Chapitre XXXIII : Le sacrifice

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Où il est dur de renoncer à ce que l’on faisait profession de croire ou d’aimer.


Loin de se douter des sentiments déchirants qui torturaient l’âme de son père, Youpur s’attachait à soutenir sa mère. Il oubliait son malheur en lui prêtant assistance et s’acquittait avec bonne volonté de multiples tâches auparavant dévolues à Providence. Il lui apportait un verre d’eau, un repas, l’écoutait se plaindre avec compassion. Il y trouvait presque plaisir en ce que cette multitude de petits efforts anodins apaisaient sa culpabilité et l’aidait à expier sa faute.

En acceptant les reproches acerbes de sa mère, il avait le sentiment de lui déléguer la responsabilité de son avenir. « Nous ne les laisserons pas faire ! » C’était ses mots à elle, qu’il se répétait en se levant et le soir en se couchant, et toute la journée entre les deux. Il lui avait délégué son destin. Il serait le fils qu’elle attendait. Il lui suffisait de serrer les dents et d’attendre. La satisfaire n’était pas chose aisée, cela le distrayait de son angoisse.

Il n’avait pas revu ses hommes depuis la fin précipitée de l’initiation. Que pensaient-ils ? Pourraient-ils revêtir le voile orange et savourer les plaisirs de la chair tandis que lui en serait privé ? Il n’avait pas osé poser la question à sa mère de peur de la tourmenter un peu plus. Mais lui se la posait et ne parvenait pas à en déterminer toutes les implications. Si ces compagnons étaient considérés comme ayant satisfait à toutes les exigences de l’initiation, ils ne lui tiendraient pas rigueur de l’incident. Peut-être même en garderaient-ils un bon souvenir. Après tout il avait juste souhaité raviver la cohésion du groupe tout en humiliant à la fois Providence et leur ennemi. Il s’agissait de ne pas se tromper d’adversaire…Ses hommes feraient-ils preuve de la clairvoyance nécessaire ? En particulier si la communauté décidait de considérer leur initiation comme vaine… Alors quelle serait leur attitude à son égard ? Un simple ressentiment ? De la haine ? « Nous ne les laisserons pas faire ». Il s’appuyait sur cette phrase comme un infirme sur sa béquille. Sans ses hommes Youpur n’était plus que la moitié de lui-même. Lassé de tourner en rond dans sa tente et dans ses réflexion, il eut envie de voir Burla.

Elle se tenait très droite dans l’entrée du Kuva. Malgré ses rondeurs sobrement couvertes d’un long voile noir, on percevait à la noblesse de son maintien, à ses joues redevenues roses, qu’elle allait mieux. Elle picorait des graines de tournasol qu’une de ses suivantes, la mère du jeune Alexandar, tenait à sa portée sur un plateau. Youpur était surpris : si elle aimait faire preuve d’autorité, elle rechignait d’habitude, et encore plus ces derniers temps, à se faire servir par un autre que lui. Plus étrange encore, à ses côtés une pile disparate d’affaires et de nourriture encombrait l’entrée d’habitude toujours bien rangée, aux tapis somptueux et vacants, dans l’attente d’un visiteur à impressionner.

— Maman ! risqua Youpur tant pour attirer l’attention de sa mère que pour exprimer son soulagement de la voir rétablie.

Elle ne broncha pas et continua à sectionner de ses incisives la coque salée et fibreuse qui recouvrait les petites graines avant d’en aspirer la moelle sucrée avec un léger bruit de succion.

— Pourquoi portes-tu le deuil ? interrogea-t-il, se demandant s’il s’était passé quoi que ce soit de grave dont, du fait de son récent statut, dont il n’ait pas été informé.

Burla se resservit et resta concentré sur la mastication d’une graine particulièrement grosse.

— Maman ! appela-t’il de nouveau en haussant légèrement la voix. Il lui en coûtait d’insister mais sa mère était le seul lien ténu qui le préservait de l’état de paria. Elle détenait entre ses mains son espoir, mais elle était aussi depuis l’évènement seul point de contact avec le reste de la communauté.

Burla ne cilla pas et cracha sur le bord du kuva une coquille vide avant de se resservir en triant sur le plateau les tournasol qui lui semblait les plus prometteur.

Puis elle tourna ostensiblement le dos à son fils. Elle fit mine de s’incliner vers sa suivante qui était pourtant plus grande qu’elle et qui dut donc plier légèrement les genoux pour se mettre à la hauteur de l’ex-première épouse. Dans ce geste qui suggérait l’intimité d’une confidence elle déclara en s’assurant que sa voix portait suffisamment haut et fort pour que son fils puisse en saisir chaque syllabe :

— Que me veut cet importun ? Ne se rend-il pas compte dans son aveuglement que je porte le deuil de mon unique enfant ? Va-t-on persécuter encore longtemps la pauvre femme éplorée que je suis ? Endeuillée, rétrogradée … comment pourrais-je pardonner maintenant que j’ai retrouvé mes esprits. Il fallait que je sois bien faible pour me laisser manipuler par des marques serviles d’hypocrites affections !

Assumant qu’il s’agissait d’une forme de protestation contre le remariage de Craon, Ganaléa n’avait pas questionné les raisons qui avaient poussé Burla à revêtir le deuil. Sa surprise était telle, qu’elle tourna la tête vers Youpur malgré le dégout qu’il lui inspirait, guettant sa réaction.

Celui-ci, sous le choc, recula de trois pas, avant de buter sur l’un des sacs de son paquetage qui encombrait la tente. Il s’écroula, tomba à la renverse sur des habits qui amortirent sa chute. « Nous ne les laisserons pas faire… » Les mots tintait dans ses oreilles comme une trahison. Elle lui étreignait le cœur et la gorge. Il ne pouvait plus ni déglutir, ni respirer. La phrase l’écrasait plus sûrement que n’importe quelle poigne. Il en découvrait la portée implicite comme l’horizon se dévoile au sommet d’une dune présageant la défaite. « Nous ne les laisserons pas faire … car nous le ferons avant eux, nous ne perdrons pas la main, nous la couperons s’il le faut ! Ils ne nous ôteront pas un fils, car nous le renierons avant ! ».

Ce « nous » qui l’unissait à sa mère dans un même espoir, était en fait un « nous » de majesté, employé par une souveraine aigrie dont le seul abandon auquel elle ne pourrait se résoudre était celui du pouvoir.

Il se releva péniblement. Allait-il s’abaisser et implorer son affection et sa clémence ? Burla en se taisant avait arrêté son mouvement ; entre ses doigts, une nouvelle graine de tournasol restait suspendue dans les airs.

Se redressant tant bien que mal, il regarda les deux femmes. Ganaléa, ne sachant comment réagir quand leurs yeux se croisèrent, esquissa un demi-sourire gêné qu’elle arrêta d’une crispation de la joue devant l’expression furieuse de Youpur. Il était en cet instant, si semblable à sa mère. Il se racla la gorge comme pour défier le sourire de la suivante qu’il avait dû confondre avec une grimace de mépris.

Tandis qu’il quittait aussi dignement que possible la scène de son humiliation, Burla laissa retomber doucement sa main sur le plateau de bois que lui tendait toujours Ganaléa. Elle soupira, ferma les yeux puis congédia la suivante en claquant la langue. Elle avait besoin de repos. Il était tellement difficile d’être une mère aimante. « Nous n’abandonnons pas » murmura-elle alors, adressant une supplique silencieuse à ce fils qui ne pouvait et ne devait l’entendre. Elle venait de poser le premier arceau de l’édifice qui abriterait leur avenir. Il lui restait encore à régler les conditions du simulacre d’adoption qu’elle s’apprêtait à conduire.



Au même moment, non loin de là, Rabundar hurlait. Il vociférait et éructait méchamment. Entre ses chicots, les postillons passaient et pleuvaient sur Craon qui se tenait pourtant à une distance respectable.

— Hors de question ! Voleur ! Te laisser ma plus jeune… Pour que tu la vendes un mois plus tard et empoches tous les bénéfices ? Rat hirsute ! Les couleurs, les couleurs… pour ce qu’elle va apprendre l’espace d’un mois durant !

Mon enfant ! Pour ta femme endeuillée ? Mais tu te moques de moi ? N’aurait-elle pas mieux fait d’éduquer le sien plutôt que de vouloir prendre ceux des autres quand le travail est accompli ? Es-tu naïf à ce point ? Faut-il que toute une assemblée ait décidé de désigner un imbécile à la tête de la Tribu du Coq pour mieux en tirer avantage ? Ta femme te manipule, elle n’a d’affection pour personne sauf pour son demeuré de fils. Elle ! Obtenir et éduquer ma fille ! La prunelle de mes yeux, l’œuvre de ma vie !

Ah, c’est du beau ! Cette vipère me gâcherait en un mois, vingt-six lunes d’efforts patients pour fabriquer un trésor de gentillesse et d’abnégation ! Il cracha par terre.

Craon sentait le sang lui monter au visage. On ne l’avait jamais insulté ainsi de front. Le vieux fou avait perdu l’esprit ! Son égoïsme le perdrait. Il n’était même pas capable de reconnaître la bonté d’une femme. Son épouse était avisée de vouloir sortir Luanda des griffes de ce père abusif.

—Gredin ! Crapule ! Imbécile ! Tu ne te souviens même plus de l’histoire de notre tribu ? La honte soit sur notre tête.

Rabundar se dirigea vers l’entrée de son kuva et, tout en soulevant la peau de gnouzk qui en fermait l’entrée, il cria dans l’allée des tentes : « La honte est sur la Tribu du Coq, sur son chef et sur son fils ! Elle a été, elle est et elle sera ! Notre chef est un vrai coq : il chante et il ergote les pieds dans le fumier. Il n’en a cure, pour lui la honte n’a pas d’odeur ! »

Craon tira en arrière le vieillard et rabattit la peau de gnouzk derrière lui. Il devait obtenir son accord, aussi compliqué, aussi tumultueux que cela fût, sinon Burla ne le lâcherait pas. Il connaissait son pouvoir de nuisance. Il appréhendait déjà les retards qui s’accumuleraient lors de la préparation des noces, repoussant d’autant la fin de cette période mouvementée. Pour ce fervent partisan de l’équilibre rien ne devait venir troubler le grand rassemblement, ni mettre en cause sa position auprès des chefs des autres tribus.

— Calme-toi, vieillard, intima-t-il tout en prenant sur lui pour rester calme face aux provocations. Ce que je te propose est l’occasion unique pour ta fille de devenir une virtuose des couleurs. Imagine les avantages qu'elle pourra en tirer : l’assurance de faire un bon mariage, d’avoir des revenus complémentaires… Elle pourra même espérer être une première épouse.

— C’est toi qui viens me vanter la sécurité qu’apporte la place de première épouse ? Tu ne manques pas de culot ! Quant au reste, eh bien, je préfère qu’elle soit une analphabète des couleurs et ne conjugue que le bleu plutôt que de la savoir affiliée d’une manière ou d’une autre à ta lignée.

Raboundar cracha de nouveau avec tant de force, que Craon se surprit à craindre qu’une de ses dents branlantes ne soit expulsée par la violence de l’expectoration. Un petit rassemblement d’hommes curieux et désœuvrés s’était formé autour de la cahute. Les mots parvenaient à leurs oreilles aussi clairement que s’ils eussent été dans la tente avec leur chef.

Dans l’autre pièce du kuva, Luanda et ses sœurs, qui s’occupaient au tissage de leurs tenues en vue des appariements, avaient cessé leur travail et écoutaient. Elles avaient là l’occasion d’en apprendre bien plus que ce que leur père aurait pu leur dire.

Profitant d’une pause dans la logorrhée du vieillard, qui haletait avant de reprendre souffle, Craon prit la parole, sans se rendre compte que la violence de l’échange l’exposait sur la place publique.

— Je ne comprends pas, tu étais pourtant bien content de la rejoindre notre lignée. Et la place de première épousée pour ta fille, tu ne crachais pas dessus quand il était question de l’unir à mon fils.

Luanda frissonna. Quoi ? On intriguait pour la marier à ce dadais prétentieux. Pire, on voulait qu’elle reste dans la tribu du Coq. Elle qui, depuis des mois, ne rêvait que de changements, de caravanes et de voyages sentit son pouls s’accélérer. Sa soeur Béka posa la main sur son bras pour lui signifier de ne pas s’emporter. Elle leva un doigt délicat, le secoua de gauche à droite avant de le poser sur ses lèvres puis désigna la peau de gnouzk qui séparait la tente principale de celle, secondaire, où les quatre jeunes filles se tenaient. Elle montra ensuite son oreille et reposa le doigt sur ses lèvres. Comme hypnotisées par le ballet de cette main juvénile, les sœurs tendirent le cou, arrêtèrent leur souffle pour entendre ce qui leur parvenait déjà très clairement aux oreilles.

— Ça n’avait rien à voir ! glapit Raboundar. Et ton fils, je l’ai toujours trouvé stupide ! Comme son père d’ailleurs, lâcha t-il avec cynisme. En revanche, comme ta femme l’avait compris, j’aurais pu ainsi garder un œil sur ma dernière fille. Youpur n’étant pas celui qui pouvait faire naître en elle le sentiment amoureux, j’aurais conservé pour égayer mes vieux jours toute son affection, sa retenue, sa bonne éducation. Tout pour moi, son vieux père ! Elle n’aurait jamais osé dénoncer la situation. J’assurais mes vieux jours. Tu assurais la présence d’une femme avisée et soumise auprès de ton benêt de fils qui aurait pu briller par quelques hauts faits militaires. Et, ta femme, s’assurait en captant le bleu dans sa maison, de dominer un peu plus l’art des teintes, confirmant ainsi son influence auprès des autres femmes et augmentant les revenus des Rince-Coq.

Craon peinait à suivre les élucubrations de la pensée de Raboundar. Il avait beau douter, tous les éléments semblaient parfaitement s’emboîter formant un véritable puzzle politique et familial, où il avait jusqu’alors bien tenu son rôle.

— Ah, tu saisis maintenant ! Je vois l’intelligence éclairer l’obscurité de ton crâne vide. Je vois que tu comprends, le railla Raboundar. Et que crois-tu que manigance ta vipère d’épouse ? N’as-tu pas d’yeux pour voir ? Remets-la à sa place avant qu’il ne soit trop tard.

Dire que je sacrifiais ma fille à mes égoïstes désirs, poussé par ce serpent. Louée soit Providence qui, en dévoilant l’incapacité de ton fils à revêtir le voile orange, m’a redonné la vue. Luanda restera mienne et les trois autres aussi ! Elles seront mariées dans l’honneur et partiront du clan conformément à la tradition. Je mourrai seul mais fier. Cette guerre que je pensais mener contre la nature féminine, je m’aperçois que c’était contre moi que je la conduisais. Contre ma faiblesse et contre celle de mes sentiments.

Tu ferais bien d’en faire autant Craon. Lutte contre ta bêtise, ton penchant à la paresse et à la lâcheté et tu seras peut-être un chef dont les enfants mériteront de régner.

Craon n’en revenait pas. Il était profondément outré par le discours de Raboundar mais force était de reconnaître que le vieil homme n’avait pas tort sur tous les points. Il en était d’autant plus dangereux.

— Nous n’en resterons pas là, vieillard, ta démence te fait délirer. Je t’aiderai à te protéger de toi-même, conclut-il d’une voix ferme tout en soulevant la peau de gnouzk qui fermait l’entrée du kuva. Il la rabattit d’un coup sec devant ses hommes attroupés dans l’allée. Il s’éloigna d’un pas décidé, les laissant derrière lui.

Qu’avaient-ils entendu ? Qu’à cela ne tienne ! Ils l’avaient désigné comme étant leur chef. Ils n’étaient pas plus intelligents que lui et, eux aussi, avaient intérêt à ce que l’ordre règne dans les kuva comme dans la tribu. Ils répondraient à l’appel du Coq et se rangeraient à son avis.

Les idées de Raboundar étaient licencieuses, l’expression d’une démence liée à l’âge. Il était temps de renouer avec d’anciennes coutumes abandonnées. Raboundar n’était pas le seul qui puisse se targuer du bon usage des traditions. On rétablirait l’usage du voile violet et le vieillard aigri irait rôtir sa carcasse dans le désert des Plaines Ourlées bien avant que Youpur n’ait à poser un pied en dehors du campement. Quant à son épouse, Burla, elle récupèrerait quatre filles au lieu d’une. En en mariant trois, il y aurait bien assez de bénéfice pour que Luanda reste à demeure. Elle adoucirait les vieux jours de sa seconde épouse mais il était hors de question qu’elle usurpe l’affection dévolue à Youpur. Et, si Burla était aussi manipulatrice que le disait Raboundar, ce qui, à la réflexion, était fort probable, eh bien, peu importe, il faudrait veiller, après son mariage, à lui donner l’illusion que son statut n’avait rien à envier à celui de la première épouse. Luanda pourrait à cet effet revêtir le voile gris. Cela requérait de nombreuses qualités et la jeune fille, au dire de son vantard de père en possédait déjà certaines, elle n’aurait qu’à en apprendre d’autres. Une servante au voile gris devait s’acquitter des tâches quotidiennes, comme des initiations, tout en étant capable de s’exprimer devant le conseil des sages. Luanda l’orpheline pourrait fort bien y pourvoir que cela plaise ou non à l’impertinent vieillard.

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