pénétrait dans le royaume des faiseurs de vie, des noueurs de destin.
Radigan soupira. Évoquer ces souvenirs le rendait nostalgique. Malgré le sentiment d'étrangeté grandissant qu'il éprouvait du fait des sauts temporels, il ne craignait pas de s'égarer loin des siens. Il était d'ailleurs, certainement, encore en plein Dominion Laborantinien car, si la distance temps était déjà significative, le paysage, lui, variait peu.
Étonnement, les communications n'étaient plus effectives depuis quelques jours... il ne voulait pas s'en inquiéter. Il savait, ou plutôt, il espérait que les membres de son clan ne perdraient pas une miette de son voyage. En effet, il avait coutume de communier avec eux par la pensée au sein du réseau psychique. Le temps différé était une première, une innovation délicate pour cette société habituée à maintenir un lien continu et total entre les individus. Un dysfonctionnement serait regrettable mais pas impossible. On l'avait prévenu et entrainé à supporter l'épreuve. Il était préparé à l'éventualité où l'attention prêté au dispositif ne suffirait pas à maintenir une symbiose mentale satisfaisante. Il avait suivi à cet effet un entraînement intensif, à la fois physique et psychologique.
Dans la cité souterraine de Laborantina, pourtant très peuplée, à l'exception des spectacles de gnouzk qui avaient lieu deux fois l'an, il était fréquent que l'on passe de longs mois sans toucher ni même croiser l'un de ses semblables. Les contacts physiques, poignée de main ou accolades y étaient exceptionnels presque tabou. À l'inverse, la promiscuité avec les créatures représentait une habitude, voire une mesure d'hygiène. Le jeune homme appréciait tout particulièrement la présence de son bicéphale à pattes d'aigle. Les longues envolées à travers les espaces sub et infra temporels les unissaient et la conversation courtoise de l'animal le distrayait agréablement.
Pour autant, cette relation, en partie factice, ne remplaçait qu'imparfaitement le bien-être éprouvé grâce au réseau neurovial. Le dialogue continu avec les membres de la caste, le brouhaha psychique des émotions conjointes, la sécurité des transparences multiples, lui manquaient cruellement. Le groupe était une unité plurielle.
N'avoir qu'un accès dégradé au réseau psychique constituait une expérience douloureuse, et ce en dépit d'un entrainement rigoureux qu'il avait subi avec courage. Il avait fait preuve d'une grande force morale et d'une détermination sans faille. Il lui fallait maintenant déployer une puissance de caractère hors norme pour ne pas sombrer dans la folie et accomplir sa mission. Beaucoup avaient eu du mal à concevoir que ce voyage qui avait pour but de réunir les membres de la caste à travers le temps, les contraindrait paradoxalement à mettre à mal la symbiose psychique qui les définissait en tant que Laborantinien. Certains avaient dénoncé cette situation inédite, la qualifiant d'écueil. La perspective d'une connexion différée pour se prémunir de ce risque les avait rassurés. Ils y avaient vu la garantie du maintien de leur identité commune. Et Radigan, l'assurance de son intégrité.
Faire preuve de dévouement, s'oublier pour servir une cause plus grande, perdre le lien pour mieux le recréer... Son esprit avait vacillé à cette perspective. Depuis son plus jeune âge, il éprouvait ce lien fusionnel dont chaque laborantinien bénéficiait. Il avait été « nous » avant que d'être « je ». Son appartenance à Laborantina était totale. Le clan se confondait dans ses membres chacun n'en étant qu'une facette provisoire. Les premiers pas n'étaient qu'un geste déjà ébauché, galvaudé. Les premières pensées venaient tisser le flot d'une sagesse partagée.
Comme pour tant d'autres, les balbutiements de son esprit avaient à leur tour grossi le réseau neurovial du groupe. Les tâtonnements psychiques du jeune Radigan s'étaient enrichis des sensations, des pensées de son contemporain, lui permettant très vite d'intégrer une expérience hors du commun, tout en forgeant son sentiment d'appartenance à la communauté.
Les données dont l'abreuvait le réseau neurovial constituaient le lait maternel qui l'avait fait grandir. Il était uni avec ses frères comme avec les savoirs accumulés par les générations précédentes. Mais ce n'était pas suffisant. Son sacrifice ne serait pas vain.
La quête d'Absolu que poursuivaient les prêtres de Laborantina toucherait à son but. Les progrès génétique appliqué à son bicéphale en permettant le voyage dans le temps rendait possible l'accomplissement d'un miracle. Relier les membres du clan à travers le temps. Ce projet aussi dément que grandiose valait bien le sacrifice de sa personne. Un petit pas pour l'homme qu'il était. Un pas de géant pour l'humanité. Un pont à travers les âges. L'avènement de l'Immuable.
Il se détendit. La perspective de son sacrifice ne l'effrayait plus. Il se reprocha même ce sentiment d'orgueil qu'il éprouvait. Redevenu humble et serein, il adressa un salut à l'Immuable qui l'avait, une fois encore, aidé à surmonter sa détresse.
Oubliant sa fatigue, retrouvant son courage, il entreprit de rassembler suffisamment de sable et de poussière pour couvrir d'un voile discret l'éclat naissant des ailes de Nicophène qui gagnerait en éclat à mesure que la lumière des lunes troueraient l'obscurité d'un ciel devenu pourpre.
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