Chapitre XLI : Le Meurtre
Ou l’on découvre une scène de crime et le prix de la liberté.
Radigan restait muet et retenait son souffle. Il voulait se faire oublier et n’avait qu’une hantise, que les grelots signalent à Youpur qu’il avait été le témoin du meurtre. Il connaissait sa brutalité et se félicitait d’avoir réussi à garder ses distances avec lui depuis sa rencontre tumultueuse avec Providence dont il venait de deviner l’atroce devenir. Il se ravisa. Tout dans cette tragédie appartenait à la fatalité. Sa condition ne lui avait en fait laissé aucune liberté, ni aucune initiative. La disparition de Providence pouvait-elle être un soulagement ? En qualité de Laborantien il récusait toute forme de violence. Malgré tout, l’expérience lui avait fait entendre que la violence que l’on subit est souvent moins tolérable que celle qui s’applique à autrui. La pression du talon valide de la jeune femme lui cuisait encore le bord de la colonne vertébrale. Et cette douleur l’affranchissait de la peine, ou tout au moins du dégout qu’il aurait dû éprouver à l’égard de la scène sanglante qu’il pressentait. Une jeune femme étendue dans un bain de soie vermillon.
L’étau des caprices auxquels Providence n’aurait eu de cesse de le soumettre se desserrait. Il respirait plus librement. A quoi bon cette cage ? A quoi bon ces clochettes, si la femme humiliée et avide de vengeance n’était plus ? Il se sentait délivré et enfin respirait. Chaque inspiration, en tordant douloureusement ses côtes meurtries, le réconciliait avec son destin. L’horreur de la mort qui venait de frapper, une fin si terrible, ne pouvait que l’absoudre. Par un étrange jeu d’opposition il considéra l’avenir avec espoir. Plus de clochettes, plus de cage. Peut-être pourrait-il bientôt amadouer le père qui lui semblait plus mou que le fils et de nouveau chevaucher Nicophène. La chasse aux plastènes serait un prétexte. Un leurre grâce auquel il pourrait bientôt reprendre les rênes de sa vie et accomplir sa mission à travers les temps, ce grand voyage qui lui était promis, ce grand destin qui l’attendait. Sa place n’était pas ici en ces temps.
Sa position actuelle était trop précaire pour qu’il puisse prétendre convaincre tout un peuple. Lors de l’évolution de Laborantina, des tribus entières avaient échappé à la vague civilisatrice de la Parole et de la science. Il concevait maintenant qu’elles ne puissent rejoindre l’Immuable. Ce qu’il avait découvert ici n’était que violence et meurtre, humiliation et privation. Un mélange de sentiments fourbent qui usaient la volonté et l’âme et, à ce qu’il voyait de Youpur, avait également le pouvoir de corrompre et de pervertir ceux qui en usaient. Ces sentiment, auparavant inconnus de lui, ne méritaient pas de figurer au sein du réseau neurovial.
Assis sur ses talons, il posa le plus doucement possible son coude sur ses genoux. En face de lui la toile du kuva qui le séparait de l’endroit où Providence s’était tenue endormie et où elle gisait maintenant, morte, assassinée. Il ramena son poing sur son front, les yeux à demi fermés, pensif. Il se sentait soulagé et éprouvait une sensation de bien-être qu'il jugea malvenue. La mort d’un autre être humain le ravissait à lui-même. Il se devait de tempérer l’image de droiture qu’il avait de sa conduite et de ses sentiments. Un sentiment d’exaltation le parcourait, comme si la disparition de Providence lui rendait sa place dans l’univers. Elle disparue, le champ des possibles lui revenait de droit.
Il l’avait prise pour une créature, s’était aperçu à ses dépens — et à ceux de Providence, mais de cela notre jeune aventurier en était à peine conscient — qu’elle n’en était pas une. Elle était une femme et, qui plus est, humaine. Le rapprochement inconsidéré de leurs deux corps lui avait procuré un apaisement immédiat et violent qu’il aurait pu rétrospectivement qualifier de plaisir s’il n’avait pris conscience des tabous que brisait cette union contre nature. Quant aux conséquences de son acte, elles avaient dépassé tout ce à quoi il aurait pu s’attendre.
L’enfermement, à bien y regarder, ne changeait pas grand-chose à sa condition de prisonnier. Mais, le mépris avait succédé à la curiosité. Les regards qu’on lui avait portés l’avaient projeté à des années-lumière de ses semblables, plus sûrement que tous les voyages subtemporels qu’il avait, pourrait et accomplirait peut-être. Il avait été considéré, apprécié. Il s’était senti digne, sauf à partir de cet instant. La honte qu’il n’avait pas éprouvé dans l’instant se lisait dans le regard de ceux qui le toisaient. Il s’était définitivement sali en approchant et en pénétrant les entrailles chaudes et pensantes de Providence.
Nul homme ne devrait avoir à vivre cela. C’est pour cette raison qu’il y avait des créatures. Pour préserver l’intégrité des membres du clan. Pour qu’ils soient tout entiers disponibles à la communauté, pour qu’ils se fondent les uns aux autres dans l’intimité désincarnée du réseau neurovial, y trouvant à la fois leur identité et leur salut. L’Immuable en soit témoin !
Radigan, tout en creusant au fond de lui-même dans un effort d’intense introspection — les seuls territoires qu’il lui soit donné de parcourir eu égard à sa condition d’homme-clochette encagé, étaient les méandres de sa pensée et de ses émotions — se rendit compte qu’il ressentait autre chose, et que le lien physiologique qu’il avait noué avec cette femme n’en finissait pas de résonner en lui. En un sens, l’avoir possédée l’avait dépossédé de lui-même.
Fierté perdue, doute, difficulté à comprendre l’environnement qui l’entourait et dans lequel il évoluait. Ce lien nouveau pour lui avait eu des répercussions inattendues. La mise au ban de Youpur, la mise à mort du vieillard bavard, les noces et cet habit ridicule. Ce lien avait été la première prise de conscience de son absence de liberté. Ne pas pouvoir, ne pas savoir, ne pas comprendre. Et en même temps cet acte était sa première vraie transgression. Que ce soit au regard des règles de Laborantina ou des us et coutumes de cette horde barbare dans laquelle il avait échoué à se faire reconnaitre comme un représentant d’une civilisation plus évoluée.
Au sein de Laborantina, il avait toujours suivi les règles. Implicites, elles régissaient le flux de ses pensées. Le réseau indiquait la voie à suivre. Ses actes s’ordonnaient d’eux-mêmes comme la mélodie s’appuie sur les basses pour rebondir. La liberté d’action des laborantiniens n’était qu’une conjugaison suffisamment vaste et variée d’occupations et d’intérêts pour ne jamais être en butte au silence.
Un coup de vent fit tinter les clochettes de son costume. Ce vacarme m’empêche de réfléchir, pensa-t-il en envisageant de nouvelles perspectives. Les circonstances violentes de sa rencontre avec Providence, lui avait révélé la notion de limites. Auparavant il n’avait expérimenté que l’alternative. Le passage même du temps appartenait à ce choix entre des possibles distincts. D’enfant, on devenait adulte, d’adulte, on devenait vieillard, puis mémoire. Chaque état succédant à l’autre comme une évidence, comme un glissement naturel ne remettant en cause ni la validité des expériences passées, ni celle des émotions à venir. Il ne s’en était pas aperçu, mais il parlait maintenant à haute voix. Mélangeant le dialecte du peuple des Plaines Ourlées et les intonations fluides et monotones du langage laborantinien dans une étrange logorrhée.
Luanda était sortie de sa cachette et s’était approchée du vers nu. Elle frissonnait. La chaleur des étuves l’avait laissée trempée de sueur. La peur avait ensuite glacé ce cœur libre qui, peu avant, s’amusait d’être la pompe joyeuse autour de laquelle son jeune corps s’activait à découvrir le secret des couleurs. Elle se rassurait, à présent, en écoutant le ronronnement tranquille de la conversation, quasi inintelligible, de Radigan soliloquant. Tel un fil d’Ariane, la voix masculine tantôt chuintante, tantôt traînante, la ramenait à elle-même. Elle s’assit sur ses talons, face à la cage, dans la position qu’elle adoptait encore quelques jours auparavant pour écouter son père, le vieux Raboundar. Il lui manquait. Il aurait su quoi dire et quoi penser. Il aurait trouvé les mots justes pour expliquer pourquoi son grotesque cousin avait maintenant revêtu les traits d’un assassin. Il aurait dit quoi faire. Il aurait recousu les deux parties disjointes que Youpur par son geste avait ouvertes en elle, aussi sûrement que si elle avait été le corps déchiré de Providence.
Un avant, un après, l’insouciance et la peur. Il avait tué. Tué Providence ! Il ne reculerait devant rien. Elle se sentait menacée, consciente du désir qu’elle provoquait chez lui. Elle en avait joué tous ces derniers jours. Riant plus fort que ses sœurs, se tenant plus droite, haussant la poitrine autant que les épaules lorsqu’elle le croisait. Simple provocation.
Dans sa tête, elle était déjà ailleurs. Son père mort, elle s’était crue libre. L’apprentissage des couleurs, la fréquentation quotidienne de Youpur… une simple étape avant le grand rassemblement et son mariage prochain.
Après ce dont elle venait d’être le témoin, elle comprenait à quel point elle s’était fourvoyée. Aussi ennuyeux qu’ils fussent, les discours du vieux Raboundar avaient forgé en elle, heure après heure, matinée après matinée, les fondations d’une solide aptitude à la pensée et à l’analyse. Elle se rendait compte que, par son attention constante — ô combien pesante !— et ses longs monologues, le vieillard lui avait légué, à elle et à ses sœurs, les clefs de la liberté.
Mais, trop engoncé dans les habitudes et les conventions, leur père n’avait pas eu le courage de leur montrer les portes qu’elles pouvaient ouvrir. Il s’était contenté de cracher dédaigneusement quand elles s’en approchaient ou s’en éloignaient trop. Les contraignant à l’immobilisme et engourdissant chez elles tout esprit d’initiative.
Il avait fallu que son cousin porte la main sur Providence pour qu’elle réalise qu’il n’était plus le garçonnet un peu benêt et apeuré dont, petite, elle se jouait. Elle avait découvert qu’il était froid, calculateur, sûr de lui. Elle l’avait vu agir avec ses hommes, et rien ne subsistait de l’enfant. Elle pressentait en lui des désirs et comprenait soudain qu’elle était là pour les satisfaire. L’affection de Burla lui apparut pour ce qu’elle était : l’aménagement factice des conditions nécessaires à la bonne marche de ses plans. Habituée au chevauchement des idées par l’enchaînement désabusé des récriminations de son père, elle en déduisit immédiatement que Burla n’avait jamais abandonné Youpur mais qu’elle prévoyait de le garder auprès d’elle, tout en pourvoyant à ses besoins les plus primaires. Etait-il même encore question de mariage ?
Ses rêves se fissuraient comme une fleur d’immortelle se délite au premier contact. La confrontation avec la réalité était trop brusque, trop évidente. Aucune d’entre elles n’échapperaient à l’emprise de Burla. Elles ne s’étaient pas rendu compte du prix qu’elles avaient involontairement accepté de payer pour connaître la fabrication d’une simple couleur.
Le discours décousu de Radigan la rappelait à elle-même. Elle s’y appuya comme sur un souvenir pour se hisser à la hauteur du moment présent. Puis elle lui fit signe de se taire. Elle ne voulait pas qu’on les surprenne. Elle s’approcha de la chambre du kuva où dormait Providence. Elle souleva le voile de coton épais qui l’en séparait. Elle se serait trompée, tout cela n’était qu’imagination. Son cœur de nouveau battait la chamade et ses joues s’échauffaient. Elle entra. Ses pieds plongèrent dans une matière visqueuse et fraîche tandis que ses yeux découvraient les lèvres ouvertes d’un corps fendu.
En son cocon de soie orange, Providence n’avait trouvé nul refuge. Elle était là, distante à elle-même, tranchée à vif, révélant les nuances rouges et verdâtres des organes dévoilés. Jamais femme n’avait été plus offerte. Luanda fut secouée d’un spasme violent et vomit une bile âcre et froide au pied de la couche de la mariée.
Un tonnerre de clochettes la réveilla de sa torpeur. Le ver nu s’agitait comme démon dans sa cage. Mais à quoi aurait-il pu lui permettre d’échapper ? L’horreur était intégrale et la saisissait des chevilles à la racine de ses cheveux, une natte épaisse et huilée qui descendait le long de sa colonne vertébrale en épousant chaque vertèbre d’un étouffant brasier.
Youpur franchit l’entrée, évitant la flaque de sang. Il posa une main ferme sur l’épaule de Luanda qui se raidit à son contact.
— Elle l’avait bien cherché, lui dit-il.
Luanda avait perdu sa voix, le fil même de ses pensées.
— Tu vois ce qui arrive quand on me résiste ? As-tu bien compris ?
Malgré elle, Luanda hocha la tête. Il appliqua son pouce sur son menton tremblant et de l’index souleva son visage pâle où s’arrêtaient des larmes crues. Ses yeux s’ancrèrent dans les siens. Noirs, inexpressifs. Elle y vit un puits sans âme, un miroir aux années d’oubli et de folie qui l’attendaient si elle tombait entre ses mains.
A peine l’eut-il lâchée qu’elle se rua hors du kuva, ses pieds laissant des empreintes rouges sur la terre sèche. Radigan, soulagé de la voir vivante, se cramponna en criant aux barreaux de sa cage. Il voulait s’interposer. Lui permettre de fuir. Faire quelque chose, n’importe quoi, pour qu’elle puisse gagner du temps.
Eperdue, Luanda épuisa ses forces dans les ruelles désertes jusqu’à franchir la porte du kuva de mariage où dînaient les hommes. Elle finit sa course face à la table des convives sur laquelle se battaient en duel de maigres carcasses de lièvre grillées rehaussées de mousses sèches. De toute sa plantureuse jeunesse, elle offrait le spectacle chaotique d’une gourmandise interdite.
Sa respiration saccadée, son émoi, la rendaient pareille à une proie sous la flèche du chasseur. Vulnérable. Son cœur battait à tout rompre et cognait sa gorge dans des soubresauts répétés et paniqués.
Même Craon se pencha au-devant d’elle, oubliant un instant la mariée.
— Il l’a tuée ! Il l’a tuée ! cria-t-elle avant de fondre en pleurs et d’entendre ses propres hurlements lui vriller les oreilles à travers le souffle court de sa respiration, mêlés au sursaut de ses larmes.
Craon se souleva et, tant pour laver l’affront que pour l’aider à reprendre ses esprits, lui lança au visage le contenu de son pichet. Bientôt imité par les autres, ne sachant s’ils devaient s’amuser ou s’offusquer.
— Qui a fait quoi ? gronda-t-il.
S’ébrouant, hoquetant et à moitié noyée, Luanda releva la tête. Sa natte était défaite et ses cheveux coulaient telles deux rivières d’or noir le long de ses épaules.
— Il a tué Providence, conclut-elle dans un cri.
Youpur franchit pour la énième fois la porte du kuva nuptial et s’arrêta devant la cage du ver nu.
— Ne t’inquiète pas pour elle, lui dit-il. Je ne lui veux pas de mal. Elle reviendra, tu sais, ajouta-t-il en grattant du pied l’une des empreintes sanglantes laissées par la jeune fille.
Il ne remarqua pas les trois visages inquiets des soeurs qui, alertées par le bruit, avaient quitté leur ouvrage et s’inscrivaient à contre-jour, à l’entrée de la pièce, au niveau du couloir. Il sortit son coutelas des Monts-Hauts et d’un geste sûr trancha les barreaux de bambou de la cage.
— Que vas-tu faire de ta liberté maintenant, « ver nu » ? Lui courir après ? Te battre avec moi ?
Surpris, Radigan était tombé aux pieds de Youpur, entraînant avec lui quelques barreaux qui dessinaient sous le poids de son corps une arabesque élastique.
— Que dis-tu de cela, prisonnier ? Ta liberté t’accuse et te réduit à ma merci. Va donc t’en prendre à Providence !
Il éclata d’un rire rauque qui blessa de son éclat sinistre l’insouciance des sœurs, avant de se taire et de laisser tomber, dédaigneusement, son arme au-devant de la main ouverte de Radigan.
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