Chapitre XXVIII : Entre Chien et Loup

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Où sans perdre la raison on commet l’irréparable.


Depuis plusieurs jours Maelivia et frère Troc cheminaient sur les mers de sel. La chaleur était écrasante. Le ciel pompait l’eau de la mer, telle la bouche assoiffée d’un nouveau-né, dont l’éclatante vitalité n’a pas encore conscience de se nourrir d’un monde qu’elle vide progressivement de sa substance. L’eau, au plus clair de la journée, montait en brumes tourbillonnantes dont les formes mouvantes, presque palpables, concurrençaient les illusions stagnantes des mirages. Frère Troc déployait un morceau de tissu fin, sorte de foulard en fil de kir dont la friction des fibres provoquait une étrange sensation de froid. Il le laissait glisser dans les vapeurs pour recueillir quelques gouttes d’eau pure. Il repliait ensuite avec agilité le tissu selon un schéma compliqué et le tordait au-dessus de sa bouche.

L’enthousiasme du départ avait quitté Maelivia qui peinait à suivre frère Troc. Si sa démarche glissée n’avait plus rien à lui envier, elle n’avait pas encore son endurance. Il était un compagnon de voyage peu loquace. Ce qui lui était tout d’abord apparu comme une qualité — moins il parlait, plus elle avait de temps pour lui exposer ses diverses théories et lui raconter son précédent voyage sur l’île de la Fournaise — s’était avéré être un défaut. Peu de réponses… Avait-il vraiment écouté ? Comment nourrirait-elle son propre esprit s’il n’avait rien à lui raconter ? Elle avait alors pris le temps de détailler l’horizon qui, de part en part, se répondait à lui-même en un perpétuel écho. Puis, la fatigue aidant, sa soif de nouveauté avait cédé la place à la soif véritable. Cette exigence impondérable que les quelques gouttes tirées du tissu de kir de frère Troc apaisaient à peine. Tout occupée à ne pas sombrer dans le sommeil afin de tenir la cadence et de rester vigilante pour éviter les failles, elle considéra bientôt le mutisme de son mentor comme un mal nécessaire qu’il lui fallait, elle aussi, adopter afin d’économiser ses forces et son énergie.

Dans le silence qui les étouffait aussi surement que la chaleur, ils les entendirent bien avant de les voir. Des cris égarés entre la mer et le ciel, les vagissements braillards d’une première dent dont le feu endolorit la mâchoire. Frère Troc changea d’allure. Pourquoi attendre la nuit, pensa-t-il ? Entre les fantômes de brume et de chaleur qui peuplaient l’étendue déserte des mers de sel, il ne servait à rien de retarder l’action. Pourtant l’obscurité lui semblait plus propice à la conduite de ses sombres desseins. Maelivia avait-elle véritablement compris ce qu’impliquait leur projet ? Il lui aurait volontier demandé de rester en retrait. Qu’elle ne voit rien. Quelle ne fasse rien. Mais pouvait-il laisser l’enfant seule sur cette eau noire qui, la nuit venue, cachait dans ses plis de velours et sous l’éclat de quelques cristaux de sel épars de mortels précipices ? Non, il ne pouvait se résoudre à la perdre elle aussi. Elle l’accompagnerait, elle l’aiderait même. Elle ne pouvait de toute évidence échapper à son destin.

Frère Troc chuchota :

— Tu sais ce que nous avons à faire ? Cela ne te fait pas peur ?

— Non, je n’ai pas peur.

Elle avait hâte de libérer Khala. Elle savait bien qu’elle ne pourrait plus trouver auprès d’elle le refuge que les bras de la nourrice lui avaient tant de foi offert. Les évènements, les réminiscences, sa fuite l’avaient profondément changée, grandie.

L’hébétude de Khalba l’avait déçue. Elle lui en voulait. Elle n’avait pas été aussi forte qu’il l’aurait fallu. Elle aurait dû résister. Continuer d’être ce rempart qui la protégeait d’elle-même et des autres. Au lieu de cela, elle avait accepté le voile violet sans révolte et Maelivia avait perdu son enfance.

A mesure qu’elle était gagnée par la fatigue, la rage ne cessait de croître en elle. Ce qui auparavant était simple arrogance, une impertinence dépourvue d’objet, devenait depuis peu une force interne, qu’elle ne maîtrisait plus. Son silence des derniers jours, et l’abrutissement de la marche nourrissaient un sentiment animal. Blotti dans les profondeurs de son être, il sourdait avec une douleur lancinante, aveuglant son cœur. Elle reconnaissait en lui le loup qui la faisait frémir, lorsqu’elle parcourait des yeux l’obscurité d’avant la montée des lunes. Il était prêt à bondir, à sauter hors de sa tanière de chaire pour s’arrimer à la gorge des moines, ces figures inconnues qui conduisaient Khala au seuil de son ultime départ.

Maelivia, dans le délire de son épuisement, revoyait entre les ombres des mirages les deux yeux rouges qui l’avaient effrayée le soir où, en revenant sur l’île de la Communion, frère Troc avait fait basculer le fragile équilibre qui y régnait. Il lui sembla alors que ces yeux étaient les siens. L’augure des combats à venir où elle sauterait à la gorge des chiens.

Nulle illusion, le démon qui lui mangeait les entrailles ne méritait pas le repos. Elle devait s’éloigner de ceux qu’elle aimait, c’était une autre façon de les sauver. Et malgré son dégoût, l’inattendu la divertissait de sa soif, l’abreuvant de courage. L’étendue plate des mers de sel, cette fuite meurtrière avaient brisé les bords d’un vase trop fragile et trop petit pour la contenir tout entière.

La première lune n’était pas encore levée. Dans le ciel, une myriade d’étoiles répondait aux cristaux de sel qui s’égaraient, fragiles, dans la sombre étendue. La fraîcheur du soir se glissait entre sa peau et l’immensité du monde, la séparant inexorablement de tout ce qui lui avait été réel. Elle se laissa choir dans le creux du chapeau comme on s’abandonne.

— Demain, Frère Troc, il nous faudra agir. Demain, entre chien et loup.

Sa voix lui parut différente, plus légère et plus grave. Comme une plume qu’elle pousserait devant elle, en soufflant légèrement sur le duvet. Inexorablement, sa voix tomba.

Frère Troc hocha la tête ; il arrima le chapeau à sa cheville et déploya sa robe pour pouvoir rester immobile et dormir un instant. Dans ce berceau pailleté de précipices, tels deux enfants innocents, frère Troc et Maelivia goûtaient le repos de deux âmes volontaires, prêtes à se perdre pour sauver l’éclat d’un regard et d’un rire, celui de Khalaba la nourrice, celle qui portait à la cheville le bracelet de jade, l’emblème de Laborantina.

Ils avaient parcouru des cercles concentriques jusqu’à découvrir l’endroit où se trouvait le fourmillage des voiles violets. Frère Troc avait alors à collecté le maximum d’eau. Pour la première fois, depuis le début du voyage, Maelivia avait l’impression de boire autant qu’elle en avait besoin. Ils mangèrent copieusement aussi. Mâchouillant avec d’autant plus de plaisir la viande séchée qu’ils n’avaient plus soif. Les couchers de soleil n’en finissaient pas sur les mers de sel et les derniers mirages se dissolvaient à mesure que la température baissait.

Les moines marchaient devant le fourmillage. Fatigués, ils ne goûtaient point le spectacle qui, pour eux, n’annonçait qu’une nuit de plus pendant laquelle il faudrait veiller sur les écervelés dont les réactions n’étaient pas toujours faciles à prévoir. Certains, inconscients du danger, s’élançaient sur la mer — Peut-être, en cela, voulaient-ils simplement imiter leurs guides ? — parfois, ils sombraient doucement dans les replis de l’étendue pourtant si lisse. D’autres provoquaient du grabuge sur l’embarcation en tirant les cheveux de leurs compagnons de voyage ou en adoptant des gestes répétitifs et absurdes. D’autres enfin, sujets au désespoir, restaient timidement prostrés sur ce radeau de cadavres animés, couvrant leurs peurs et leurs doutes d’une stoïque attente.

Il allait de soi que les moines se devaient de veiller sur eux. De les conduire sains et saufs à la grande faille, celle qui séparait les deux mondes. C’était un devoir, un impératif, un acte sacré, une supplique adressée à l’Immuable pour réconcilier la chair et le sang de leur peuple issu d’un monde déchiré par les grands cataclysmes. Un moyen aussi de se préserver des folies des Monts Hauts qui, voyant ces sombres pèlerinages, se garderaient d’approcher des confins. Religieusement attelés à leur tâche, ils ne découvrirent Frère Troc et Maelivia que lorsqu’ils se dressèrent face à eux. Ils ne les reconnurent pas, leurs yeux brûlés de soleil ne voyaient qu’une longue silhouette flanquée d’une plus petite.

Frère Troc s’avança vers le premier des moines et, tout en le saluant, lui donna l’accolade. Tandis que son torse s’approchait et que sa main droite se saisissait de son épaule, sa main gauche plongea sous les replis de sa robe de bure et en sortit armée du coutelas de métal qu’il enfonça profondément à travers le tissu épais qui les séparait, jusqu’au cœur de son frère. Ce dernier émit un borborygme sourd, sorte de gargouillis aqueux, avant de s’abandonner mollement entre ses bras jusqu’à l’eau épaisse sur laquelle se déploya sa robe, sombre, froissée, comme une fleur fanée.

Les deux autres se tournèrent alternativement en direction de Maelivia et de frère Troc. Ils s’interrogeaient, leurs mains paumes ouvertes vers ces silhouettes si parfaitement étrangères à eux-mêmes qu’elles en devenaient dangereuses. Frère Troc s’avança vers le second moine et, d’un geste vif, trancha sa gorge découverte. Celui-ci s’affala brusquement, laissant le troisième à découvert.

Il contourna le corps, qui venait de tomber et qui flottait à ses pieds, tandis que le sang qui s’écoulait autour de la tête et des épaules l’auréolait. Maelivia fixait les cristaux de sel et la manière dont le rouge progressait sur la lumière. L’étendue lisse et opaque de la mer lui renvoyait comme démultipliés et fragmentés en de multiples unités les yeux rouges du loup.

Frère Troc acheva d’un dernier geste déterminé le troisième moine. Puis, sa main redevenue sienne et tremblante, laissa choir le coutelas dans la mélasse d’une mer poisseuse. Il sanglota. C’était trois vies, trois espoirs, formés comme lui sur l’île de la Parole, qu’il venait d’assassiner. Les cinq degrés initiatiques lui revinrent en mémoire. Les réunions fraternelles, les épreuves et la joie d’être ensemble, les tons changeants et harmonieux d’une parole déployée comme un arc-en-ciel entre les êtres. Il porta la main à son front et prononça les paroles rituelles.

— « Unis je suis, je reste et je demeure, Unis, grâce à vous je vis. » Paume retournée vers le ciel, il replia le pouce et le recouvrit successivement de l’index, du majeur et du merveilleux.

Y trouva-t-il du réconfort ? Nul ne le sait. Mais il imagina que trois frères disparaissant dans les abysses parcouraient maintenant l’échelle de la conscience, se noyant dans l’extase de sa voix au sein du lien ultime, celui du réseau neurovial étendu aux âges passés.

Loin de ces considérations, et beaucoup plus pragmatique, Maelivia s’arracha à la contemplation des cristaux de sel en train de fondre pour glisser jusqu’aux pieds de Troc, où elle agrippa le manche du poignard, juste avant qu’il ne sombre définitivement dans l’eau noire.

— Est-ce la faute du couteau ou celle du loup si les chiens meurent ? demanda-t-elle à frère Troc, alors qu’on entendait déjà les cris des écervelés prévenus par leur instinct, malgré leur esprit malade et leurs yeux malmenés de lumière, que quelque chose d’inhabituel se passait au-delà de leur folie.

Frère Troc retourna la question de Maelivia dans sa tête, les loups ou les coutelas de métal ? Il ne savait vraiment pas, il repensa aux moines et à d’autres qu’il avait vus mourir. Des bons, des mauvais, certains qu’il ne regrettait pas. Sa main tremblait toujours. Il la passa sur son visage comme pour en effacer la forme, ou bien comme pour s’assurer qu’il était encore là. C’était la première fois qu’il tuait.

Il répondit enfin : « Le loup ou le couteau, je ne sais pas mais, Maelivia, quelles que soient la cause et la victime, c’est toujours l’homme en nous qui disparaît. »

Maelivia hocha la tête. Elle rangea le couteau dans sa robe de bure, elle ne le rendrait pas à frère Troc. Elle sentait qu’il ne serait pas capable de le garder. Elle, si. Elle savait qu’il pourrait encore être utile. Elle savait aussi, depuis le gâteau de kroct et le plongeon dans la source pendant la cérémonie, depuis que le voile violet avait recouvert les épaules de Khalaba et depuis qu’elle avait laissé Didi seul sur la plage en s’éloignant d’un pas décidé face au soleil levant, oui, elle savait qu’on n’ a pas besoin d’utiliser une arme pour tuer, qu’on peut le faire sans même le vouloir et que là, c’est bien pire, c’est bien plus dur que ce qu’éprouvait à l’instant frère Troc. Elle le savait car elle hébergeait un loup en elle, un loup prêt à gronder et à tuer. Cela ne lui faisait pas peur, cela la rassurait même. Il est plus facile de vivre en étant moins humain qu’on l’a été autrefois, quand tout semblait facile mais que tout était faux.

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