Chapitre XXXV : Retournement de situation
Où chacun dévoile une part de sa personnalité sans pour autant pleinement maîtriser son jeu
La nuit Youpur erra dans le kuva familial telle une âme en peine qui n’aurait plus osé franchir les seuils. Il butait sur son avenir comme ce papillon sur la fibre de klug huilée dont le bourdonnement lui agaçait l’ouïe . Le présent ne lui paraissait pas plus simple à traverser que cette trompeuse paroi translucide qui séparait l’insecte de la flamme.
D’un geste vif il attrapa la bestiole et la retint prisonnière dans sa main. Partout autour de lui sa mère était présente. Elle était à la fois la lumière et l’ombre. Il n’imaginait pas la vie sans son soutien alors même que ni les campagnes lointaines ni la perspective des guerres à venir ne l’avaient effrayé.
Ses hommes… Lui seraient-ils encore fidèle ? Avait-il aussi perdu leur estime ? Youpur écarta légèrement la toile de klug qui protégeait la flamme et libéra le papillon. Celui-ci se précipita dans le brasier et disparut dans un crépitement. Dans la paume de sa main, seules subsistaient les traces grises laissés par la poudre des ailes que le papillon avait abimées dans ses vaines tentatives de libération. Elles pouvaient se confondre avec de la cendre. Sortir du Kuva c’était se confronter à une réalité si différente de celle de la veille. Cela était au-delà de ses forces.
Maintenant assis au bord de son lit, il avait repoussé la feuille de gonax tressée qui recouvrait le matelas d’épines de cèdre-palmier. Il grattait de l’ongle la trame lisse et odorante. La résine du cèdre palmier était réputée pour ses propriétés bénéfiques. Elle adoucissait les tracas de l’esprit, éloignait les insectes et les maladies. Mais son esprit restait embrumé d’idées noires.
Il tenta de faire le vide en lui, comme avant une bataille. Il s’était laissé dépasser par les évènements, son cœur trop prompt à s’émouvoir, ses sentiments trop grands l’avaient trompé. Il n’avait vécu cette tragédie qui l’accablait que du point de vue des autres. Etait-ce pour mieux se protéger ? ou un nouveau témoignage de sa naïveté ?
La déchéance de sa mère... Eh ! Qu’avait-il à s’en soucier ? Ce n’était qu’une femme après tout. Malgré les apparences, elle s’était montrée incapable de le soutenir, lui, son unique enfant. Elle devenait seconde épouse, voilà tout. Quel mal cela pourrait-il lui faire ? Elle n’occuperait pas la tente centrale, la belle affaire ! Elle ne serait plus la première dans l’ordre protocolaire, et alors ? Son quotidien oisif n’en serait pas bouleversé. Elle continuerait à grignoter ses fichues graines de tournasol, avec gloutonnerie en arborant un air condescendant propre à la sécheresse de son cœur.
Youpur secoua brusquement la tête, la ramenant sur son épaule tout en plissant les yeux. Il s’efforçait de chasser l’image qui lui était venue à l’évocation des graines de tournasol. Burla debout dans la tente centrale du kuva présentant un plateau en bois de ktur finement ouvragé à une Providence souveraine, sournoisement enroulée dans un splendide voile orange. Cette dernière le regardait en riant tandis que sa mère, les yeux humblement baissés sur sa tâche, repoussait consciencieusement du doigt les graines d’un bord à l’autre du plateau pour que la main de l’insolente première épouse ait moins de de distance à parcourir jusqu’à ses lèvres entrouvertes. De rage, il les aurait mordues, déchirées, déchiquetées, pour effacer de ce visage le sourire moqueur. Mais Providence tendait entre elle et lui le voile orange qui s’égrenait, couvrant le sol de fragments de pierre, de sable et de poussière.
Il ouvrit les yeux au petit matin sur ses pieds nus posés directement sur le sol sec. Où était le tapis qui d’habitude ornait sa tente et constituait la descente de lit sur laquelle Providence venait s’agenouiller chaque matin afin qu’il lui touche l’épaule ? Il jeta un regard inquiet autour de lui. Dans le tumulte de ses émotions, il n’avait pas prêté attention aux changements qui avaient été opérés dans la pièce. Sa tente, avait entièrement changé d’aspect. Les tapis brodés aux couleurs des Rince-Coq avaient été retirés, laissant le sol à nu. En guise de mobilier, il ne restait que son lit, une couche d’aiguilles de cèdre palmier légèrement surélevée, une chaise et une table en bois ordinaire. Ses coffres avaient été vidés — certainement pour constituer son paquetage — et les tapisseries de gonax qui empêchaient les vents chauds de s’engouffrer dans la structure, détachées et emportées elles aussi. Le soleil tombait directement sur les larges pans de toile, les découpant en claires figures géométriques aux arrêtes acérées. Sa tente était une véritable étuve ! Comment réfléchir dans de telles conditions ? Il serra le cadre du lit, les jointures de ses mains devinrent blanches. Rien ne parvenait à apaiser le feu qui le dévorait. Il relâcha son emprise, impuissant. Il sentait ses pieds nus sur le sol comme le présage des marches futures qu’il lui faudrait accomplir, seul. Lui qui se pensait meneur d’hommes n’aurait que sa carcasse à traîner. La tâche lui semblait immense et impossible. Il n’en percevait ni le but, ni la fin.
Chef sans armée, fils sans mère, homme sans femme et sans clan, sa vie ne pourrait le conduire qu’à la mort par le chemin de l’exil, de la soif et de la faim. Une désespérance qui lui collait à la peau, plus sûrement que la sueur, la cendre des ailes d’un papillon. Pour s’en débarrasser il roula fébrilement entre ses mains la couverture de gonax qu’il avait écarté pour découvrir la trame du matelas. Il ne lui restait plus qu’à l’enrouler autour de son cou. Il faudrait juste l’attacher solidement à l’un des mâts de la tente en jouant du contrepoids de son corps. Le travail serait vite fini. Il doutait que ses bras n’aient la force d’accomplir leur tâche jusqu’au bout. Il ne voulait pas faire de sa mort un nouvel échec. Il voulait la tenir fermement plutôt que de la voir s’enfuir aussi sûrement que son avenir venait de lui échapper. Il ne pouvait accepter d’être trahi une fois de plus par le destin.
Le cheminement de ses pensées l’arrêta dans son geste. C’était exactement cela, une trahison ! Il avait été trahi ! Par sa propre mère ! Il en était persuadé, cette nuit encore sa tente était intacte… la perfide ! Non contente de le renier, elle l’humiliait !
Elle avait fait vider la pièce de tout ce qui pouvait rappeler sa filiation ou son rang ! Tout sauf… La solide et fine couverture de gonax qui lui parut soudain suspecte. L’étoffe se tordait entre ses mains, glissante et vile. Elle se dressait face à lui indécente, félonne, promettant l’exaltation d’un repos éternel, d’un éternel pardon. Comme hypnotisé par la peur et la rage il chercha à étrangler la couverture y voyant tour à tour sa mère et la mort. Il ne parvenait pas à les maîtriser, la menace sans trêve renaissait des plis du tissu tordu, jeté, mais qui ne rompait pas. Youpur devait combattre, le corps à corps l’éprouvait et le ressuscitait dans un même élan dévastateur. Il vit le serpent s’élever au-dessus de sa tête. Malgré les morsures qu’il lui infligeait, il parvint à saisir son coutelas et, dans la furie d’une bataille éperdue d’un homme contre lui-même, il le planta dans la gorge suintante de l’animal fantastique. Le venin coulait le long du manche, rendant ses mains poisseuses, brûlant de ses vapeurs acides sont esprit éprouvé. Il s'agenouilla implorant la clémence et pleura longuement.
Nulle servante ne vint arranger la chambre, ni récupérer la couverture finement tressée qui pendait poignardée au mât central de la tente. Youpur, se réveilla couvert de sueur et de sable. Il contempla le pitoyable spectacle offert par le gonax lacéré. Aussi misérable que cela puisse paraître, il ne conçut aucune honte à découvrir la scène avec lucidité. Toute tension l’avait abandonnée, il se sentait reposé. Le calme l’envahissait comme un vent frais dans la torpeur du jour. Il était prêt à mener la guerre, s’en était fini des batailles. Il avait tué en lui cet être faible qui s’oubliait en consolant. Cette partie d’enfance qui cherchait à se rassurer dans le regard des autres. Il ne faillirait pas. Il n’arpenterait pas les plaines arides en mendiant nourriture et attention. Il n’éprouvait aucune culpabilité. Il était né pour posséder : il possèderait. Il était né pour gouverner : il gouvernerait. Personne ne lui barrerait la route. Ni sa mère qui l’avait renié, ni une servante grise qui si elle se donnait sans vergogne à ses hommes s’offusquait de les divertir.
Si les règles étaient absurdes devait-il s’y plier ? Que valaient des traditions ou des ambitions obligeant une mère à se débarrasser de son enfant ? Il ne céderait pas à l’obscurantisme. Il était plus fort, plus lucide. Il attendrait et choisirait son moment pour frapper.
Non loin de là, le Conseil des Patriarches vit une Providence encore pâle s’avancer avec dignité. Elle s’exprima calmement sans haine ni rancœur mais avec fermeté. Elle était l’initiatrice, elle avait toutes les sagesses, son avis ferait loi.
Elle se refusa à donner son aval à l’appariement des hommes de la compagnie de Youpur.
Au mépris de l’initiation dont ils avaient bénéficié, nul n’était intervenu et tous étaient restés les spectateurs passifs d’un acte de barbarie. Une position facile, avait-elle dit. Qui ne relève pas de l’acte d’amour, mais vise à s’en procurer le vertige sans courage et sans partage. « Cela est comme livrer une bataille sans porter l’épée, livrer combat sans avoir à en risquer les coûts. Le goût du sang ne fait pas le guerrier » asséna-t-elle à l’adresse des sages. Ils opinèrent. La sagesse devait prendre le pas sur l’intérêt.
Après son départ l’ambiance resta morne. Un grand rassemblement sans les premiers mariages perdait en grande partie son intérêt. Les sommes à verser pour les quatrièmes ou cinquièmes épouses étaient bien moindres que celles dédiées aux premiers appariements. Le solde des échanges promettait d’être très largement positif pour la tribu du Coq. C’était contre intuitif, mais cela n’augurait rien de bon. … Acheter des épouses, et y consacrer des sommes faramineuses témoignaient de la force, de la vitalité et même de la virilité du clan. C’était un signe de prospérité. Cela tenait en respect les tribus rivales, apaisait les tensions en les monnayant. C’était un gage de tranquillité.
Par principe, les dons faits pour l’acquisition d’une épouse de deuxième place ne pouvaient dépasser ceux offerts pour une épouse de première noce. De même, la somme reçue pour une épouse de troisième noce ne pouvait être supérieure à celle proposée pour une épouse de deuxième noce, et ainsi de suite. La tribu du Coq n’aurait, pour maintenir son prestige, d’autre choix que de donner des sommes trop importantes pour acquérir dès les premières palabres des femmes de quatrième ou cinquième noce. Ce faisant elle humilierait indirectement les tribus invitées en empêchant la majeure partie des familles des jeunes initiés d’acquérir les premières épouses auxquels ils étaient pourtant en droit de prétendre. Par ricochet, la somme nécessaire pour un premier appariement gonflerait de manière absolument disproportionnée. Pire, des familles de haut rang seraient aussi humiliées, car contrainte d’accepter une somme rondelette en échange d’un mariage de seconde ou troisième catégorie au sein duquel leurs filles se trouveraient à la merci des épouses précédentes. Sans même évoquer le déclassement inévitable que subirait leur progéniture… L’alternative étant d’offrir cette opportunité à des femmes plus simples, d’extraction plus humble, susceptible de s’accommoder plus facilement d’un mariage peu prestigieux. Mais, c’était courir le risque, en négligeant les familles en vue de s’attacher leur inimitié. Il s’agissait soit d’un aveu de faibles, soit d’une provocation. Il ne pouvait en résulter rien de bon. La caravane vivrait dans l’attente des représailles, dans la peur d’une première défaite. Le harcèlement n’aurait de cesse, chacun tenterait de redorer son totem à moindre frais en attaquant la tribu.
Craon soumit le problème, qu’il jugeait insoluble, au Conseil. Et comme souvent dans ces cas-là, plutôt que d’en chercher la solution on en chercha les causes. D’un commun accord, on convint que la question de l’initiation des jeunes avait été un fiasco total.
Craon en verve pris alors la parole et solennellement questionna ses pairs :
« — Au-delà du phénomène, n’y a-t-il pas un renversement des valeurs ? Un amollissement des traditions qui engendre la déliquescence des mœurs au sein de la plus jeune génération ?
Les patriarches hochaient la tête. Ils se sentaient en partie responsables de cette perte de repères. Ils avaient grandi pendant la guerre de la soif, ils avaient tous souhaité un meilleur avenir pour leurs enfants. Ils les avaient éduqués dans le respect des règles militaires, quoiqu’avec laxisme. Ils avaient voulu qu’ils s’épanouissent, deviennent des hommes peut-être plus que des soldats. Eux-mêmes ne s’étaient-ils pas égarés à passer trop de temps avec leurs épouses au détriment de l’entraînement ou des réunions du Conseil ? Les grands rassemblements n’avaient-ils pas été trop fréquents ? Les fêtes trop fastueuses ? Les femmes trop désirables ? Les filles trop libres ?
Craon laissa le silence peser sur les consciences et repris la parole :
« — Il est temps de mettre un terme à ces égarements, de retrouver les fondamentaux. Ceux qui ont assuré, non seulement la survie de la tribu du Coq, mais aussi la survie de tous les clans au sein des Plaines Ourlées. Il est temps de s’appuyer sur les préceptes militaires. Le soubassement légitime de la conduite des hommes dans un environnement incertain donc hostile !
Les patriarches pénétrés par la justesse du discours hochaient la tête, un son roque de fond de gorge venait ponctuer les affirmations de Craon, les ornant de prestige et de l’aval du groupe.
— Il faut calmer le courroux du hasard ! Telle est la vocation des patriarches ! Tel est notre devoir ! Nous devons reconnaître nos fautes !
— Mmh Mmh
— Nos erreurs !
— Mmh ! Mmh !
— Reprendre notre destin en main !
— Faire amende honorable !
— Mmhm ! Mmhm !
— Nous transformer pour mieux nous relever !
— Mmhm ! Mmhm !
— Abandonner les plaisir, renouer avec la tradition !
— Mmhm ! Mmhm
— La compagnie de Youpur ne doit pas être dissoute, elle doit être un symbole !
— …
— Le symbole de notre rédemption par l’effort et par la guerre !
—…
— Elle nous sauvera ! Elle assumera nos errances par sa droiture ! Elle lavera notre honte, affirmera notre courage !
— Notre courage, répétèrent les patriarches en cœur.
— Les hommes de cette compagnie ne seront jamais appariés !
— Jamais !
— C’est un signe du destin. Le destin veut leur sacrifice. Ils ne pourront amasser ni richesse ni bien d’aucune sorte !
— Ils vivront pour défendre notre tribu et uniquement pour elle. Pour la tribu du coq !
— Pour la tribu du coq !
— Une compagnie exemplaire, une compagnie d’élite !
— Mmhm
— Elle sera notre garantie contre les futures attaques que nous ne manquerons pas d’essuyer. Elle sera notre bouclier et notre fierté !
— Vive la compagnie !
— Vive la compagnie de Youpur
— Mmhm
— Vive Youpur
— …
Craon se rassit la sueur au frond, son diadème lui enserrait les tempes. Mais rien n’était encore joué. Une déclaration d’intention et une réforme institutionnelle n’étaient pas suffisantes à ses yeux. Il lui fallait encore interroger ses pairs afin de prendre des mesures justes et indispensables. Il reprit sa diatribe sur un ton de confidence. Des idées pernicieuses se lovaient au sein des kuvas. Quand chacun parmi eux les patriarches reconnaissaient humblement avoir fait preuve de négligence, d’autres allaient plus loin sans se poser de question, sans vergogne. Une forme de sclérose de la pensée fissurait certains esprits. La faiblesse individuelle ne présentait pas de danger. A condition cependant que la communauté prenne les devant, assume ses responsabilités. Le clan tout entier se devait de soutenir ses membres les plus fragiles.
D’ailleurs, les patriarches n’avaient-ils pas toujours prêté assistance à leurs femmes, les guidant, les nourrissant, les épousant lorsque cela était nécessaire, même si parfois leur premier choix ne se serait pas porté sur elles. Qui n’avait pas ainsi ouvert sa lignée à l’épouse endeuillée d’un frère ou d’un ami mort au combat ou des suites de la morsure féroce d’un lion des sables ?
Non, le mal dont il parlait rampait dans les allées étroites, entre les tentes de la tribu du Coq. Craon frappa alors de son poing sur la terre meuble.
Il s’était entretenu avec le vieux Raboundar qui, à l’évidence, n’avait plus toute sa tête et prônait l’émancipation des femmes aux dépens de la parole d’un chef. Il affirmait même leur supériorité, leur prêtant une volonté propre et, comble de la folie, une intelligence autonome. Certains avaient-ils été témoins de l’échange qu’il avait eu avec le vieux Raboundar ? Il toisa l’assemblée.
Personne n’osa répondre. Tous avaient eu vent de l’incident et la rumeur enflait dans les kuvas, répandue comme une infection par les bouches femelles. Certaines s’y complaisaient, flattées d’être considérées comme agissant sur le fait politique ; d’autres, futures mariées, se prenaient à rêver de choisir leur condition prochaine en s’épanchant sur l’épaule d’un père compatissant.
— « Je ne boirai pas de ce lait là ! » déclara Craon avec force en grimaçant comme révulsé à l’idée de ce qu’il aurait eu à avaler.
Il balaya d’un regard scrutateur l’assemblée car il soupçonnait les femmes les plus aguerries de jouer des évènements pour attiser chez leur époux une légitime ambition. Il savait que les patriarches avaient tous admis devant leurs épouses la faiblesse de leur chef face à l’insolent vieillard et n’étaient pas insensibles à la flatterie. Il imaginait leurs échange et cela lui glaçait le sang : Ah ! Si c’était à eux qu’on avait tenu pareil discours ! Impossible, auraient soutenu les habiles intrigantes. Vous avez toujours su nous tenir à notre juste place…
Craon avait anticipé la gêne des honorables membres du Conseil, partagés entre leur sentiment personnel et le respect dû à leur chef. Il était temps de donner à leur virilité et à leurs peurs un terrain d’exercice qui ne mette pas en défaut sa position directe mais au contraire la renforce.
— Ne mentez pas ! les exhorta-t-il. Je sais que par égard pour moi vous taisez votre sentiment de révolte. Si vous n’avez pas entendu de vos propres oreilles l’hideux monologue du vieux Raboundar, il vous a forcément été rapporté. Croyez-vous qu’un chef puisse ignorer ces choses-là ? Quand je vous parlais d’un mal rampant et insidieux… Il se tut.
Puis repris en baissant la voix :
—Quand je vous parlais de courage …
Quelques membres du Conseil hochèrent la tête en pinçant les lèvres et en baissant les yeux. Oui, ils étaient bien forcés de le reconnaître : ils avaient entendu des choses. Oh ! ils n’y avaient pas prêté attention bien sûr, en revanche les femmes…
— Oui, enchaîna Craon, c’est exactement cela dont il est question. Il faut protéger nos femmes des errements de la folie. Les temps modernes érodent en nous les meilleures intentions. Raboundar n’a pas été le plus vaillant des soldats. L’envie et l’âge ont eu raison de sa faiblesse. Il est malade. Il est vieux. Ceux d’avant savaient. Alors que la civilisation n’était qu’un espoir cette affection troublait déjà les consciences. L’anomie nous guette. Certains esprits pressentant le danger sans avoir la force de s’y opposer s’y jettent, sous couvert de raisonnements biaisés et de rabâchages vindicatifs. Ces esprits sont malades, ils sont à plaindre plus qu’à blâmer, mais leur folie est contagieuse. Il est de notre devoir d’en préserver la tribu du Coq.
— Oui, il faut nous prémunir, nous préserver ! Il faut que nous soyons fort et courageux !
Craon pris la mesure de son auditoire avec un sourire satisfait.
— Encore une fois, moi votre chef je dois agir. C’est une décision difficile mais salutaire. Je propose donc que, du fait de la gravité de la situation, le port du voile violet soit rétablit. Cette pratique ancestrale, issue de la sagesse de nos anciens, du temps où les plaines étaient encore liquides sera notre salut, notre retour aux sources de notre dignité !
— Oui pour notre dignité ! Mmhm, pour notre salut !
— Raboundar ayant perdu la raison devra s’exhiler comme le préconise la tradition. Il ne portera que le voile violet. Son voile d’honneur restera propriété de ses filles jusqu’au jour de leur mariage, date à laquelle il sera brûlé, avec les honneurs, afin d’entretenir leur piété filiale. Que la force du symbole adoucisse le malheur qui les accable !
— Le malheur...
— Mais nous serons clément ! Afin d’éviter à Raboundar d’inutiles souffrances il sera décapité. J’ai déjà confié la mission à Karlan de l’intercepter au niveau de la cinquième Dune. Karlan prendra ensuite la tête de notre Corps d’élite dont ce sera la première sortie. Des questions ?
— ...
L’assemblée resta silencieuse. Les patriarches prirent conscience que tout était déjà joué. Ils ne bronchèrent pas. Aucun bruit, aucun murmure ne fusa lorsque Burla, en tenue de deuil, fit son entrée sous la tente. La tête baissée, elle portait un lourd plateau de ktur sur lequel était placé un service à kwa. Elle maniait le kufta avec grâce et discrétion, servant humblement chacun des membres du conseil. Craon s’approcha d’elle et posa une main protectrice sur sa tête couverte.
— Voici ma seconde épouse, déclara-t-il. Vous paraît-elle revêche ? Insoumise ? Ambitieuse ? En attendant que nous trouvions une nouvelle servante, elle assurera ici le service du kwa.
Calmez vos femmes car d’autres tâches restent à accomplir et j’ai besoin de soutiens fidèles et dévoués. Si l’une d’elles se montrait trop indépendante, la liberté du service pourrait fort bien lui revenir. Que votre fidélité à mon égard témoigne de leur dévotion au service de vos intérêts.
J’annonce aussi mon mariage. Il aura lieu dans trois jours. Il est impératif qu’il se déroule avant l’arrivée des autres clans pour des raisons que vous comprenez aisément. Ma première épouse ne saurait s’exposer. Elle ne pourra donc faire état du résultat déplorable des initiations de nos fils. Nous annoncerons la formation d’un Corps d’élite comme une décision politique et l’expression d’une volonté militaire.
Enfin, pour apaiser les douleurs d’une mère qui a perdu son fils, et les souffrances de quatre sœurs qui perdent leur père, je me propose d’adopter les filles de Raboundar et de les intégrer à ma lignée en tant qu’enfants de seconde noce. Mon épouse Burla, dont l’exemplaire dévotion n’est plus à démontrer, aura à cœur de parfaire leur éducation et de contrer en elles tous les germes néfastes qu’aurait pu y semer la démence d’un vieillard.
Les gobelets de kwa étant tous servis, Burla s’éclipsa aussi modestement qu’elle avait pénétré dans l’enceinte du conseil. Le breuvage fumant emplissait l’atmosphère d’effluves grisants d’écorces grillées et d’alcool.
— Je ne vous retiens pas plus longtemps. Buvons ensemble et apprécions ce moment.
Les patriarches portèrent les bols à leurs lèvres. Ils soufflaient délicatement sur le liquide brûlant, avant de le savourer à petites gorgées sifflantes jusqu’à reposer le récipient vide devant eux. Il en allait ainsi dans la tribu du Coq pour entériner les décisions du conseil.
Raboundar fut traîné sur la place dès le lendemain, à peine put-il dire au-revoir à ses filles qui n’osèrent sortir du kuva pour l’accompagner au dehors. Son voile d’honneur lui fut arraché. Radigan assista à la scène, et regarda le vieillard qui était si souvent venu lui parler dans une langue qu’il ne comprenait pas. Il le vit entouré de soldats, comme lui-même l’avait été depuis sa capture. Il s’attendait à ce qu’il soit porté jusqu’à son enclos où, depuis les récents évènements, on avait érigé une cage de bambou dans laquelle il se tenait à présent. Mais, il n’en fut rien.
Le vieux claudiquait, il essaya un moment d’échapper aux piques que dressaient devant lui des hommes en armes. Après qu’il eut parcouru une bonne dizaine de mètres dans tous les sens essayant de rejoindre ses filles, il sembla comprendre quelque chose ou, tout du moins, s’y résoudre. Alors, il s’éloigna, courbé et seul dans le désert.
Il n’emporte même pas une goutte d’eau, songea Radigan, avec amertume. Et sa tristesse était réelle car le vieux était, ici, le seul qui lui avait témoigné un semblant d’attention. Présence qui, dans la solitude totale où il survivait, avait été aussi précieuse qu’une solide amitié.
Bacurian, qui observait la scène avec une attitude de retenue que beaucoup confondait avec sa nature profonde, surprit l’expression d’une émotion sur le visage du ver nu. Il s’adressa alors à l’animal endormi face auquel il avait pris, pendant ses interminables heures de garde, l’habitude de tenir de longs monologues. Il le considérait, du fait de ces discours où il n’était jamais contredit, comme un camarade de peine. L’œil de la bête ne suppurait plus et, grâce au baume qu’il lui appliquait quotidiennement, cicatrisait rapidement. La jeune recrue imaginait que le bicéphale lui en était reconnaissant et que sa présence devenue familière était aussi bienveillante. Il subodorait que la créature était enchaînée à la volonté implacable du ver nu, aussi fermement qu’aux liens de Cardémoine qui le maintenaient immobile à l’ombre du Rocher Bleu, et aussi sûrement qu’à l’essence de khôme qui l’abrutissait. Il se sentait un peu responsable et un peu camarade car lui aussi obéissait et subissait les ordres et les quolibets sans oser se rebeller.
Il lui dit donc : « se pourrait-il que ton maître ait un cœur ? » et s’entendit répondre à sa grande stupéfaction « Oui, mais c’est un cœur novice qui ne sait pas encore ce à quoi il est destiné. »
Bacurian crut rêver. Il abandonna son poste le temps d’aller plonger la tête dans le tonneau de chtuvax rempli d’eau dont son père se servait pour refroidir le métal. Voilà qui lui remettrait les idées en place. Il allait terminer sa garde et demander à être en relevé au moins pour la soirée. Il en était certain, il avait vraiment besoin de sommeil, il n’arrivait plus à faire la part des choses.
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