Chapitre VIII : La parole mise en doute

6 minutes de lecture

Où Frère Troc ment par omission



On avait apporté un splendide Sulac Blanc. L'oiseau était élevé en captivité depuis sa naissance. Sa couleur n'avait rien de naturel, elle était obtenue en le nourrissant exclusivement de graines d'antione.

A l'état sauvage, le Sulac était d'un noir de jais. Un conte ancien rapportait que dans la nuit des temps c'était l'oiseau des sorciers. Ensemble, ils peuplaient les territoires voués aux ombres. Lorsqu'on brûlait un sorcier — les temps d'avant les grand cataclysmes étaient décidément barbares — son Sulac se transmuait en fumée.

Après plusieurs essais infructueux, les prélaborantiniens, ces sorciers modernes qui jouaient avec le vivant pour assurer tant bien que mal la survie des îliens, avaient réussi à modifier l'essence négative de l'oiseau. Ils découvrirent qu'en le nourrissant exclusivement de graines d'antione, le Sulac se parait, au moment de la perte de son duvet, d'un magnifique plumage blanc. Ils y virent l'accomplissement d'une ancienne prophétie aussi vieille que les contes. « L'oiseau blanc qui portera en son bec le rameau de l'arbre d'Olive apportera la paix ».

Un frère de la parole savait que les graines d'antione étaient issues de cet arbre d'Olive hybridé avec une ou deux branches d'ADN caractéristique de l'huitre perlière. Le fruit sacré était oblong, il présentait une coque dure d'environ un centimètre octave, mélange de kératine et de nacre, et un intérieur pulpeux à la saveur légèrement amère. En son centre, un vulgaire noyau dont on n'avait encore rien réussi à faire si ce n'était obtenir d'autres pousses d'antione.

La pulpe du fruit était très nutritive. Mais surtout, lorsqu'on la laissait macérer à l'intérieur des piments grands, elle changeait de nature. Elle s'imbibait de leurs propriétés hallucinogènes. Aucune des autres qualités mortifère du piment grand ne lui était transmise pendant cette longue imprégnation. Le liquide, récupéré après une macération de trois lunes, était inodore et incolore. Il déliait la mémoire et facilitait la Parole. Il plongeait tout être vivant dans un état second, proche de l'hypnose.

Comme tous les îliens, Frère Troc admirait le miracle du Sulac et, en tant que moine, il connaissait bien les effets de l'antione. C'est pourquoi, il mangeait avec parcimonie le repas de l'accueil. Il avait ses raisons dont il n'avait fait part, ni aux habitants de l'île — avec lesquels il allait bientôt pénétrer dans la source sanctifiée—, ni à sa hiérarchie.


                                                                                    -----------------------

L'oiseau fut sacrifié.


Le sang blanc et laiteux du Sulac teinta l'eau de la source tout en répandant dans l'atmosphère une odeur douceâtre. Les femmes laissèrent tomber à leurs pieds leurs costumes colorés, suivies par les hommes qui se dévêtirent également car rien ne devait être caché devant l'Immuable.

Frère Troc s'engagea dans l'eau du bassin devenue trouble. L'odeur pénétrante du sang de Sulac entra en résonnance avec la décoction de graines d'antione qu'il avait ingérée en dégustant le gâteau de Kroct. La Parole montait en lui, l'emplissait de vies qu'il ne pouvait, seul, contenir. Il déversait ainsi, dans un flot ininterrompu et saccadé, les informations récoltées lors de son périple.

« La vieille Grua, habitante de l'île de Croix, était partie dans le monde illogique des écervelés. Le vieux Gruo gardait, lui, les pieds sur terre et déployait malgré son âge avancé une activité soutenue. »

« Ses expérimentations biologiques et organiques portaient leurs fruits. Des fourmis plus robustes venaient d'être créées. »

« Malheureusement, leurs prouesses égalaient leur appétit, les rendant inutilisables pour de longs trajets sur les mers de sel »

« On envisageait de les utiliser pour faciliter les liaisons courtes comme le transport d'œufs de Chronk sur l'île de la Fournaise au centre de l'archipel. »

Les îliens étaient suspendus à sa parole qu'ils ponctuaient de « Ah ! », de « Oh ! » et de « Chttt ! » tour à tour surpris, peinés ou réjouis. Leurs corps étaient devenus le théâtre d'émotions multiples et intenses. Malgré la distance, la sensation d'être reliés aux autres membres de la caste à travers les nouvelles que leur apportait frère Troc était libératrice.

L'odeur enivrante du sang de Sulac, communément nommé « lait de Sulac », les aidait à ressentir pleinement les liens qui les unissaient à travers le temps et l'espace. Elle décuplait leur énergie, exacerbait leurs sensations. Elle aiguisait également leurs capacités logiques leur permettant de comprendre en détail les expériences menées par le vieux Gruo. Ils se prêtaient avec délice au jeu d'en imaginer la portée. Ils frémissaient à l'idée de fourmillages robustes engagés en pleine mer et s'entrent dévorant avant d'avoir atteint les mines de plastique. Ils évaluaient sans difficultés la taille des colonies de pucerons à installer sur l'île de la fournaise pour satisfaire l'appétit des colosses à six pattes.


                                                                               ---------------------------


Aussi volubile qu'il fut, Frère Troc faisait preuve d'une concentration extrême. La Parole montait en lui tel un fleuve. S'y refuser revenait à se vouer au pain de douleur et à l'eau d'angoisse. La déchirure, insurmontable, était inconcevable pour qui n'aurait pas été conscient des enjeux. Il embrassait le flot langagier de sa volonté, s'en emparait au mépris de tout ce en quoi il croyait.

L'entraînement auquel il se soumettait pendant ses longues marches solitaires l'aidait à maintenir les digues, à creuser des fossés. Il ne devait y avoir que les îles. Seules les îles existaient, ici et maintenant, bordées de mer et de sel. Le reste, que l'Immuable lui pardonne, devait rester aussi insondable que les profondeurs des mines de plastiques, que l'avenir ou le passé.

Frère Troc, au prix de cet effort surhumain, réussissait à garder le contrôle des informations dont il était détenteur. En réaction et comme pour compenser cette trahison, dont la conscience douloureuse le hantait, il avait développé son art avec l'habileté du virtuose, l'acharnement du condamné. La parole devenait à travers lui le fil d'une broderie aussi belle que complexe.

Il laissait courir, devant les mots attendus, ceux qui réchauffent le cœur. Il mariait les mauvaises nouvelles avec d'autres plus apaisantes. Il conduisait à l'aide des sentiments qu'on lui avait confiés une marche subtile vers l'ouverture des âmes. Il avait compris que l'empilement des évènements est une construction précaire. Il y glissait des silences pour permettre à son auditoire d'assimiler ces matériaux nouveaux. Il partageait la beauté des paysages qu'il avait contemplés lors de ses derniers voyages sur les mers de sel. S'il percevait le désarroi d'un îlien auquel il n'avait pu apporter la nouvelle espérée, il adoucissait son désarroi. Frère Troc était un maître de la Parole.

Auprès de lui, la fusion du groupe prenait une nouvelle dimension. Les îliens se sentaient appartenir à un même corps. La présence de Laborantina tout entière devenait palpable. Et, lorsque d'aucuns se confiaient à la communauté, tous avaient conscience de se relier et d'appartenir à un ensemble plus vaste. Celui des autres îles, celui des adultes partis pour les mines de plastique. Pour autant, leurs ressentis allaient bien au-delà. La seule présence de frère Troc semblait anéantir la distance et le temps.

Bien plus que le sentiment de communauté, participer à la cérémonie des retrouvailles avec frère Troc était une expérience spirituelle hors du commun. Elle rassemblait ceux qui l'avaient partagée, et tous s'accordaient à dire qu'il y avait rencontré une parcelle de l'Immuable. La vie, en eux, battait plus fort. L'union prenait sens. Le lien les portait à travers le temps vers un accomplissement commun.


                                                                                           ---------------


— Menteur ! Menteur !

La voix de Maelivia résonna dans l'espace, se heurtant à la quiétude qui entourait les îliens plongés dans l'extase de la source sanctifiée. Les vapeurs du lait de Sulac enveloppait l'enfant comme la fumée d'un brasier, ses mèches rousse semblaient des flammes, et ses yeux exorbités roulaient dans leurs orbites tandis que ses pieds pénétraient l'eau sacrée. Son apparition n'était pas sans rappeler les sorcelleries des temps anciens. Sa voix déchirait l'espace, vrillait les tympans des îliens, profanait la source.

L'accusation frappait de plein fouet les parois de verre bâties par frère Troc en son for intérieur. La Parole y était contenue et sous l'emprise de ce prisme se répandait en un flot chatoyant. Ce voile, harmonique, bariolé, captait les regards, aiguisait les espoirs et faisait battre les cœurs.

Il sentit s'effondrer l'estacade qui bordait la rade de sa mémoire. La voix de la gamine était plus forte, plus hystérique que dans son souvenir. C'était pourtant sa voix. Ce petit démon roux qu'il avait vu tantôt bondir d'une robe à l'autre. Ces deux grands yeux écarquillés qui le fixaient entre impatience et défi. C'était elle !

Elle avait tant grandi ! Elle était encore si petite la dernière fois qu'il l'avait vue. Comment pouvait-elle se souvenir ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire arkagan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0