Chapitre XV : Le poids du pouvoir
Où Youpur s’interroge, Radigan s’incline et Nicophène est blessé.
Le jour s’était levé comme d’habitude et la bonne humeur de Youpur avait déserté la scène. Dans ce théâtre humain qu’est le lendemain d’une victoire, il avait le trac. Hier encore, plongé dans l’action, il s’était senti à l’aise, parfaitement à sa place. Il avait pris de bonnes décisions et fait preuve de sang-froid. Il avait revêtu l’étoffe des conquérants et des héros.
A la tête de ses troupes, en ce matin brûlant, l’habit semblait trop grand pour lui. Il avait l’habitude de rêver son avenir et voilà qu'il lui était tombé dessus sous la forme d’un oiseau difforme et d’un homme nu comme un ver. À peine allait-il devoir les prendre en charge qu'il n’avait déjà plus envie de s’en encombrer. Il sentait que les coutures du prestige qu'il leur devait pouvaient céder et allaient très certainement, bien avant cela, le démanger, l’irriter et l’entraver.
Il s’était souvent imaginé grimper une à une les marches du pouvoir. Il réalisait maintenant qu’il ne s’agissait pas seulement de monter, mais surtout de ne pas redescendre. Ce qui demanderait plus d’efforts qu’il ne l’avait envisagé.
D’habitude, il puisait sa force dans le sentiment de camaraderie qu’il entretenait avec ses compagnons. La veille, en plaisantant avec eux, il s’était rendu compte que le jeu du pouvoir n’octroyait nul répit. Au moindre relâchement, un autre se trouvait propulsé à vos côtés, qu’il le veuille ou non, il n’y avait pas de place pour l’amitié ou la confiance. La formation lui fit soudain l’effet d’une meute. Pour conserver son prestige, il devait adopter une autre posture. Prendre du recul ou de l’avance. Garder une distance. Il s’interdirait désormais toute spontanéité. Pour être en tête, il devait à tout prix ne plus faire corps avec ses hommes.
La transpiration humectait son front et ses boucles brunes plaquées par le sel et la poussière formaient un casque de fortune. Il repensait à la musculature de Karlan, à son air benêt. Ce n’était pas un mauvais bougre. Mais il était fort, moins malin, mais plus fort que lui. Il avait le sentiment qu’il aurait pu gérer les choses différemment avec plus de tact et de souplesse. Avec plus de fermeté aussi. Il s’était senti faible. Pourtant, au lieu de ne s’en prendre qu’à lui-même, il en avait voulu à l’un de ses hommes, miroir de sa propre insuffisance, sur lequel il avait trop rapidement jeté l’anathème.
Alors que la colonne avançait péniblement sous la morsure du ciel et la brûlure du sable, il reconsidérait les choses. La créature difforme, de trophée devenait fardeau. Ses hommes s’épuisaient à essayer de la porter. En fait, il la trainait en trébuchant, ils s’enfonçaient jusqu’aux genoux dans les trous de la piste ce qui ralentissait considérablement la cadence. Il en vint à se demander s’ils parviendraient à atteindre le Rocher Bleu pour y retrouver la caravane et sa précieuse cargaison d’eau.
Quant au ver nu, il lui en voulait d’être une prise aussi docile. Même éveillé, il n’avait montré aucun courage, aucune noblesse. Un corps dénué de toute volonté de combattre. Comme tombé du ciel, il avait fixé les soldats de ses yeux vides. N’avait-il jamais vu de combattants ? N’éprouvait-il ni peur, ni fierté ? Quel homme était-ce là ?
Tantôt, Youpur lui avait posé des questions d’une voix sèche et cinglante, comme il se doit. Le bâillon du captif avait été ôté de sorte qu’il puisse répondre. Au lieu de cela il avait maladroitement tenté de se relever. L’intrépide prêt à réagir avait aussitôt porté la main à la lame qu’il portait à la ceinture. Mais chancelant, les jambes ankylosées et entravée, l’homme était retombé lourdement à genoux en fixant l’objet avec étonnement. Son profil était doux, ses traits fins. Il aurait pu attendrir une femme, mais qu’attendait-il donc de lui ? Youpur le sabre à moitié dégainé n’avait pas su comment réagir. Il n’avait lu nulle appréhension dans la posture faussement soumise de son prisonnier.
Radigan, en voyant l’objet, avait immédiatement fait le lien avec l’épée dessinée à la droite de sa combinaison. Il s’était rappelé la définition donnée par Jugantur, c’était une arme qui était autrefois utilisée pour se défendre. Voilà qui était surprenant. L’homme qui le surplombait d’un air agressif en criant se sentait-il menacé ? Il reconsidéra avec surprise la situation dans laquelle il se trouvait. Sauf erreur de sa part, voilà sûrement à quoi ressemblait la guerre… Il ne devait pas envenimer la situation. D’abord il convenait d’observer. Rien ne devait venir remettre en cause sa mission. L’immuable en soit loué, il en était conscient. La priorité était de communiquer avec Nicophène.
Le soleil était déjà haut dans le ciel ; aussi, malgré son immobilité apparente, le bicéphale devait être aux aguets, attendre un ordre. Radigan avait beaucoup de choses à comprendre avant d’agir. Il décida de signifier à l’animal que mieux valait ne rien tenter. Après avoir évalué d’après l’inclinaison de la tête d’aigle qu’il était bien dans son champ de vision, Il se mit à genoux, puis lentement, il inclina le torse jusqu’à terre mimant autant que possible la position de veille du bicéphale. Afin d’appuyer son geste, il avait fermé les yeux et maintenu cette position aussi longtemps que possible.
Youpur, décontenancé par ce mouvement improbable, n’avait pas su comment réagir. Il interrogeait le prisonnier, mais celui-ci ne réagissait pas, comme s’il n’entendait pas ou ne comprenait pas les questions. Peut-être parlait-il une autre langue ? À bout de nerfs, frustré de ne pouvoir rien en tirer dans l’immédiat, il avait asséné un premier coup de pied dans l’abdomen du ver nu, bientôt suivi de quelques autres. Radigan, plié en deux par la douleur comprit pourquoi la guerre avait été bannie de Laborantina et de sa mémoire collective. Il découvrait que la souffrance infligée par un autre être humain porte en elle l’humiliation.
Nicophène avait ressenti la douleur de son cavalier. Les créatures étaient connues pour leur sixième sens, certains leur prêtaient des capacités d’intuition quand d’autres les croyaient douées de préscience. En fait, il s’agissait surtout d’un don empathique plus ou moins marqué en fonction de la proximité entre la créature et son maître. Cette intimité d’émotion et de pensée dépassait l’entendement des laborantiniens qui, vivant isolés les uns des autres, échangeaient et se connaissaient quasi exclusivement par l’intermédiaire du réseau neurovial. Aussi, malgré le simulacre de veille effectué par Radigan, dont il avait parfaitement compris l’avertissement, le bicéphale n’avait pu s’empêcher de secouer la tête tout en poussant un son guttural de mise en garde.
Les soldats avaient senti leurs tripes se raidir dans leur ventre. Chacun avait suspendu son activité, levant les yeux en direction du bec béant. Karlan fut le premier à réagir. Il saisit sa lance enduite d’esssence de khôme au niveau de la pointe et la lança en direction de l’œil de l’animal. Radigan, à terre, témoin impuissant, assistait à la scène et hurla en direction de sa monture.
— Nicophène, non ! Ne fais rien ! Il faut que tu restes en vie ! J’ai besoin de toi mais il est encore trop tôt, notre mission n’a pas encore débuté.
La pointe de la flèche vint se planter dans l’œil gauche de Nicophène qui émit un cri tellement humain que Youpur lui-même en fut glacé.
Quelle était cette chose, était-elle encore ou seulement animale ? Le ver nu lui avait parlé et donné un ordre. Et de toute évidence, cette monstruosité l’avait compris même si elle n’avait pas esquivé le coup. De quoi d’autre était-elle capable ?
Contre toute attente, l’animal blessé était ensuite resté coi tandis qu’un liquide opaque et du sang s’échappait de sa blessure. Youpur avait ordonné qu’on aille chercher les cartes. Les plus grandes peaux de gnouzk furent cousues sur une double épaisseur afin de constituer une sorte de bonnet de cuir extrêmement résistant.
La bête tremblait – la douleur probablement – mais elle ne montrait pas de signe d’agressivité. Karlan à la tête de trois hommes l’approcha. En s’entraidant, ils montèrent sur le dos de l’animal, s’agrippant aux harnais qui maintenaient la selle en place. Ils sentaient vibrer la colonne vertébrale et les poumons se remplir et se vider par saccades. Ils étaient courageux, un seul mouvement du bicéphale aurait suffi à les projeter à terre.
Leur chef, effrayé, s’était tourné vers le guerrier nu. Manifestement, même à distance, l’étranger pouvait contrôler sa monture. Aussi, ce fut avec soulagement qu’il vit ses hommes poser le capuchon sur la tête d’aigle. Il avait de nombreuses fois utilisé ce procédé lors de chasses aux rapaces. La tribu du Coq appréciait l’efficacité des oiseaux de proie, et un bon fauconnier faisait l’admiration de tous. Aussi, enfant, avait-ils passé de longues heures à observer ceux qui maîtrisaient cet art.
L’intrépide ne se faisait cependant aucune illusion. Ce stratagème – outre qu’il l’avait obligé à sacrifier les plus belles cartes qui leur restaient– ne semblait pouvoir calmer la bête que dans la mesure où leur prisonnier paraissait lui en avoir donné l’ordre.
Pour quelle raison ? Qu’est-ce qui pouvait bien pousser cet homme seul, accablé, à accepter sa captivité et son avilissement alors qu’il contrôlait cette chose hideuse ? D’une force impressionnante, elle possédait des capacités largement supérieures à ce que lui et ses hommes étaient en mesure de lui opposer.
Youpur frissonna. En conduisant la caravane vers le Rocher Bleu, mettait-il en péril l’avenir de sa tribu ? L’orgueil l’avait-il aveuglé ? Pouvait-il décemment croire que cet homme se déplaçait seul dans les plaines ourlées ? Le Vers nu n’avait laissé aucune trace. Qui les avait effacées ? Youpur scruta le paysage qui s’étendait autour d’eux, les encerclant d’un vide plus inquiétant qu’une armée. Où étaient les autres ? Combien étaient-ils ?
Avaient-ils creusé des galeries sous les dunes comme ses hommes l’avaient superstitieux suggéré à voix basse avant que le sommeil ne les rattrapent ? Avançaient-ils au même rythme qu’eux dans les entrailles de la terre, s’apprêtant à surgir avec d’autres créatures maléfiques et à les annihiler tous ?
A mesure qu’il marchait en ressassant les évènements du matin, le doute s’insinuait dans son esprit. Il regardait l’homme tombé du ciel. Rien dans son attitude n’indiquait la défaite. Ce dernier marchait d’un pas vif malgré une légère claudication. Son flanc s’était couvert d’un hématome violacé. Il souffrait certainement. Mais ses épaules n’étaient pas voûtées. Son port de tête demeurait hautain. Il ne semblait éprouver aucune honte à être nu. Comme si cela n’était pas suffisant, Youpur nota avec agacement que son prisonnier était plus grand que lui, d’une tête au moins. Qu’importait la menace qui planait sur la caravane ! Si le sort lui était favorable et lui en laissait le temps, il lui ferait plier l’échine. S’il devait mourir sous le joug d’une autre race que la sienne, il montrerait à ces êtres torves que lui, Youpur, avait pu réduire à néant l’un des leurs !
En attendant, la formation avançait avec peine, les hommes se relayaient pour porter la masse de poils, de plumes, de chair et d’os. C’étaient eux qui, tels des galériens, s’épuisaient dans le sable, ployant sous l’animal. Sous son capuchon, Nicophène gagné par l’abrutissement du khôme luttait contre la douleur lancinante qui vrillait son œil recouvert par le capulet de cuir. Peu habitué à être porté, il découvrait avec étonnement de nouvelles sensations qu’il enregistrait dans son cerveau à côté des sonorités gutturales émises par ses porteurs.
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