Chapitre VI : Un étrange repas
Où pendant le repas précédant la cérémonie du lien, Maelivia déguste un gâteau qui ne lui était pas destiné.
A son arrivée, les yeux de frère Troc, brûlés par les reflets du soleil sur les mers de sel, avaient été couverts de fibres de Gonax et humectés de miel de Stur mélangé à de la graisse d'ambiase. Ils étaient maintenant grands ouverts et s'adaptaient doucement à la pénombre qui régnait dans la hutte du lien.
Il avait d'abord distingué les contours des silhouettes, puis les couleurs vives des costumes.
Lorsque les femmes s'avançaient pour servir, il notait la douceur des étoffes qui tranchait avec leur peau usée, légèrement parcheminée. Les médaillons de nacre et d'or, portés au revers des manches, tintaient à chacun de leurs mouvements. Frère Troc aimait cette musique, fruit du hasard des entrechoquements de pendants de tailles et d'épaisseurs variées. Les sons cristallins qui en résultaient emplissaient l'air d'un carillon joyeux. Prélude à la rencontre et au dévoilement de la parole.
Bien qu'il ait dormi comme un nouveau-né dans son liquide de symbiose-frêne, il n'avait pas beaucoup d'appétit. Le poids de l'âge et des responsabilités venait se loger contre son cou et sur ses épaules à mesure que se levait dans le ciel étoilé la troisième lune dont la course paresseuse annonçait l'aube et le début de la cérémonie du lien.
Personne ne lui adresserait la parole tant qu'il n'aurait pas pénétré dans l'eau rafraîchissante et sanctifiée de la source. D'une certaine manière il goûtait ce moment de répit.
Si les hommes qui s'étaient assis à ses côtés à la table du partage étaient curieux voire impatients, ils n'en laissaient rien paraître. Leurs assiettes, polies par l'usage, étaient posées devant eux comme le voulait la coutume et semblaient, malgré leur vacuité, être l'unique objet de leur attention. Ils se gardaient de redresser la tête tant la peur de manquer de respect au moine en l'interrogeant du regard les habitait.
La parole était un feu sacré dont la brûlure pouvait mordre les âmes. C'était pourquoi elle devait s'écouler librement, sans entraves. Frère Troc n'en était que le dépositaire, il ne pouvait la revendiquer sienne. Il lui était défendu d'avoir prise sur elle au risque de la corrompre et non de la transmettre. L'interroger directement, en dehors du cérémonial, était contre nature. C'était croire que la parole pouvait être l'expression d'une volonté singulière.
Elle n'appartenait pas, elle reliait. Elle touchait chacun à sa manière, puis mûrissait en eux comme dans une terre fertile. La venue d'un frère, le bain dans la source sanctifiée était l'occasion de lui rendre sa liberté, de la rendre à la communauté, enrichie de tout ce qui avait habité son hôte et frôlé sa conscience. La parole était tout à la fois la transmission des savoirs, des nouvelles les plus banales jusqu'aux sentiments éparses et obscurs. Elle modelait le groupe plus qu'elles ne s'échangeaient entre ses membres, elle était leur identité éternelle et mouvante à travers la course aléatoire du temps.
Ainsi, ils étaient unis. Ainsi en était-il au sein des îles depuis les grands Cataclysmes.
Frère Troc s'adossa lourdement au dossier de sa chaise. On entendit crisser les liens qui unissaient les bâtons creux, secs, et résistants des bambous. Il laissa ses doigts tambouriner les accoudoirs pour créer des sons sourds, précipités et répétitifs. Ces gestes trahissaient un esprit et un corps alertes, contraints à une immobilité et une pondération qui ne leur étaient en rien naturelles.
Ils étaient aussi l'expression d'une mémoire lointaine qui sournoisement, témoignait là, par quelques accords mélodiques volés au présent et offerts à l'inconscience des îliens — ses compagnons avec lesquels il partagerait la parole au sein de la source — d'une vérité qui leur échappait et qu'il ne pourrait leur révéler.
Enfin, Frère Troc repoussa l'assiette en bois tourné vers le centre de la table. Par cet acte, il signifiait qu'il avait terminé de se restaurer.
Les femmes cessèrent d'apporter les plats et la boisson. Elles reculèrent d'un pas et, immobiles, attendaient un signe de frère Troc. Or, ce dernier n'était pas pressé. Il continuait de tambouriner sur l'accoudoir et semblait prendre plaisir à écouter ce son étrange combler le silence de la salle.
Maintenant que ses yeux reposés parvenaient à mieux s'ajuster à l'obscurité ambiante, il observa attentivement les convives cherchant les visages connu de lui. Il y avait là les douze sages attablés. Le gros Blonx, lui semblait-il, le grand Fiasc certainement et... et... Décidément, frère Troc n'avait pas le don des physionomies.
Comme à leur première rencontre, les silhouettes voûtées lui paraissaient toutes plus étrangères les unes que les autres. Seulement, l'âge accusait plus leur trait qu'avant, grandissant les oreilles et les nez, creusant de vallées et de bosses les modelés des visages, donnant à voir les dos cassés, les mains osseuses au sortir des costumes colorés.
Soudain, son attention fut attirée par une petite forme mouvante et filiforme. Elle se cachait derrière les tenues d'apparat des femmes, s'accrochant aux plis soyeux, tout en veillant à ne pas laisser s'entrechoquer les médaillons. Fait peu commun dans les îles Suburbs, elle avait la peau extrêmement blanche et couverte de taches de rousseur. Ses cheveux roux étaient ébouriffés. Ils ponctuaient de petites flammes vives les interstices sombres entre les plis d'étoffes. Comme des braises, entre les châles où les robes des nourrices deux yeux verts pétillants dardaient leur impatience en direction du moine.
Plus frère Troc tambourinait, plus le manège de la gamine s'intensifiait. Elle tournait autour de la table, à distance, derrière les femmes et cherchait à se rapprocher le plus possible de l'invité sans en être vue.
Frère Troc sourit. Il décida de l'ignorer et, comme si de rien n'était, posa la main sur son front, paume retournée vers le toit de la hutte du lien où pendaient des gousses de piments grands qu'on avait mis à sécher. Il replia le pouce pour le recouvrir successivement de l'index, du majeur de l'annulaire puis du merveilleux. « Unis je suis, je reste et je demeure. Unis, grâce à vous je vis ».
L'assistance s'anima, les pieds des chaises de bambou raclèrent le sol et le tintement des vêtements des femmes s'éleva dans l'air, étourdissant. L'assemblée s'ébrouait dans un même mouvement et se dirigeait dans une cacophonie de sons et de couleurs vers la porte de la hutte du lien qu'elle franchit pour emprunter le chemin de la source d'un pas joyeux et confiant.
Laissée à l'arrière, à découvert car les femmes s'étaient jointes à la procession, Maelivia que tout le monde avait fait semblant de ne pas remarquer — l'Immuable seul savait ce que pouvait bien avoir en tête cette enfant ! — s'avança vers la table.
Elle avait bien regardé. Le repas n'avait rien d'extraordinaire. Seul frère Troc mangeait ! Quel plaisir pouvaient trouver les nourrices hommes ou femmes à participer à cette vaine cérémonie?
On ne proposait des plats réels qu'au moine. Les autres avaient des assiettes vides... On leur apportait des plats vides dans lesquels on plongeait des cuillères vides qu'on ressortait aussi vides qu'elles y étaient entrées pour faire mine de les servir. Les mains posées sur la table, les îliens baissaient les yeux sur leurs assiettes, ne disant rien, respirant à peine, contrits, pendant que frère Troc, auquel on servait de vrais aliments, faisait le difficile.
Il les découpait en morceaux avec sa fourchette en os. Il les poussait sur le côté, les morcelait de nouveau pour piquer finalement le plus petit bout qu'il remontait péniblement à la bouche, avant de le mastiquer longuement, puis de déglutir enfin... Que les adultes étaient lents !
Maelivia se demandait s'il était bien raisonnable de les laisser diriger les affaires du monde et, plus exactement, sa vie à elle. Si même frère Troc, qu'elle admirait, négligeait un gâteau aux racines de Kroct et à la crème de joux, que pourrait-il en advenir de bon ?
Partagée entre ses velléités d'espionnage et sa gourmandise, elle hésita un court instant avant de s'approcher de la table et de ramener l'assiette vers elle.
Elle plongea un doigt dans la crème riche et onctueuse. Oui, décidément, c'était un de ses nombreux plats préférés et sa longue attente de la veille sur la plage, son retour tardif lui avaient fait rater l'heure du repas. Elle tira la chaise à elle, y grimpa et à genoux sur cette assise stable, elle entreprit de finir le gâteau.
Une assiette vide de plus sur la table ne ferait pas beaucoup de différence aux yeux d'adultes capables de partager tout un repas sans rien manger.
Où pendant le repas précédant la cérémonie du lien, Maelivia déguste un gâteau qui ne lui était pas destiné.
A son arrivée, les yeux de frère Troc, brûlés par les reflets du soleil sur les mers de sel, avaient été couverts de fibres de Gonax et humectés de miel de Stur mélangé à de la graisse d'ambiase. Ils étaient maintenant grands ouverts et s’adaptaient doucement à la pénombre qui régnait dans la hutte du lien.
Il avait d’abord distingué les contours des silhouettes, puis les couleurs vives des costumes.
Lorsque les femmes s’avançaient pour servir, il notait la douceur des étoffes qui tranchait avec leur peau usée, légèrement parcheminée. Les médaillons de nacre et d’or, portés au revers des manches, tintaient à chacun de leurs mouvements. Frère Troc aimait cette musique, fruit du hasard des entrechoquements de pendants de tailles et d’épaisseurs variées. Les sons cristallins qui en résultaient emplissaient l’air d’un carillon joyeux. Prélude à la rencontre et au dévoilement de la parole.
Bien qu’il ait dormi comme un nouveau-né dans son liquide de symbiose-frêne, il n’avait pas beaucoup d’appétit. Le poids de l’âge et des responsabilités venait se loger contre son cou et sur ses épaules à mesure que se levait dans le ciel étoilé la troisième lune dont la course paresseuse annonçait l’aube et le début de la cérémonie du lien.
Personne ne lui adresserait la parole tant qu’il n’aurait pas pénétré dans l’eau rafraîchissante et sanctifiée de la source. D’une certaine manière il goûtait ce moment de répit.
Si les hommes qui s’étaient assis à ses côtés à la table du partage étaient curieux voire impatients, ils n’en laissaient rien paraître. Leurs assiettes, polies par l’usage, étaient posées devant eux comme le voulait la coutume et semblaient, malgré leur vacuité, être l’unique objet de leur attention. Ils se gardaient de redresser la tête tant la peur de manquer de respect au moine en l’interrogeant du regard les habitait.
La parole était un feu sacré dont la brûlure pouvait mordre les âmes. C'était pourquoi elle devait s’écouler librement, sans entraves. Frère Troc n’en était que le dépositaire, il ne pouvait la revendiquer sienne. Il lui était défendu d’avoir prise sur elle au risque de la corrompre et non de la transmettre. L’interroger directement, en dehors du cérémonial, était contre nature. C’était croire que la parole pouvait être l’expression d’une volonté singulière.
Elle n’appartenait pas, elle reliait. Elle touchait chacun à sa manière, puis mûrissait en eux comme dans une terre fertile. La venue d’un frère, le bain dans la source sanctifiée était l’occasion de lui rendre sa liberté, de la rendre à la communauté, enrichie de tout ce qui avait habité son hôte et frôlé sa conscience. La parole était tout à la fois la transmission des savoirs, des nouvelles les plus banales jusqu’aux sentiments éparses et obscurs. Elle modelait le groupe plus qu’elles ne s’échangeaient entre ses membres, elle était leur identité éternelle et mouvante à travers la course aléatoire du temps.
Ainsi, ils étaient unis. Ainsi en était-il au sein des îles depuis les grands Cataclysmes.
Frère Troc s’adossa lourdement au dossier de sa chaise. On entendit crisser les liens qui unissaient les bâtons creux, secs, et résistants des bambous. Il laissa ses doigts tambouriner les accoudoirs pour créer des sons sourds, précipités et répétitifs. Ces gestes trahissaient un esprit et un corps alertes, contraints à une immobilité et une pondération qui ne leur étaient en rien naturelles.
Ils étaient aussi l’expression d’une mémoire lointaine qui sournoisement, témoignait là, par quelques accords mélodiques volés au présent et offerts à l’inconscience des îliens — ses compagnons avec lesquels il partagerait la parole au sein de la source — d’une vérité qui leur échappait et qu’il ne pourrait leur révéler.
Enfin, Frère Troc repoussa l’assiette en bois tourné vers le centre de la table. Par cet acte, il signifiait qu’il avait terminé de se restaurer.
Les femmes cessèrent d’apporter les plats et la boisson. Elles reculèrent d’un pas et, immobiles, attendaient un signe de frère Troc. Or, ce dernier n’était pas pressé. Il continuait de tambouriner sur l’accoudoir et semblait prendre plaisir à écouter ce son étrange combler le silence de la salle.
Maintenant que ses yeux reposés parvenaient à mieux s’ajuster à l’obscurité ambiante, il observa attentivement les convives cherchant les visages connu de lui. Il y avait là les douze sages attablés. Le gros Blonx, lui semblait-il, le grand Fiasc certainement et… et… Décidément, frère Troc n’avait pas le don des physionomies.
Comme à leur première rencontre, les silhouettes voûtées lui paraissaient toutes plus étrangères les unes que les autres. Seulement, l’âge accusait plus leur trait qu’avant, grandissant les oreilles et les nez, creusant de vallées et de bosses les modelés des visages, donnant à voir les dos cassés, les mains osseuses au sortir des costumes colorés.
Soudain, son attention fut attirée par une petite forme mouvante et filiforme. Elle se cachait derrière les tenues d’apparat des femmes, s’accrochant aux plis soyeux, tout en veillant à ne pas laisser s’entrechoquer les médaillons. Fait peu commun dans les îles Suburbs, elle avait la peau extrêmement blanche et couverte de taches de rousseur. Ses cheveux roux étaient ébouriffés. Ils ponctuaient de petites flammes vives les interstices sombres entre les plis d’étoffes. Comme des braises, entre les châles où les robes des nourrices deux yeux verts mouvants dardaient leur impatience en direction du moine.
Plus frère Troc tambourinait, plus le manège de la gamine s’intensifiait. Elle tournait autour de la table, à distance, derrière les femmes et cherchait à se rapprocher le plus possible de l’invité sans en être vue.
Frère Troc sourit. Il décida de l’ignorer et comme si de rien n’était posa la main sur son front, paume retournée vers le toit de la hutte du lien où pendaient des gousses de piments grands qu’on avait mis à sécher. Il replia le pouce pour le recouvrir successivement de l’index, du majeur de l’annulaire puis du merveilleux. « Unis je suis, je reste et je demeure. Unis, grâce à vous je vis ».
L’assistance s’anima, les pieds des chaises de bambou raclèrent le sol et le tintement des vêtements des femmes s’éleva dans l’air, étourdissant. L’assemblée s’ébrouait dans un même mouvement et se dirigeait dans une cacophonie de sons et de couleurs vers la porte de la hutte du lien qu’elle franchit pour emprunter le chemin de la source d’un pas joyeux et confiant.
Laissée à l’arrière, à découvert car les femmes s’étaient jointes à la procession, Maelivia que tout le monde avait fait semblant de ne pas remarquer — l’Immuable seul savait ce que pouvait bien avoir en tête cette enfant ! — s’avança vers la table.
Elle avait bien regardé. Le repas n’avait rien d’extraordinaire. Seul frère Troc mangeait ! Quel plaisir pouvaient trouver les nourrices hommes ou femmes à participer à cette vaine cérémonie ?
On ne proposait des plats réels qu’au moine. Les autres avaient des assiettes vides… On leur apportait des plats vides dans lesquels on plongeait des cuillères vides qu’on ressortait aussi vides qu’elles y étaient entrées pour faire mine de les servir. Les mains posées sur la table, les îliens baissaient les yeux sur leurs assiettes, ne disant rien, respirant à peine, contrits, pendant que frère Troc, auquel on servait de vrais aliments, faisait le difficile.
Il les découpait en morceaux avec sa fourchette en os. Il les poussait sur le côté, les morcelait de nouveau pour piquer finalement le plus petit bout qu’il remontait péniblement à la bouche, avant de le mastiquer longuement, puis de déglutir enfin… Que les adultes étaient lents !
Maelivia se demandait s’il était bien raisonnable de les laisser diriger les affaires du monde et, plus exactement, sa vie à elle. Si même frère Troc, qu’elle admirait, négligeait un gâteau aux racines de Kroct et à la crème de joux, que pourrait-il en advenir de bon ?
Partagée entre ses velléités d’espionnage et sa gourmandise, elle hésita un court instant avant de s’approcher de la table et de ramener l’assiette vers elle.
Elle plongea un doigt dans la crème riche et onctueuse. Oui, décidément, c’était un de ses nombreux plats préférés et sa longue attente de la veille sur la plage, son retour tardif lui avaient fait rater l’heure du repas. Elle tira la chaise à elle, y grimpa et à genoux sur cette assise stable, elle entreprit de finir le gâteau.
Une assiette vide de plus sur la table ne ferait pas beaucoup de différence aux yeux d’adultes capables de partager tout un repas sans rien manger.
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