Chapitre XLIV : Le sauvetage

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Ou l’on découvre qu’il est parfois important de sauver plus petit que soi pour commencer à résoudre les problèmes.


L’oisillon avait à peine survécu à la nuit. Son cou flasque calé entre deux branches, il avait peut-être tenté de picorer l’intérieur du nid mais son bec encore mou n’aurait rien pu saisir. Un voile terne brouillait la surface des choses dont il distinguait mal les contours. Il pouvait néanmoins faire pivoter sa tête et la renverser complètement. Son cou s’arrondissait et son bec s’ouvrit vers le ciel. Sa langue claquait. Le pépiement rauque de sa gorge enfla jusqu’à devenir une cascade de sons giclant en demandes impérieuses : Il avait faim, horriblement faim. Il fallait crier plus fort. Plus fort encore.

Son cri s’était mêlé aux autres bruits de l’île de la Fournaise. Glougloutement des fumerolles et des sources, glapissement des golax, vrombissement et bruissement des insectes. Le cri du chronk répondait au cri du chronk dans un écho aveugle. L’oisillon était seul et il allait mourir.

Maelivia avait surpris Grua au réveil, au milieu de la clairière sur une feuille flétrie de parabanasol. La nuit avait été longue, le sol dur. Son dos talé, ses vertèbres endolories en témoignaient. La vieille femme tournait la tête de gauche à droite, en grimaçant lorsqu’elle entendit plusieurs petits craquements. Un élancement parcourait son épaule et crispait sa mâchoire. Que penserait Gruo en la voyant ? La tiendrait-il pour une grabataire ? Les vicissitudes du voyage l’avait éprouvée au-delà du supportable. N’aurait-elle pas plus de rides que lui maintenant ? Son esprit l’avertit qu’elle faisait fausse route. Aucune chance que Gruo lui fasse reproche de ses fatigues, qu’il s’attache au vieillissement de son corps, de son visage. Gruo n’avait d’yeux que pour ses recherches et le cadeau qu’elle s’apprêtait à lui faire en lui révélant l’existence de la chose écrite et des mathématiques serait, à ses yeux, inestimable. Grua sourit.

Maelivia crut que ce sourire lui était destiné. Elle y répondit de toutes ses dents. Inconsciente de ce jeu de miroir, Grua s’enchanta d’une si touchante marque d’affection. La vie était radieuse et cette enfant charmante. Elle se félicita d’avoir fait la connaissance de ce petit être en devenir auquel elle pourrait transmettre ses connaissances et se demanda ce qu’en penserait Gruo.


Les fruits posés à quelques pas de là avaient été dévorés par les vers des mouches bleues.

— Ces bêtes sont incontrôlables ! s’exclama Maelivia. Je me demande comment s’y prendrait Fiasc s’il devait les tenir en respect plutôt que ses colonies de fourmis et de bocks, ajouta-t-elle tandis qu’elle dispersait l’ensemble en y donnant des séries de petits coups de pieds rageurs.

Grua acquiesça.

— Oui, les vers rongeurs sont une véritable calamité. J’en sais quelque chose ! Si Gruo avait su contenir leur appétit je n’en serais pas là à porter le voile violet !

— Raconte, l’incita Maelivia.

Mais Grua s’était tue et son air grave témoignait des affres de sa pensée. Le voile violet la renvoyait à l’angoisse qui la tenaillait.

— Crois-tu que les écervelés soient toujours les mêmes ? demanda-t-elle.

— Je me posais la question, lui répondit Maelivia avec sérieux.

— Leurs actions inconsidérées, chaotiques et désordonnées des premiers temps se muent peu à peu en des jeux incongrus de plus en plus coordonnées. Le problème est peut-être plus ardu que nous le pensions. Il ne s’agit peut-être pas d’une simple altération due au passage du temps.

— Ce n’est peut-être pas un problème, risqua Maelivia qui venait de soulever un fruit à moitié rongé.

— Le début d’une solution ? interrogea Grua en se munissant d’un baton pour écarter les vers qui la dégoutaient.

— Moi j’ai bien envie d’y croire, déclara la jeune fille en décochant un coup de pied à l’une des larves.

— Il est d’usage de considérer les choses les unes après les autres. Avança Grua avec pédagogie. Mais parfois, le problème en question est trop complexe pour être examiné par petites tranches. Parfois il est sage de le laisser de côté, car ce n’est plus vraiment un problème. C’est un état de fait qu’il devient inutile d’affronter. Notre capacité à modifier le monde est limitée à notre capacité d’action. Tu comprends ?

— Je crois, mais ça ne me plait pas, bougonna Maelivia.

Grua fourragea un peu dans les fruits et en ressortit deux larves répugnantes qui s’entouraient le long de son bâton. Elle regarda les vers avec dégout et constata :

— C’est vrai que parfois le problème se pose indépendamment de notre capacité à le traiter.

— Et que faut-il faire alors ? interrogea l’enfant qui décochait un nouveau coup de pied dans le tas de fruit pourris.

— Poser autrement la question, répondit doctement Grua avant de s’emporter : quel est l’imbécile qui a laissé trainer ces fruits au milieu du campement ! On a plus qu’à tout déplacer maintenant…



Peu de temps après, assise sur des feuilles fraiches de parabanasol, les deux amies contemplaient leur travail. Maelivia avait apporté avec elle un œuf de Chronk.

— Tu en veux, dit Maelivia en le brandissant sous le nez de Grua. Il est cuit au dur. On aurait pu en faire une omelette, mais je voulais voir si la méthode de cuisson que j’ai testé hier sur un œuf habité était aussi valable pour un œuf frais.

— Mmmh, c’est pas mauvais, répondit Grua en mâchouillant un morceau de blanc avec un peu de jaune. Un peu farineux peut-être…

Maelivia lui tendit une noix de coco-terre qu’elle avait percée. Avec du jus c’est meilleur, affirma- t-elle. Une bouchée, une gorgée et ça passe.

— Moui, répondit Grua toujours en mâchouillant. Possible, mais c’est un peu élastique aussi.

— Ah ça, dit Maelivia en étendant, en guise d’illustration, un long filament jaunâtre hors de sa bouche.

— Oui ! Quand même ! s’exclama Grua. Tu le mâches depuis longtemps ?

— Oh oui ! répondit avec enthousiasme Maelivia, depuis que j’ai ouvert l’œuf. Et je suis sûre que… Elle passa la substance sur toute la largeur de sa langue, la plaqua contre l’intérieur de ses lèvres et souffla. Une première bulle apparut avant que la pâte ne soit éjectée de sa bouche et ne retombe en une petite boule, brillante et humide, à ses pieds, se maculant immédiatement de terre.

Grua mâchait toujours mais semblait moins enthousiaste qu’au début. Elle regardait le petit monticule crasseux en affichant une certaine distance. C’est bizarre, dit-elle, moi, ça reste à la fois pâteux et filandreux.

— C’est normal, lui répondit Maelivia, c’est parce que j’ai ajouté une lichette de sève qui colle. Celle du gros arbre là-bas. Tu mâches un peu pour mélanger… Bon, le goût n’est pas formidable mais…

Grua se retourna et cracha le plus discrètement possible la bouillie épaisse qui maintenant la dégoûtait totalement. Elle but ensuite une gorgée d’eau de coco pour se rincer la bouche et relevait juste la tête quand elle vit frère Troc.

Une bulle translucide de la grosseur d’une main cachait son visage. Elle éclata dans un clonk sonore aussitôt suivi de son rire franc. C’est la première fois que je l’entends rire, réalisa Grua.

— Epatant, n’est-ce pas ? s’exclama-t-il après quelques vigoureux mouvements de mâchoires. Tu as essayé ?

— Non pas vraiment, dit Grua. D’ailleurs elle n’avait plus faim et la seule pensée du chronk à peine éclos dans son nid de repos lui souleva l’estomac. Un problème après l’autre pensa-t-elle. Il allait falloir le déloger ou changer de nid. Après une rapide réflexion, elle décida qu’un changement de nid s’imposait : On ne lutte pas contre un état de fait.

Il s’agirait d’en trouver un, parmi les nombreux qu’avait pu construire Glupi, qui soit facilement accessible et abrité de la chaleur du soleil par des feuillages suffisamment denses pour former une canopée protectrice. Elle demanda à Maelivia de l’aider à repérer un nouveau nid. La jeune fille s’empressa de la guider à travers les arbres lièges mais, dès qu’elle eut compris les causes qui conduisaient Grua à vouloir changer d’abri, elle se dressa sur la pointe des pieds comme pour prendre de la hauteur par rapport à la situation.

— Un poussin ? Comment ça, un poussin ? Dans ton nid à toi ? C’est bien ça ?

A peine Grua eut-elle articulé une réponse affirmative que Maelivia s’élança, la plantant là, au milieu des sombres arbres lièges aux feuilles larges et épaisses dont les nuances vert d’ombre se substituaient au ciel. Trouver un nid dans cette jungle relèverait de l’exploit. A peine Grua parvint-elle à distinguer de temps à autre les plumes colorées d’un garix chanteur, ce petit oiseau dont les stridulations harmonieuses étaient ici assourdies par le bois mou des branches.


Nicophène était revenu. La colère lui était passée comme le soleil succède à la nuit. Etonnamment, la gamine lui avait manqué. Et maintenant il la suivait penaud.

Il avait eu pour habitude de classer les humains selon plusieurs catégories et en fonction de leur marque totémique : ceux qui pouvaient lui donner des ordres et ceux qui ne le pouvaient pas.

Sa rencontre avec Maelivia avait constitué le début d’une nouvelle classification. Il se souvenait de ce moment quand Radigan l’avait attachée à la selle. Elle était pelotonnée dans un paquet de fourrures. Il aurait pu la prendre pour un simple bagage dont il aurait à peine perçu le poids. Pourtant, il avait ressenti sa présence. Une sensation très différente de celles qu’il connaissait avec les autres humains. Elle ne portait aucune marque totémique. Ses ondes psychiques chaotiques suivaient le regard ahuri de ses yeux translucides. Le monde devait paraître bien flou à ce morceau de chair. Et pourtant, elle tâtonnait doucement avec espoir et crainte. Sa pensée glissait sur le reflet des choses sans en saisir le sens. Elle lui fit l’effet d’un escargot timide dont la coquille aurait été de cuir et de poils.

Nicophène habitué à percevoir l’amas dense et fermé des ondes du complexe neurovial, découvrait pour la première fois la piste scintillante d’une pensée autonome. Dans la terrible solitude où seule sa programmation lui servait de guide, cette rencontre était un choc titanesque. Même s’il n’y avait là que des bribes, des bégaiements d’idées, un foisonnement de sensations confuses et singulières attestait d’une prise possible pour la pensée. De cette interconnexion à la rencontre, il n’y avait qu’un pas que le bicéphale n’osait franchir. Devait-il seul prendre l’initiative d’une connexion neuroniale ? L’enfant ne manifestait pas de volonté particulière pour le langage, dont elle n’avait probablement pas encore développé l’usage. Ce spécimen d’humain trop jeune pour parler ne pouvait pas donner d’ordres.

Radigan portait l’enfant avec précaution. Nicophène devait donc également le protéger. La créature déploya un premier tentacule psychique vers la petite. Celle-ci rentra ses cornes, se terra au plus profond d’elle-même. Il lui avait fait peur. Il entendit son souffle s’accélérer et il sentit monter d’un ou deux degrés sa température corporelle. Se pouvait-il qu’une telle merveille soit si fragile ?

Il n’avait presque jamais vu d’enfants aussi petits. A Laborantina, leur élevage était le fait de créatures adaptées.

Lors de son entrainement, il n’avait rencontré que des adultes. Et pour cause ! Les séances se déroulaient pendant les spectacles de chasse au gnouzk dont les adultes étaient seuls spectateurs. Son père, ou plutôt son inventeur, le grand Jugantur, l’avait conçu comme une créature ab-temporelle qui elle-même échappait au passage du temps. Si dans le cadre de son information on lui avait donné quelques éléments sur les petits humain, ceux-ci n’étaient pas explicites sur le fait qu’on puisse communiquer avec eux autrement que par le langage ou en se passant de l’usage d’un réseau neurovial.

Lors de sa période de captivité au sein de la tribu du Coq, il n’avait pas rencontré beaucoup d’enfant. Ceux-ci étaient rarement conduits à l’extérieur des kuvas. Seuls les plus grands et les plus vaillants avaient osé l’approcher. Ils étaient curieux de voir la bête. À peine faisait-ils trois pas dans sa direction, qu’ils rebroussaient chemin en criant et en hurlant. Au début, Nicophène avait tenté d’enregistrer ces sons si particuliers par leurs longueurs et leurs modulations. Mais après plusieurs essais combinatoires et de multiples comparaisons de fréquences, il en vint à la conclusion qu’il ne s’agissait nullement de mots et qu’il ne fallait voir dans leur régularité, comme dans leur similarité polymorphe, que l’expression de peur mêlée d’excitation. Ils faisaient donc sens, même s’il était strictement impossible de leur en attribuer un en propre.

Les enfants avaient la particularité d’user d’une voix aiguë. Ils criaient et ils commentaient ensuite leurs exploits auprès des autres en les enjolivant. Ce en quoi ils ne différaient pas tant des adultes.

S’il garda en mémoire ses rares rencontres avec ceux qu’il surnomma les braillards, Nicophène ne les classa pas comme une source d’information fiable. Leurs histoires ne reprenaient qu’une somme d’actes barbares et sanguinaires n’obéissant à aucun ordre. Faut-il un ordre pour faire sens ? S’interrogeait l’animal. Des ordres contradictoires ont-ils plus de sens que des actions désordonnées ? La hiérarchie des volontés justifie-t-elle l’ordre des volontaires ? Le sens à t-il besoin d’ordre, ou est-ce l’ordre qui a besoin d’un sens ?

Bien que ces rencontres lui ait donné mal à la tête, il n’avait jamais ressenti d’ondes psychiques particulières émanant de leur brouhaha infantile, ni rien d’ailleurs qui ne mérite une attention soutenue. Leurs histoires habitaient seulement le langage et il était difficile pour Nicophène de considérer que ces enfants, en jouant avec le réseau plus vaste de la mémoire qui leur avait été transmise se projetaient ainsi vers leur avenir en en testant les possibilités et les limites. L’équivalent archaïque de leur réseau neurovial était un tapis de rencontres physiques et de mots. Une tape sur l’épaule, une phrase répétée chaque matin, avant ou après chaque repas… Un tissu d’habitudes sonores entre la vulgate et le rite définissait leur appartenance commune à un groupe, à une communauté ou à un clan.

S’exprimer dans leur langue, c’était déjà faire corps avec eux, appartenir à leur monde. Néanmoins, Nicophène, trop habitué à user du langage pour obéir ou pour informer, n’avait pas su saisir là l’opportunité de rompre sa solitude.

Même quand Bacurian, porté par l’empathie, avait jour après jour soigné son œil blessé au prétexte de l’abrutir de khôme, dont il diminuait en fait graduellement les prises, Nicophène n’y avait vu qu’une donnée parmi d’autres. Un improbable arrangement du hasard qui lui permettait peu à peu de retrouver le plein usage de ses capacités.

Aussi, les ondes psychiques de Maelivia, si différentes de celles qu’il avait pu ressentir auparavant, avaient ébranlé ses certitudes. Jugantur en lui inculquant la conscience de la différence fondamentale qui existait entre lui et les hommes l’avait pour ainsi dire coupé du monde sensible. Ce qui l’entourait était un amas de données qu’il classifiait, maîtrisait, ordonnait ou négligeait en fonction de son point de vue, c’est-à-dire, en fonction du rôle qu’on lui attribuait, des ordres qu’on lui donnait.

L’enfant avait tout chamboulé. Sa peur, ses sensations étaient tout aussi accessibles à Nicophène que ses propres pensées. Mais quel désordre ! Quelles incertitudes ! Rien n’inclinait cet esprit-ci à l’obéissance. Il demeurait différent de celui du bicéphale car il existait non pas pour lire et décrypter le monde ni pour en rendre compte, mais comme une partie du macrocosme qui, détachée du tout, prenait le risque de se réaliser en se frottant aux chaos de la vie. Et cette chose si radicalement humaine, ne se raccrochait à aucun réseau préétabli, à aucun langage. Cette chose à peine née, croisait Nicophène avec curiosité et prudence, et le reconnaissait à son tour comme une partie du tout. Le bicéphale frémissait de toutes ses plumes. Pour la première fois, il contemplait le ciel et les étendues lisses des Plaines Ourlées qui se déployaient sous sa panse, non pour estimer une distance en mètres octaves ou un angle d’atterrissage. Non, il ouvrait les yeux. Il lui était agréable de voler.

Il allait, fluide comme l’air. Sa présence dans les espaces subtemporaux n’avait plus à être justifiée. Une fuite ? Non, un sauvetage. Celui de ce poupon blotti dans des fourrures trop chaudes pour les températures caniculaires des espaces traversés. Mais aussi peut-être celui d’une créature qui se découvrait libre.

Radigan, épuisé, dormait attaché à la selle, les mains pendant le long du corps et la tête posée sur le duvet du dos, calée entre les plumes. Nicophène s’orientait dans l’espace, se jouant des mirages. La trace fragile d’une pensée sœur avait éveillé dans sa carcasse un fol espoir, celui d’être finalement un peu plus qu’une créature.

Dans les jours qui suivirent, il apprivoisa la pensée balbutiante de l’enfant, guidant ses premières impulsions vers ses propres réserves de mots. D’une poussée bienveillante, il l’écarta des raisonnements dont il redoutait que les pennes trop accentuées ne broient toute originalité chez elle.

— Dépose-la dans ma poche ventrale, avait-il proposé à Radigan. Elle y tiendra mieux et sera moins secouée.

Ainsi en avait-il été, ainsi Nicophène avait-il appris à donner. Et de tout cela, maintenant, Maelivia se souvenait. Elle se le rappelait d’autant mieux qu’elle avait un jeune oisillon de chronk à sauver. Celui qui probablement se mourait dans l’ancien nid de Grua.

— Nicophène, il faut sauver le chronk restant ! Tu peux y arriver, j’en suis sûre !

Après avoir grimpé dans l’arbre, elle saisit la dépouille inanimée de l’oisillon dont la tête pendait mollement à l’extrémité d’un cou dégarni faisant contrepoids à un corps trop maigre recouvert d’un duvet poisseux. Elle monta sur la patte de Nicophène, s’accrocha au rebord de la poche. De sa main libre, elle en extirpa une vieille combinaison sale et usée, une grosse branche tordue, une pierre plate et un sac contenant divers objets dont l’usage lui était inconnu. A la place, elle fourra le cadavre du chronk.

S’adressant à Nicophène elle dit :

—Tu lui parleras comme tu le faisais avec moi ? On va l’apprivoiser. Je suis certaine que c’est possible. J’aurais dû y penser plus tôt. Parle-lui, Nicophène. Apprends-lui, comme avec moi.

Les moustaches de Nicophène frémirent tandis que sa paupière d’aigle se fermait. Comment expliquer à cette gamine qu’elle avait été pour lui autre chose que cette carcasse de chronk ? Qu’elle était intrinsèquement différente de cet oiseau stupide et malodorant. Que, même à l’état de petit paquet de sang et d’os, presque pas plus gros, à l’époque, que cet oisillon aujourd’hui, elle avait été pour lui une lumière dans la nuit ?

— S’il te plaît, Nicophène. Elle avait les larmes aux yeux. Fais-le pour moi.

Il balança sa tête d’aigle, indécis. Après tout, il était lui aussi une petite partie d’un tout… comme elle. Et comme elle, il était curieux. Curieux de voir et de savoir ce dont il était capable. Il se souvint de Jugantur. Jugantur le savant, Jugantur le généticien. Il se remémorait les expériences, les essais. Après tout, sous l’égide de Jugantur, il avait lui-même été à l’origine de plusieurs créatures. Il se souvenait tout particulièrement des essais répétés du savant concernant la « creatura logico drama granatica » que Jugantur appelait plus communément calculatoire. Comme le savant, Nicophène serait-il capable de créer de sa propre initiative, à travers son corps chimérique? Cette fonction lui appartenait-elle en propre ou appartenait-elle exclusivement à son créateur ?

Maelivia brûlait d’impatience.

— C’est un caprice, lui dit-il. Et, devançant ses mots, elle lui répondit du tac au tac :

— Oui, Nicophène, c’est un caprice. Mais pourquoi ce ne serait pas ton caprice à toi aussi ?

Nicophène chancela. Il avait expérimenté la solitude, la joie, le doute. Cette après-midi, la colère l’avait envahi, avant de se retirer telle une vague qui se meurt, cédant la place à une nouvelle impulsion plus forte et plus grande que la précédente. La tentation le submergeait. Pourquoi pas ? Etre son propre maître, être créateur plutôt que créature. Il ressentit l’immensité qui l’habitait. Il eut peur que ce sentiment puisse à son tour l’abandonner. Il était prêt à tout pour le conserver. Il était prêt à expérimenter un nouvel objet à son insu : la hardiesse.

— D’accord, déclara-t-il. Mais pas comme ça. Procédons avec ordre.

Son bec fondit sur Maelivia, se saisit de l’oiseau inerte et le porta dans une volte rapide et élégante jusqu’à la bouche du lion, qui l’ingurgita. Une déglutition marquée par un léger craquement. Les os fragiles tout juste formés de l’oisillon probablement.

Maelivia porta ses mains à sa bouche, effet combiné de la surprise, de l’épouvante et de l’odeur de chronk fétide qui parfumait maintenant l’haleine du bicéphale.

— Es-tu devenu fou ? Tu l’as mangé !

— Il le fallait bien, il était déjà mort. Crois-tu que le chronk cru soit agréable à avaler ? La symbiose ne peut s’opérer que par transduction. Va chercher Grua, le temps que la cleptoplastie se mette en place, nous ne serons pas trop de deux pour t’expliquer comment on fabrique une créature sur Laborantina.

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