Chapitre XLVII : Le désordre des êtres

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Où Craon perd le sens des réalités



Le bruit des campements en train d’être montés envahissaient l’atmosphère. L’odeur de la poussière, de la terre fraîchement remuée par ces fouisseurs de kalinx se mélangeait à celle de la fatigue des hommes et de la farine de bétrix grillée. Sur les premiers feux de fortune, on chauffait l’eau dans des récipients empruntés. On grillerait ensuite, à même les foyers, les serpents krônes délogés et attrapés pendant l’installation. On les dégusterait, confit dans leur peau, les doigts noircis par les cendres.


Les trois sœurs s’affairaient. Burla n’était pas en état. Par la force des choses, elles avaient dû prendre des initiatives. Les épouses s’empressaient autour de Craon resté auprès du corps mutilé de Providence. Se montrer attentionnées leur permettrait peut-être de gagner ses faveurs afin de ne pas retomber sous la poigne de fer de Burla, dont elles avaient senti l’emprise se relâcher à la faveur du mariage et de sa fin tragique. Craon avait beau être dans un état second, il n’en restait pas moins le chef d’orchestre de ce ballet féminin aussi laborieux qu’intéressé.

Aglaée, Béka et Galatée durent en outre répondre aux demandes émanant des tribus justes arrivées, et recevoir leurs chefs bien que cela ne fut pas la coutume.

Leur marche avait été longue et orienter les patriarches vers une autre famille revenait à mettre en péril l’autorité de Craon. Elles se chargèrent donc ensemble de les recevoir et de s’assurer qu’ils ne manquent de rien.

Si des victuailles avaient été apportées en offrande et roulées dans de lourds tonneaux de chtuvax tout le long du chemin, elles n’en demeuraient pas moins insuffisantes et strictement réservées aux réjouissances à venir. Il était du devoir de la tribu du Coq de pourvoir, aux besoins des autres tribus, par elle invitées.

Chaque famille devait partager ses vivres et ses biens, le temps de la première nuit et de la première journée, avec deux ou trois hôtes de rang équivalent.

Les fils du Singe-la-tête-en-bas et ceux des Rats-prudents furent les premiers à se présenter devant la peau de gnouzk qui fermait le kuva de la famille des Rince-coq. Ils étaient bien faits de leur personne et beaux garçons. A leur humeur joyeuse, on devinait qu’ils s’étaient déjà servi plusieurs gobelets de chkatulk et espéraient bien que le maître de maison, auquel ils venaient présenter leurs respects, pourrait leur en proposer encore un peu. Il n’en était rien.

Ne sachant si elles pouvaient parler encore une fois en lieu et place de leur père adoptif, ne souhaitant pas jeter le discrédit sur toute la tribu par leurs interventions, les sœurs conservèrent la discrétion qui sied aux femmes.

Pas inactives pour autant, elles récupérèrent en cuisine toutes les friandises qu’elles purent trouver et leur en offrirent autant qu’ils purent en emporter. Prudente, Galatée, sous ce prétexte, préleva sur les réserves l’équivalent de plusieurs jours de vivres qu’elle dissimula sous les effets personnels de Burla. Qui oserait aller les chercher là ? Qui pourrait faire la part de ce qui avait été donné et de ce qui avait été volé ?

Aglaée se souvenait des discours de Raboundar sur les restes des noces qui, pour le bonheur des épousailles, devaient être équitablement répartis entre toutes les familles du campement. Qu’aurait-il fait de ceux de cette noce-ci ? Qui en aurait voulu ? Elle fit taire en elle les récriminations de son père et s’assura que rien ne transparaissait de son méfait. Elle ne serait probablement pas la seule à agir de la sorte.

Aussi étrange que soit l’absence de Craon, la fatigue, le chkatulk et l’habitude de voir les femmes silencieuses avaient habillé de normalité un accueil peu commun. C’est à peine si les jeunes hommes s’en étaient inquiétés. Ils étaient repartis les bras chargés de victuailles et les yeux brillants du plaisir d’avoir vu de pareilles beautés.

Aglaée à leur départ osa enfin respirer. Fille aînée, elle avait la préséance sur ses épouses de secondes noces et sur ses sœurs. De fait en l’absence de Burla toutes les responsabilités lui incombait. Elle devait s’assurer que tout avait été, et se ferait, au mieux, selon la volonté de Craon.

Lorsqu’elle pénétra dans sa tente elle nota avec satisfaction que le corps de Providence avait été déplacé dans un coin. Les toiles tendues. Le sol recouvert de sable puis raclé. Mais cela ne suffisait pas à masquer l’horreur. Les voiles de la mariée, roulés dans un baluchon et serrés dans une peau de gnouzk, attendaient d’être brûlés. Le lit sur lequel Craon s’était affalé puis assoupi n’avait pu être entièrement changé. On devinait encore, sous les étoffes propres, la paillasse gorgée de sang caillé et poisseux. De grosses mouches bleues volaient dans la pièce et s’énervaient de ne trouver aucune charogne où plonger leur trompe goulue ou leurs pattes malhabiles. Les épouses, les bras ballant le long du corps, la sueur au front, échangeaient quelques mots, tout en affectant de rétablir un semblant d’harmonie dans la pièce, aucune n’osant partir avant les autres.

— Il faut se débarrasser du corps, dit Aglaée prenant conscience qu’elle était pour un moment encore le seul maître à bord

— Comment ? lui répondit aussitôt Ganaléa dont la voix s’étrangla tandis qu’elle tentait de continuer:

Au vu des circonstances, est-il judicieux d’organiser des funérailles ? Ou doit-on brûler le corps comme une carcasse de chèvre oubliée sur le feu ! Sur ces mots, elle fondit en larmes et tomba à genoux. Comment un étranger a-t-il pu faire cela à l’une des nôtres ? Comment peut-il continuer à vivre ?

Les femmes délaissant les tâches qui les occupaient vinrent l’enlacer de leurs bras et mêler leurs sanglots aux siens. Leurs lamentations perçaient l’air englué par les odeurs acides de sang séché et celles, plus douces mais plus éphémères aussi, des préparatifs du grand rassemblement.

Le ver nu ne pourrait pas rester longtemps caché entre les toiles au centre du kuva. Bientôt, la vie reprendrait son cours et les femmes vaqueraient à leurs occupations habituelles, chacune portant en elle la haine et la peur de l’étranger, ignorantes qu’elles étaient du véritable auteur de ce meurtre affreux.

La honte soit sur Youpur, fils de Burla, premier héritier en titre de la famille des Rince-coq ! pensa Aglaé, maudissant son frère adoptif plus que la situation impossible dans laquelle elle se trouvait à présent.


Craon éveillé par le bruit des pleurs releva la tête. Immédiatement Aglaée s’empressa à son chevet.

— Père ! lui dit-elle, vos hommes attendent vos décisions. Il faut ordonner la distribution des restes de la noce et décider de ce que vous allez faire du corps de Providence.

Craon cligna des yeux. Qui était cette jeune fille qui l’appelait père et lui prodiguait ses conseils tel un fils? Où était Burla qui savait bien mieux orienter sa pensée sans pour autant outrepasser les limites de son rôle ? La tête lui tournait. Son cœur battait comme un marteau dans une forge brûlante. Il avait la gorge pâteuse. Il avait soif. Voilà de quoi elles auraient dû se soucier ! Il le leur fit savoir. Mais sa voix ne portait pas. Pire, loin de lui obéir les jeunes filles firent cercle autour de lui le suppliant.

— Père, les circonstances sont difficiles. Toutes, ici, nous en avons conscience, poursuivit Galatée en montrant l’assemblée des femmes. Mais vous êtes notre chef et il n’y en a pas d’autre. Vous devez vous montrer, accueillir les tribus… Et il y a Providence… nous ne pouvons pas prendre ces décisions à votre place.

Craon inspira profondément. Il éprouva alors une sensation de vertige mêlée de nausée. Il devait se concentrer. Sa vue se brouillait et sa langue était gonflée. Il se remémorait étrangement d’anciens combat et la soif, la terrible soif. Il n’était plus en âge ou en état. La gamine n’avait pas tort, il devait parler.

— Mon fils… Youpur, articula-t-il. Qu’il se charge de ça…

Le pouvoir l’exténuait. Son fils avait grandi, mûri ces derniers jours. Alors que lui se sentait fatigué, usé…Il fallait faire fi de cet exil. Une erreur, voilà tout, c’était une erreur de jeunesse… Les choses avaient mal tourné, il en avait conscience. Mais rien de tout cela ne serait advenu sans la présence de cet étranger dont il avait sous-estimé le pouvoir de nuisance.

— Voyez avec Youpur, et donner moi à boire !

Il ne remarqua pas la moue dégoûtée d’Aglaée à la mention du nom de son héritier.


On lui lui porta une nouvelle tasse de kwa. Il s’humecta les lèvres, déglutit difficilement puis donna enfin quelques instructions.

Les victuailles et le vin seraient distribués par les soldats, mais sans faire nulle mention du mariage. Il s’agirait de présenter les choses comme de simples offrandes en guise de bienvenue. Sans être chiche, le banquet n’en avait pas moins été modeste. Nul mets n’éveillerait la curiosité. Finalement il préférait oublier cette journée. D’ailleurs, il en perdait le fil, un cauchemar qu’on oublie au réveil. Il toussa. Il avait du mal à respirer, du mal à parler distinctement, du mal à penser avec clarté…

Providence causait plus de soucis morte que vivante. En l’épousant, Craon la retirait au monde, s’assurant qu’elle ne pourrait faire état des mauvais traitements que son fils et ses hommes lui avaient infligés. Mais morte… Les funérailles étaient publiques et une première épouse se devait d’y être honorée selon son rang.

Pour une femme, mourir c’était sortir de l’ombre. On allumait un grand brasier dont les voiles crépitaient jusqu’à l’aube. Chacun des hommes de la tribu apportait des combustibles, petit bois, bouses sèches, os et lichens. Ensuite, venaient les femmes. Quand plus rien du corps ne se distinguait au cœur du brasier, elles aspergeaient d’un peu d’eau les bords du foyer, remontaient progressivement jusqu’à son centre, foulant de leurs pieds nus les cendres humides pour les mêler à la terre. Ainsi sont les forces contraires qui équilibrent le monde. La violence et la faim insatiable du feu, sous la blancheur des lunes.

Conduire Providence au foyer du retour, c’était la rendre à la vie publique, l’offrir à la communauté. C’était devoir raconter qui elle avait été et comment elle était devenue première épouse. C’était jeter le discrédit sur son fils, accepter son exil au moment même où Craon, achevé par les évènements, envisageait de lui transmettre le pouvoir. Or dans le brouillard qui l’enveloppait, il reprenait espoir et voyait dans la capacité de son fils à faire face aux épreuves tragiques de cette journée, la confirmation de ses aptitudes à diriger.

Youpur avait la stature d’un chef, à son âge il avait déjà accompli plus d’exploits qu’il n’était nécessaire. La capture d’une bête à deux têtes en était la preuve. Les crimes du ver nu soulignaient qu’il était un ennemi redoutable. Son apathie, si elle avait pu le faire oublier, n’était qu’un masque de plus sur le visage d’un guerrier sanguinaire. Son fils avait bel et bien accompli un exploit. Craon, en en faisant un simple jouet à l’usage d’une femme, s’était fourvoyé comme un niais. Dire qu’il envisageait presque d’aller chasser le plastène avec l’étranger sur le dos de la bête à deux têtes ! Quel manque de clairvoyance …


Le mal de tête ravageait son front, sa nuque. Les boissons du banquet, l’odeur du sang, les émotions… et Burla qui n’était même pas là pour lui servir le kwa ! Il envoya ses femmes en préparer de nouveau.

Demeuré seul avec Aglaée, il la jaugea d’un regard trouble. Pouvait-il lui accorder sa confiance ? Après tout, il avait fait tuer son père… Les traits de la jeune femme se brouillaient sous ses yeux. Etait-elle la plus jeune des soeurs, celle dont son fils s’était aguiché ?

Peu importait, Burla les avait toutes adoptées, il était donc son père autant que l’avait été Raboundar. Elle lui devait obéissance et respect tant qu’elle vivrait dans son kuva. Il en allait de sa vie, et à moins qu’elle ne soit totalement demeurée elle devait en avoir conscience.

— Je vais avoir besoin de toi, lui dit-il en accrochant de sa poigne le tissu de sa manche.

Il marqua un temps d’arrêt. Déglutit.

— Je vais avoir besoin de toi et de tes sœurs. Providence est bien encombrante. Il prit sa main d’autorité et la plaqua sur sa poitrine. Je la sens peser, là, sur mon cœur, sur mes épaules… elle m’oppresse. Il faut en finir. Nous en débarrasser. Pas la brûler… Non ! Pas la brûler.

La main d’Aglaée glissa sur les habits de Craon. Mal à l’aise la jeune fille la reprit aussi vite qu’elle le put et la glissa derrière son dos. Ganaléa pénétra dans la pièce, elle portait précautionneusement un kufta et s’excusa immédiatement auprès de Craon. La boisson n’apporterait peut-être pas le même réconfort que d’habitude, le récipient était neuf et n’avait pas encore pu s’imprégner des saveurs d’écorce et d’alcool. Elle avait fait de son mieux en récupérant le sac d’écorce et la calebasse d’alcool mais n’était pas certaine de les avoir noués correctement au broc d’argile. L’alcool avait tendance à couler et avait déjà imprégné les écorces. Craon la rassura. Un remontant légèrement plus corsé que d’habitude ne lui ferait pas de mal. Il était conscient de ses qualités, de sa discrétion surtout… En un mot il savait pouvoir compter sur elle. N’avait-elle pas toujours été dévouée, jamais un mot de trop… quand dans la majorité des kuvas la seconde épousée se disputait avec la première les faveurs du chef de famille ? Elle lui avait donné un fils, bien jeune… mais un fils qu’il aimait sincèrement. N’avait-il pas envisagé d’en faire, à terme, le futur chef de la tribu du Coq, lorsque l’avenir de Youpur s’était assombri et semblait le vouer à parcourir inlassablement les étendues stériles des Plaines Ourlées ? Il avait soif. La soif, quelle terrible sensation ! Jamais ! Jamais ! Il ne pourrait s’y résoudre. Il avala d’un trait le contenu amer du gobelet que Ganaléa venait de lui verser et lui fit signe de le remplir à nouveau. Son fils en exil ! Un meurtre ! Que penseraient les autres tribus d’un chef qui n’avait pas été capable de maintenir l’ordre sous son propre toit ?

Il n’avait pas le choix. Il articula lentement buttant sur les mots « Il faut faire disparaître Providence ».

Avaient-elles bien compris ? Craon attrapa de ses doigts robustes les mentons fins et tremblants des deux femmes et tourna leur visage face à lui. Ses yeux étaient injectés de sang et leurs globes gonflés brillaient sous l’effet d’une fièvre froide. Dans vos grandes marmites à couleur. Vous allez la… Il s’empara du kufta, s’en versa une nouvelle rasade, l’avala d’un trait, se resservit. Puis froidement il répéta en regardant dans le vide « Vous allez la faire cuire » puis il ajouta en gloussant « et vous la servirez à nos hôtes ! ». Il partit d’un grand rire, s’étouffa d’une quinte de toux qu’il apaisa d’une gorgée de kwa avant de conclure : « C’est le seul moyen acceptable de partager notre secret avec eux tout en assurant un avenir à mon fils. »


Deux larmes silencieuses fendirent les joues de Ganaléa dont les yeux humides se rivèrent sur ceux d’Aglaée. Cette dernière avait l’impression que tout l’air de ses poumons s’était vidé d’un coup, sans qu’elle puisse en inspirer à nouveau.

Craon arracha la calebasse d’alcool du kufta et la porta à sa bouche. Il en vida le contenu et jeta le récipient de terre au sol, aux pieds des femmes, où il se brisa.

— Ainsi j’ai dit, ainsi vous faites ! hurla-t-il avant de sortir de sa tente dont il agrippa violemment la toile intérieure pour l’écarter et se frayer un passage vers la pièce centrale. Les attaches fragiles et remises à la hâte cédèrent, découvrant deux statues de peur et de sidération aux yeux de Béka, de Galatée et des épouses Valiki, Bala, et Khashnia.

— Vous, leur adressa Craon, vous les aiderez. Mais en attendant, allez chercher l’alcool.

Adressant une mimique interrogative aux deux femmes, Ulima fut surprise de ne pas les voir lui répondre. Elle se leva précipitamment et courut aux réserves d’où elle rapporta une gourde entière d’alcool vulgaire. A peine revenue, elle la tendit à Craon qui s’en saisit et, sans un mot de plus, franchit le seuil du kuva. Puis, se ravisant, il entra de nouveau, marcha sur la toile tombée à terre, et menaçant Galanéa et Aglaée du doigt, il ordonna :

— Tout de suite ! Je veux que ce soit fait tout de suite. Il but au goulot et ajouta tout en éructant et toussant : le service en sera fait ce soir avant la troisième lune. Est-ce clair ?

Sa toux se transforma en rire. Il ne sera pas dit que nous manquons de vivres. Craon ébaucha quelques pas lourds avant de rabattre derrière lui la peau de gnouzk qui fermait l’entrée du kuva. Une fois la silhouette disparue, Aglaée trouva la force d’articuler : « C’est un fou !».

— Non mais il l’est devenu, corrigea Galanéa d’une voix grave tout en la fixant du regard.

Aucune des deux n’osait se tourner vers les autres pour leur dire de quoi il retournait et ce qu’elles devraient accomplir. L’horreur de l’après-midi ne cessait de les poursuivre et les avalait comme la nuit avale le ciel, comme l’ogre se saisit de ses enfants pour assouvir ses pulsions meurtrières : tout simplement parce que c’est dans l’ordre des choses. On n’échappait pas au massacre de Providence, fut on sage, naïf ou juste.

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