Chapitre XXI : Les maîtres du jeu

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Ou Jugantur et Burla disputent chacun une partie sans se préoccuper des conséquences

A Laborantina …

Jugantur gagnait systématiquement les parties qu’il engageait contre sa créature calculatoire. Une intelligence d’un type nouveau. Ou devrait-il dire ancien ? Pour la créer, il s’était inspiré de vestiges archéologiques. Il lui semblait les avoir ramassées sur le bord d’un chemin escarpé que sa vie aurait parcouru comme on gravit une montagne pour en découvrir le versant caché.

Les jeux antiques en constituaient l’aspect le plus inutile et de fait, le plus séduisant. Ils étaient pratiqués par des êtres amputés d’une part d’eux même, réunis sur de même lieux mais irrémédiablement tenus à distance par l’absence d’un réseau neurovial partagé.

Pourtant, en avançant ses pièces, il savait déjà, quelles que soient les options choisies par la créature, qu’il suffisait de quelques coups pour que la victoire lui soit définitivement acquise. C’était révolutionnaire.

Cette créature calculatoire, par son mode de raisonnement exclusivement basé sur un système d’oppositions, constituait une rupture notoire dans la ligne du progrès humain accompli par Laborantina. Cette imperfection, heurtait la sensibilité, bousculait le bon sens tout en rendant sa découverte horriblement excitante. Calmant son enthousiasme, Jugantur se résonnait. Une révolution est une chimère. A la fois enfantée par la modernité et se réclamant du passé. Elle veut contraindre la courbe du temps et la réduire à sa volonté. Il sentait qu’il touchait là à l’essence de ce que devait être une créature calculatoire : l’expression d’une volonté propre qui se manifesterait de manière individuelle, libre de toute sujétion.

C’est d’ailleurs pour cela qu’il arrivait si facilement à la battre. La créature focalisait son attention sur l’objectif final du jeu : amener un petit pion d’une extrémité à l’autre d’un plateau divisé en trente-deux cases. Ce faisant, elle peinait à prendre en considération les aléas et, en particulier, les actions changeantes et apparemment désordonnées de Jugantur qui contrairement aux apparences n’avait aucun mal à appréhender ce passe-temps dans sa complexité, intégrant l’ensemble des paramètres, y compris la vision étroite limitée et volontairement laborieuse de l’adversaire qu’il s’était créé.

Jugantur était un familier des jeux collaboratifs organisés au sein du réseau neurovial. Les laborantiniens excellaient à partager et à croiser les informations pour résoudre les énigmes les plus complexes.Ils inventaient des chemins logiques inédits pour déboucher sur des méandres du réseau encore inconnu d'eux. La somme des éléments à prendre en compte pour se mouvoir dans le dédale de ces arborescences virtuelles était si vaste qu’un seul cerveau ne pouvait y suffir. Chacun se délectait donc par avances des découvertes dont la communauté des joueurs tirerait bénéfice. Ces amusements collaboratifs constituaient pour Laborantina une sorte de caisse de résonnance où les connaissances mutualisées se voyaient remaniées selon des arrangements inédits. Ils favorisaient la créativité et encourageaient l’apprentissage en offrant un terrain d’exploration aussi vaste que la mémoire de tout un peuple.

Le principe des jeux antiques était bien différent. Ceux-ci supposaient d’analyser des grilles d’informations morcelée par séquences. Ils se déroulaient sur un périmètre extrêmement restreint, généralement materialisé sous la forme d'un plateau de bois ou de quelques cartes. Le hasard ou l’incertitude provenait de la manière dont étaient disposés ces éléments ou bien de leur ordre d'apparition. Les choix et les réactions des joueurs offrait par un jeu d'opposition subtil une gamme variées d'actions qu'il s'agissait d'anticiper. Les dispositions d’esprit nécessaires à la pratique de telles activités fascinaient Jugantur. Un adversaire pouvait se révéler faillible ouvrant une brèche dans ses défenses, ce qui autorisait l’attaque. Comme si le succès pouvait provenir de l’attaque ou être garanti par la défense !

L’opposition des acteurs ne pouvait, en divisant les forces, que conduire à une économie de moyens. Comment dans ce cas maximiser les chances ? Il y avait dans cette opposition une nécessaire partition des volontés contraire à la notion même de réussite. En quoi alors pouvait consister la victoire ? Pouvait-on vaincre et perdre en même temps ? Malgré sa liberté d’esprit Jugantur avait du mal à concevoir la notion d’altérité. Il ne faisait qu’un avec son époque. Il était par essence Laborantinien même dans ses tentatives de révolte et ses velléités d’indépendance.

Laborantina, lovée au cœur des étendues désertiques laissées derrière elles par les mers de sel, s’était abritée dans les anciennes galeries des mines de plastique. La ville avait grandie, tentaculaire mais fragile dans l’espace souterrain ou l’unique richesse demeurait la facilité du lien. La survie et le rayonnement de la civilisation laborantinienne tenait essentiellement a une prudente gestion des ressources dont la rareté avait conduit les iliens à une économie du partage. C’était à cette condition, et à elle seule, que la survie puis le développement avaient été possibles. L’immuable en soit loué.

Au contraire, une civilisation où, dès l’enfance, on enseignait les rapports d’opposition était indubitablement une civilisation où l’opulence matérielle était telle qu’elle rendait obsolète tout développement spirituel. Il ne pouvait y avoir que des alliances fragiles et temporaires. Le ralliement y était seulement un artifice éphémère. Les regroupements se formaient sous le joug des mérites individuels, les étayant ponctuellement. A cette époque, en déduisait Jugantur tout en avançant son pion sur une nouvelle case, l’individu devait se distinguer soit par sa force, soit par sa faiblesse pour entrer dans un jeu d’alliances certainement conditionné par le contrôle des ressources et leur redistribution organisée et codifiée.

Il se demandait dans quelle mesure la maîtrise des jeux antiques l’aiderait à se figurer les situations inédites que son jeune disciple ne manquait pas d’expérimenter. Il se félicitait d’avoir établi un miroir du réseau neuronal suffisamment réaliste pour le leurrer et l’aider à surmonter les épreuves qui l’attendaient tout en préservant Laborantina d’un choc culturel trop puissant. Il se pouvait que la créature et son maître aient déjà atteint une époque antérieure à la culture des champignons douche. Ces végétaux cryptogames appartenaient, comme nombre des créatures de Laborantina, à la fois au règne animal et végétal. Leur implantation et leur déplacement dépendaient d’un vaste réseau souterrain de mycélium, patiemment mis au point par les biologistes. En drainant les liquides et les plastines, ils régulaient l’accès à l’eau sans déperdition tout en assurant la bonne qualité des contacts psychiques au sein du réseau. Jugnatur imagina un instant pouvoir doter ces mycètes des mêmes capacités que celles attribuées au Bicéphale. Voilà qui permettrait de voir se remodeler une planète entière à l’échelle d’une vie humaine ! Mais, le bicéphale était à ce jour sa seule création à même de réaliser cet exploit et encore le devait-il en partie au hasard d’une chute dans une solution oxydante et à un bain de bactéries symbiotiques improvisé.

Avait-il été sage de laisser aux mains de Radigan, qui n’était encore qu’un adolescent aux yeux de tous, une créature dotée de cette capacité inédite. Il aurait pu partir, il aurait dû partir. Il ne serait peut-être pas revenu. Reviens-t-on jamais du temps qui passe. Jugantur devait se l’avouer, il n’avait pas osé. Il s’était trouvé de bonnes raisons de rester terré dans la tiédeur rassurante des entrailles de Laborantina, dans le confort enveloppant du réseau psychique au sein duquel il veillait pourtant férocement et contre tous les usages à se ménager un espace qui lui soit personnel, vierge des pensées de ses pairs, un terrain de jeu qui lui donnait l’illusion de la liberté sans en éprouver le vertige. Malgré toutes ses qualités, malgré la folie obsédante qu’il mettait dans l’élaboration de nouvelles formes de vie toujours plus originales il n’avait pas eu le courage ou l’inconscience d’entamer le grand voyage. Quel homme mûr oserait défier le temps ?

Des tribus barbares hantaient les pleines ourlées, chevauchant le désert et ne survivant qu’au prix de tout ce qui aurait pu faire d’eux des êtres raisonnables. Et avant, bien avant, quels désastreux paysages les espaces sub-temporels révéleraient-ils au regard innocent de son disciple ? Eprouvait-il déjà la distance qui les séparait ? Prenait-il conscience que le lien qui l’habitait pleinement auparavant n’était plus que le miroir de ses propres émotions. Ce subterfuge lui serait-il un réconfort dans l’adversité ou y verrait-il une ultime trahison ? Une de celles qui vous abîme l’âme et sont plus barbare que l’inquiétante étrangeté du monde qui vous est inconnu parce qu’elles touchent à ce qui en vous avait l’intimité d’une certitude pour le rendre à jamais étranger, inaccessible et parfois haïssable ?

Le savant contempla sa créature calculatoire qui continuait à pousser vainement ses pièces sur le quadrillage bien que toute chance de victoire, elle devait s’en rendre compte maintenant, lui fût interdite. N’était-il pas finalement semblable à elle ? Radigan aurait-il la volonté suffisante pour affronter les périls et les désillusions qui l’attendaient ? Et si, par miracle, cette volonté se manifestait, quelles en seraient les conséquences pour ce jeune garçon ?

Mû par une lubie de dernière minute, Jugantur avait fait broder une épée d’or sur le côté de la combinaison offerte au jeune aventurier. Se doutait-il que cette arme symbolique serait un bien faible atout dans la main du joueur novice et inexpérimenté qu’on venait d’envoyer à la rencontre de ses ancêtres en le confiant aux mains de la seule providence ? Avait-il voulu conjurer le sort ? Etait-il simplement la proie des apparences, avait-il de son rêve voulu faire un destin d’un autre ?

Dans les plaines ourlées…

— Providence, quand tu auras fini de rentrer le linge, tu penseras à apporter le Kwa au cercle des hommes. Et ne lambine pas, ils ont bientôt fini de manger.

— Oui, Da, répondit la servante qui tenait entre ses mains une brassée de vêtements colorés.

C’étaient les habits des futures mariées, les plus beaux que l’on puisse trouver dans toute la tribu du Coq. Ils représentaient des heures et des heures d’un travail patient et attentif. Il fallait d’abord trouver des fils résistants. Pour cela, comme dans d’autres domaines, le Stir faisait merveille. Chaque famille développait ses teintes dont elle gardait jalousement la composition. Plus la tenue était belle, plus la famille gagnait en prestige. Développer les couleurs était un art qui requérait minutie, inventivité et partage au sein de la parentèle. Les femmes d’un même homme, ses filles issues de divers lits devaient coopérer harmonieusement afin de pouvoir exceller dans cet art. Quand une teinte s’avérait suffisamment originale et stable dans le temps, elle pouvait accéder au titre de trésor du clan et être utilisée pour le voile d’honneur ou l’un des multiples voiles qui marquaient symboliquement les étapes de la vie. Les couleurs tenaient les femmes ensembles, et les familles unies, plus surement que les liens d’affection ou l’autorité d’un patriarche.

Providence ne se posait pas la question, elle était de tous celles qui avait le moins le loisir de s’opposer ou de se chamailler. Elle ne pourrait que porter les ballots d’habit, les ranger, les laver. Elle ne développerait pas les couleurs, elle ne serait jamais mariée et ne regrettait rien. Elle n’était qu’une servante, mais pouvait pour ses tâches se déplacer comme elle l’entendait dans le camp. S’il était indécent pour une femme de s’aventurer parmi les hommes, sauf en de rares occasions extrêmement codifiées, Providence boitait d’une tente à l’autre toujours affairée. Elle était bien utile, car on pouvait l’envoyer en dehors du kuva familial sans crainte de déshonorer la famille à laquelle elle appartenait. Il était seulement interdit de la questionner à son retour sur ce qu’elle avait vu, fait ou entendu, qui ne soit pas directement en lien avec les tâches qu’on lui avait confiées. Sa claudication lui rendait pénibles les longues marches de la caravane et souvent une grimace douloureuse déformait son visage.

Si on lui disait qu’elle avait de la chance de disposer d’une aide aussi docile et disciplinée sans avoir eu besoin d’ajouter un anneau supplémentaire aux doigts de son époux, Burla répondait que c’était quand même une bien vilaine bouche à nourrir. Elle se plaisait pourtant à vanter les mérites au labeur de la vaillante petite Providence car elle pouvait ainsi la louer pour de menus travaux aux familles de sa connaissance. Elle acceptait en échange d’humbles présents qui lui permettaient, selon ses dires, « d’adoucir le sort de son âme charitable embarrassée d’une malheureuse qui, certes, travaillait bien mais mangeait comme quatre. » Elle ajoutait pour parfaire son récit qu’il fallait même parfois au milieu de la journée hisser la jeune femme sur le dos d’un dromadane pour qu’elle ait le loisir de se reposer quand bien même toutes les femmes, même celles qui étaient grosses, devaient marcher.

Aussi, lorsque Providence revint épuisée en fin d’après-midi, Burla lui céda-t-elle de mauvais gré une place à ses côtés. Elle ne pouvait la questionner sur l’assemblée des hommes et rageait intérieurement de ne pas réussir à engager la conversation. Ce ne fut pas nécessaire. Après avoir bu quelques gorgées d’eau assaisonnée d’anis, Providence s’excusa de ne pouvoir s’occuper des tâches habituelles dans les jours à venir. Elle était allée porter le kwa aux hommes, qui avaient requis ses services. De par leurs exploits, Youpur et ses compagnons auraient bientôt le droit d’accéder au mariage. Leur voile d’honneur devrait, avant la cérémonie des échanges, revêtir l’orange, couleur des premières passions et souvent synonyme du choix de la première épouse. Leur initiation relevait par contre de la plus humble de toute.

Mieux valait ne pas la questionner sur ce qu’elle avait à faire. Burla n’en était pas fâchée, Youpur était son fils, sa fierté et il était temps qu’il accède à l’âge d’homme. Elle maugréa pour la forme et estima la charge de travail qu’il lui faudrait répartir et les gains qu’elle pouvait espérer. Il faudrait préparer les teintures, car l’orange était la couleur de la famille Rincecoq. L’absence de Providence se ferait sentir, mais elle espérait, grâce à la participation de la servante à l’initiation des jeunes guerriers, toucher au moins cinq talions. Elle n’en aurait pas obtenu autant en la louant à d’autres familles pour de menus travaux pendant trois fois trois lunes ! Les voiles une fois teintés lui seraient repris pour cinq onces chacun. Voilà qui ferait une somme rondelette. Elle devrait se faire aider, car deux des cinq autres épouses Rincecoq étaient prêtes à enfanter et n’auraient pas les dispositions d’esprit adéquates au délicat travail des teintes.

Elle voyait là l’excuse idéale pour demander au vieux Raboundar de lui prêter une de ses filles. Son mari, Craon, intercéderait certainement en sa faveur auprès du vieil homme. La jeune Luanda lui paraissait docile et agile de ses mains. Raboundar ne roulait pas sur l’or, une petite rétribution l’aiderait à se décider. Elle avait en tête d’autres arguments si celui-ci ne suffisait pas. N’ayant qu’une épouse à la fois, la famille de Raboundar maîtrisait mal l’art des teintures et ne pouvait s’enorgueillir que d’un bleu fadasse développé la première épouse. Cette couleur était rare, mais ne suffisait pas à témoigner de la bonne réputation acquise par ses filles au fil des années. Si la jeune Luanda venait l’aider, elle lui apprendrait à fabriquer l’orange, plus deux ou trois tours de main indispensables à la fabrication des teintes. Bien évidemment, la petite était en âge de se marier. L’avoir à la maison quelques jours lui permettrait de confirmer son intuition.

Elle se refusait à accueillir une inconnue dans la famille, alors qu’elle avait à portée de main une enfant charmante qui semblait pouvoir faire les délices de son fils. Efficace et simple, voilà une solution qui lui semblait plus judicieuse qu’un appariement douteux soumis aux aléas des grands rassemblements. Elle s’en ouvrirait à son époux, le chef de la tribu du Coq et le père de Youpur. Il était censé et de bonne composition, il se rallierait à ses vues. En attendant pour que le sort soit favorable à ses plans, elle tapota l’épaule de Providence, car toucher l’épaule d’une boiteuse porte chance.

— Va te reposer, lui dit-elle. Tu auras du travail dans les jours à venir. Et fais bien les choses, il s’agit de mon fils. Pense à ce que tu nous dois.

— Oui, Da, j’y pense, répondit Providence utilisant comme d’habitude la marque de respect Da, à laquelle elle savait que Burla était sensible. La particule marquait son statut de première épouse. Elle lui devait à ce titre aussi respect et obéissance.

Elle pouvait y ajouter la reconnaissance. Après tout elle était nourrie, logée, parfois transportée à dos de dromadane quand sa jambe la faisait trop souffrir. Il n’y avait rien à ajouter, elle portait le voile gris de la servitude et ne s’en portait pas plus mal qu’une autre. En sondant son cœur, ce soir, elle souriait. Malgré toutes les humiliations passée et à venir, elle était la seule femme de la famille à avoir aperçu le monstre à deux têtes et le ver nu dont tout le campement parlait. Les hommes l’avait conduite vers la bête après le Kwa en riant « Elle en avait vu d’autres», avaient-il dit, content de partager avec elle l’étonnement qu’ils avaient éprouvés en découvrant l’étrange butin dont ils étaient maintenant les gardiens.

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