Chapitre LVII : La fuite
Où l'on apprend que ce qui nous manque nous appartient autant que ce que nous sommes.
Radigan avait survécu tant bien que mal dans le méandre des galeries creusées par les kalinx. Il avait appris à ne plus craindre ces bêtes placides qui l’avait d’abord terrorisé. Il avait cru à plusieurs reprises mourir de soif. Heureusement, les jeunes sœurs avaient finalement adjoint systématiquement aux rations quotidiennes qu’elles lui fournissaient, l’eau indispensable à sa survie. Passer le temps devenait donc la tâche la plus ardue à laquelle il s’attelait quotidiennement.
Ses sens s’étaient peu à peu habitués à l’obscurité qui régnait dans les étroits boyaux constituant le sous-sol du kuva. Il avait considéré, dubitatif, l’étrange paquet sur lequel il s’était appuyé. Il avait fini par comprendre, presque malgré lui, qu’il s’agissait du cadavre de Providence. Alors, il avait œuvré à le recouvrir de sable et de poussière, sans savoir si c’était pour pouvoir l’oublier, par hygiène ou par respect.
Poussé par la soif puis par l’ennui, il avait parcouru les galeries. Sa première rencontre avec les Kalinx l’avait de nouveau contraint à l’immobilité. Son voyage ressemblait plus à une succession d’arrêts forcés, visités par des monstres qu’à un périple aventureux. La faim et les crampes le poussèrent à bouger. En tâtonnant, il avait trouvé son chemin dans ce réseau de tunnels dont il se rendait compte à présent qu’il n’était pas si étendu qu’il l’avait cru.
Reprenant son destin en main et en acceptant les limites, il avait repéré les principaux trous d’aération et évitait consciencieusement ceux d’aisance, dont la pestilence dissimulait utilement les premiers relents qui émanaient, et ce en dépit des efforts qu’il avait déployé pour le recouvrir, du corps en putréfaction de Providence. Il s’orientait tant bien que mal dans ce dédale qui, en définitive, pensait-il, constituait juste une autre cage, un peu plus spacieuse, plus obscure aussi, que la précédente. A force d’écouter les bruits des conversations qui lui parvenaient légèrement étouffées et déformées dans son réduit, il en vint à connaître intimement tous les membres du kuva et à en admirer les femmes qui, vent debout contre la condition inférieure qui leur était faite, résistaient à leur manière, avec force et inventivité.
Elles se cachaient des choses, mais loin de révéler la fourberie, leur discrétion relevait de la prudence et leur permettait de le plus souvent de se protéger mutuellement. Les revirements de caractère dont Youpur était coutumier faisait planer une menace continuelle qui couvait comme un orage des sables, près à frapper.
Dans cette ambiance particulièrement tendue, Radigan profitait de son retrait forcé pour améliorer ses compétences linguistiques en épiant et en écoutant des conversations qui ne lui étaient en rien destinées. Cet exercice particulier lui fit partager l’intimité de la maisonnée et de ses membres, lui rappelant, non sans une pointe de nostalgie, la familiarité du réseau neurovial.
Il en vint à respecter Burla qui, malgré sa maladie — ou avec elle ? — continuait à se battre contre ses démons intérieurs. Cette femme, égarée par l’amour et l’ambition, témoignait d’un acharnement à agir qui le fascinait d’autant plus que lui, depuis les débuts du Grand voyage, se sentait contraint, et ne se déplaçait finalement que d’une impuissance à une autre.
La mère et son fils, étaient pleinement dans l’action. Ils habitaient leur temps, le remplissant de désirs et de peurs. Le temps devenait le récipient de leurs égos. Loin d’être cette trame commune induite par la communication psychique que pratiquait tout laborantinien, il était pour eux un monde qu’il peuplait de leurs fantômes et de leurs démons. Une bulle dont il détenait le souffle et qui s’éteindrait avec eux ne laissant que des éclats blessant dans d’autres temporalités, les abrégeant parfois.
Radigan considérait les passions torves nourries comme un nid de serpent par Burla, les feux ardents et destructeurs qui ravageaient Youpur. N’y avait-il là rien de légitime ? Tout deux modelait le temps à leur image lui donnant ses couleurs comme une toile juste teinte avant de passer au mordant qui dégoute sur ce qui la soutient.
Habitué à parcourir la trame harmonieuse du réseau neurovial, comme à en saisir la justesse au-delà des atermoiements individuels, il ne pouvait s’empêcher de découvrir là une forme d’harmonie qui puisait dans les excès et les déséquilibres individuels.
Burla avait fabriqué un écheveau d’intrigues autour de son fils qu’elle rêvait tout-puissant jusqu’à en faire ce monstre aussi inquiétant que fragile. Elle l’avait dégrossi de toute bonté d’âme à force d’attiser en lui des ambitions auxquelles, et c’était bien normal, il n’était pas sûr de pouvoir ou de vouloir répondre. Quant à Youpur, adulé, inconscient des usages comme de leur raison d’être, il s’était frayé un chemin jusqu’au pouvoir. Il n’avait pour exemple que Craon, et ne gardait pour lui qu’une estime mâtinée de pitié. Il lui avait paru faible et balloté d’un évènement à l’autre. Ses cris, ses gesticulations n’avaient apporté que du bruit autour de sa silhouette trapue qui à elle seule maintenait sa position. A bien y réfléchir sa stature témoignait mal du rôle qu’il avait joué. Ni pilier, ni référent, ni même détenteur du pouvoir, il avait accompagné sa tribu, plus qu’il ne l’avait conduite, sur les pentes du désastre où elle prenait maintenant de la vitesse.
Radigan, tout en mâchouillant un morceau de viande sèche, s’arrêta dans sa réflexion. Il lui faisait mal de sentir à quel point il avait été proche de Craon dans cette histoire. Lui aussi avait été le jouet des évènements avant d’être celui de Providence. Incapable de parler correctement la langue des Steppes Ourlées, tenu au secret sur sa mission, il avait finalement revêtu un habit de clochettes dont le tintinnabulement était aussi éloigné de la Parole qu’il pouvait l’être de la réalité… L’exercice du pouvoir est si proche de la mystification et du spectacle de la plus grande impuissance, conclut Radigan qui, frustré de ne pouvoir partager ses pensées avec ses pairs de Laborantina — que la solitude est cruelle ! — décida de s’acheminer vers une partie plus animée du kuva. Peut-être cette distraction lui accorderait-elle un sursis à l’ennui, pour une journée encore, avant qu’il ne sombre à son tour dans la folie dont toute la maisonnée semblait se nourrir. Il se mouvait avec de plus en plus de facilité dans les visions et les soubassements de cette famille et avait peu à peu l’impression d’en faire partie.
C’est dans cet état d’esprit qu’il se glissa jusqu’au tunnel d’aération qui bordait la salle du conseil.
Ce qu’il y entendit le plongea dans le plus grand des effarements. Youpur projetait de tuer Nicophène.
Malgré son attentisme, Radigan avait eu jusqu’alors le sentiment de poursuivre sa mission et ce, bien qu’il se soit égaré dans les couloirs subtemporaux. Or la perspective de la mort de la créature provoqua chez lui un choc salvateur. Elle aurait signifié la fin et l’échec du grand voyage.
Egoïstement, il envisagea avec désespoir que la disparition du bicéphale ne lui laisserait d’autre solution que de rester terré comme un kalinx dans les fondements obscurs d’une société primitive. En l’absence d’ordres contraire de sa part, il ne doutait pas que la créature se laisserait tranquillement dépecer sans opposer la moindre résistance. A supposer même qu’elle fut encore consciente compte tenu des drogues ingurgitées, censées la maintenir docile à l’ombre du Rocher Bleu, tel un trophée vivant.
Radigan soupira. Que pouvait-il faire ? Recherché, il se tenait caché sous le siège même du pouvoir, ne devant sa survie qu’à la bonté de quatre sœurs, elles même retenues prisonnières.
Il réalisa en cet instant qu’il n’avait jamais vraiment pleinement eu conscience d’être là. Il avait vécu le voyage dans le temps comme un rétromovie neuronial. S’y plongeant, tremblant, parcourant tout le spectre des émotions possibles, tout en restant passif. Sa capture, son enfermement, n’étaient que la projection de son propre aveuglement.
Le destin tragique des quatre jeunes filles qui l’avaient, au péril de leurs vies, si aimablement secouru l’essora jusqu’à la moelle. Etait-il seulement capable de se rappeler leur nom ? Il y avait Luanda qui tombait si facilement évanouie. Galatée la distraite qui oubliait systématiquement d’adjoindre un peu d’eau à la nourriture qu’elle lui apportait. Béka la sérieuse et Aglaée la clairvoyante. Rasséréné, sur ses qualités humaines, il médita sur les moyens qu’il avait de leur venir en aide. Il n’en voyait aucun.
Sa situation comme la leur lui apparaissait insoluble, incapable qu’il était d’envisager l’action.
Encore une fois, ce fut le jeune Alexandar qui prit les choses en main.
Réfléchi, élaborant déjà des stratégies pour contrer les sombres desseins de son demi-frère concernant la formidable bête à deux têtes, il s’était attardé dans la salle du conseil et s’y trouvait seul quand il entendit pouffer et soupirer distinctement à plusieurs reprises. Il avait trop d’expérience en la matière pour ne pas comprendre immédiatement d’où venaient les bruits qu’il entendait. Lui aussi, pendant longtemps, avait été contraint de jouer au jeu de la disparition et avait arpenté les tunnels des kalinx où seule Providence avait eu la présence d’esprit d’aller le débusquer. Il s’approcha donc du trou d’aération dissimulé par les coffres et les bancs couverts de tapisseries sur lesquels s’asseyaient les membres du conseil.
— Psst, souffla-t-il. Le ver nu ! Arrête de jouer les vers de terre ! Montre ton nez. C’est moi, Alexandar.
Radigan, plaqué contre la paroi sentait son cœur battre à rompre sa poitrine dans son corps figé. Sans cet affolement musculaire, il aurait cru s’être transformé en pierre et, sur le coup, s’en serait trouvé rassuré.
— Sors de là ou j’appelle les hommes de Youpur ! lui intima Alexandar.
Radigan, mû par deux forces opposées, se déplaça lentement jusqu’au puits de lumière qui dessinait la forme d’un croissant de lune dans la poussière du trou d’aération. La figure de l’enfant était fraîche et riante. Il distinguait même sur son nez et ses pommettes une légère altération de la pigmentation qui lui donnait un air singulier. Etait-ce de ne plus se servir de sa vue qui avait rendu sa rétine aussi sensible ? Ou une forme d’intuition qui le saisit aussitôt par le reste de confiance qui demeurait — par quel miracle ? — inaltérée en lui.
— Ah, te voilà ! Je suis content, tu vas m’aider ! s’exclama l’enfant dans un élan d’enthousiasme juvénile. Puis, reprenant son sérieux habituel, il déclara avec emphase : « Il est temps pour toi de cesser de jouer au jeu de la disparition ».
Radigan était bien d’accord mais ne savait pas comment s’y prendre.
Alexandar aménagea dans un coin de sa tente un espace où Radigan, toujours dissimulé par un habile jeu de tentures, pu profiter de la lumière du jour. Il confia à Ganaléa le soin de lui redonner une apparence humaine. Celle-ci, trop heureuse d’échapper à la chape de tristesse qui s’était abattue sur le kuva depuis l’annonce du mariage des sœurs, s’attela à la tâche sans poser de questions. En effet l’ambiance était si lourde de tensions que mieux valait ravaler ses sentiments.
La culpabilité éventuelle du ver nu appartenait déjà à une histoire révolue. Les dés étaient jetés et rien ne pouvait apaiser l’effroi des sœurs, ni les angoisses des anciennes épouses de Craon. Les unes craignant d’avoir à subir par cette union contre nature une nouvelle infamie, les autres d’ajouter aux déboires de leur veuvage la marcescence de l’oubli.
Les filles adoptives de Burla noyaient leur chagrin dans la courette où elles trempaient, dans des baquets oranges, les voiles qui les envelopperaient toutes le soir des noces. Dans les vapeurs et les buées, elles ourdissaient la conjuration la plus sinistre. Fréquentant l’innommable depuis que leur beauté et leur bonne réputation les avaient, malgré elles, poussées dans l’arachnéen filet de la famille Rince-coq, elles en avaient épousé les circonvolutions malsaines avant même de se soumettre aux caprices du fils de la maison. Leur sens de la raison, égaré par la perte de Raboundar, leur père et leur sage précepteur, elles avaient cru échapper à la noirceur des évènements en luttant de concert contre la folie de Craon. Mais, à l’aube du mariage funeste, la chrysalide de soie brillante qu’elles préparaient dans les vapeurs et la sueur des marmites de couleur, ne pouvait contenir que le rictus de leur haine naissante.
A tâtons, comme on découvre un corps inconnu, puis avec avidité elles s’y épanchèrent, s’attachant à y découvrir les nœuds de la vengeance, en éprouvant avec joie et cruauté les ressorts énergiques. En chuchotant, en frémissant de plaisir et de peur, elles s’avouèrent, à voix basse, l’aversion mutuelle qu’elles éprouvaient pour Youpur. Cachant à Burla leurs paroles acerbes, elles trouvèrent sous l’auspice du travail la cache clandestine où déployer leurs craintes et leurs ressentiments. Ces épanchements qui les conduisaient des sanglots aux larmes, les laissaient dans un état de fatigue et d’excitation proche de la folie. Acculées, leurs espoirs déçus, déjà mortes en somme, elles ne pouvaient se livrer à ce cousin illégitime. En susurrant, en médisant, en maudissant, elles fomentèrent un coup aussi vil que l’avenir auquel elles se voyaient réduites. Ces Danaïdes modernes dont le père n’était plus qu’un souvenir hantant les Plaines Ourlées, balayées par les vents et séchées de soleil, scellèrent un pacte secret qui ne pouvait attendre. Elles tueraient Youpur, le soir des noces. Sa vie contre la leur.
Aglaée avait, depuis quelques lunes déjà, dérobé une partie des racines prescrites par Adenka à Burla, dont les propriétés dynamisantes devaient la tenir éveillée malgré ses accès de chagrin. Elle en préparerait un breuvage concentré qui, s’il ne les tuait pas, aurait le mérite de les maintenir conscientes lors de la cérémonie d’union. Chacune avait encore en tête l’atroce spectacle offert par Providence et redoutait l’instant où elles seraient livrées à leur cousin. Elles accueillirent cette proposition avec soulagement, acceptant sans ambages les risques à courir pour avaler la mixture. Rien n’était plus à même de faire battre leur cœur, dans ces jours de torpeur, que la perspective d’être ravies à la tragédie qui leur était promise. S’activant au-dessus des tonneaux, ajoutant des liants aux liquides bouillonnants, y trempant les chiffons dont elles essoraient les camaïeux sanglants, les filles de Raboundar se prirent à rêver d’achever leur bourreau.
Seule Luanda restait pensive. Le piège, où la rejoignaient ses sœurs depuis l’annonce de ce mariage multiple, ne lui était pas inconnu. Elle en arpentait les multiples impasses depuis son arrivée dans la famille. Cette odieuse prison, elle savait ne pas y être entrée par la seule volonté de Youpur. Elle avait mesuré l’immaturité du jeune homme. Si elle avait eu le sentiment de voir ses rêves trahis par les siens, elle se refusait à se trahir elle-même.
— Et après, demanda-t-elle à ses sœurs qui ne la comprirent pas. Faut-il tuer pour échapper à la mort ?
— Certainement, si tel est le prix de la vie, déclarèrent-elles en chœur, actionnant les pales de bois dans les marmites où croupissaient les voiles trompeurs qui habilleraient leur vengeance.
Luanda, sentant se refermer sur elle les portes d’un nouvel enfer, tut ses craintes. Elle se saisit des outils qu’on lui tendait et dissimula dans un surcroît d’activité ses sentiments contraires.
Après avoir longuement hésité, elle alla trouver Karlan. Il était de garde aux réserves. Depuis plusieurs jours, il la laissait passer, conscient que les portions qu’elles prélevaient, en eau comme en nourriture, n’étaient pas tout à fait conformes à ce qu’elle aurait dû emporter. Certaine de lui plaire, et pas indifférente à la prestance de l’homme, elle lui souriait souvent, heureuse de voler à Youpur un instant de connivence avec l’un de ses gardes les plus zélés. Mais la situation dans laquelle elle le surprit la laissa pantoise.
Karlan à genoux retenait Bacurian par le bras. « Ne fais pas ça, il te tuera », l’avertissait-il, retenant avec peine les sanglots qui étouffaient sa voix. Elle n’aurait pas pu se figurer, sans l’avoir vu de ses propres yeux, que cette montagne de muscles pouvait pleurer.
Son apparition soudaine stupéfia tout autant les deux hommes. Elle avait passé un voile bleu ciel qui, à peine effleuré par les premiers rayons du soleil, avait revêtu sa peau mate de reflets argentés. Le torrent de ses cheveux dévalait les pentes de sa gorge en partie découverte. Dans sa précipitation, elle avait mal noué les voiles qui cachaient son visage et ceux-ci avaient glissé à ses pieds. Elle était source, elle était vie, éprouva Karlan depuis le tréfonds de son être, incapable de détacher le regard de cette vierge splendide. Ne sachant comment interpréter son silence, Luanda parla la première. Elle devait fuir. N’importe où et par n’importe quel moyen. Elle ne voyait que lui.
Bacurian ne souhaitait pas perdre une minute de plus. La vie de l’animal qu’il avait soigné et fini par prendre en amitié était en jeu. Alexandar l’attendait au pied du Rocher Bleu avec le ver nu. Cette femme risquait de faire échouer leur projet. Pire encore, en se confiant à Youpur, elle pourrait révéler sa traîtrise et l’en éloigner définitivement. Sentant la poigne de Karlan se détendre sous l’effet de la surprise, il esquissa un premier mouvement pour se défaire de son emprise et rejoindre ses complices. Sa décision était définitive, irrévocable. Il entendit néanmoins les raisons qui poussaient Luanda à la fuite. Elle préférait mourir plutôt que d’épouser Youpur. S’il avait du cœur, qu’il la tue à l’instant ou bien qu’il l’aide à embrasser le désert et la soif comme son père avant elle. Eprouver la douleur ne lui faisait plus peur, il n’y avait pas de vie sans grandeur. Elle ne pouvait se réduire à un destin qui n’était pas le sien.
Karlan cerné par le courage, les yeux humides, porta la main à sa taille et plutôt que de saisir son arme, se pencha sur la femme. Il écrasa ses lèvres épaisses sur celle de la jeune fille dont le corps ploya comme un roseau fragile. Toute de bleue vêtue, elle était l’élément liquide pour lequel s’étaient déchirées et se déchireraient encore pendant plusieurs siècles les tribus égarées des Plaines Ourlées. Il ne pouvait se résoudre à maculer de rouge cet hymne à la douceur, il avait d’elle ce goût splendide de la première gorgée. Il n’était plus soldat, il n’était ni fier ni peureux. Il n’avait rien à prouver. Il était homme et c’était tout. Elle était sa seule vérité.
Bacurian hésita. Il voulait sauver l’animal. Mais il aimait profondément Youpur. Il était averti de l’indifférence de ce dernier et lucide quant à ses qualités réelles. Pourtant, il l’avait suivi jusque-là, tentant de contrebalancer, la nuit tombée, à la lumière de ses phantasmes, le canevas de ses actes cruels. La fuite de Luanda laisserait une place vacante. Ne pourrait-il pas, au bénéfice d’une déception, consoler et pourquoi pas partager ce vide qui l’habitait depuis longtemps. Si l’échange amoureux lui échappait, n’y aurait-il pas là une réciprocité possible ? Il s’imaginait enfin confier les sentiments qui le torturaient, plus violement que tous les quolibets et les humiliations qu’il avait eus à souffrir. Et quelle revanche… subtiliser ainsi l’objet de convoitise, faire enfin disparaître ce rival indétrônable !
Il rappela à la réalité le couple d’amoureux qui, tout à sa surprise de s’être enfin trouvé, n’en finissait pas de s’abreuver, l’un l’autre, de voluptueux baisers. Karlan et Luanda se tenaient encore par la main en arrivant, à la suite de Bacurian, au pied du Rocher Bleu. Nicophène, débarrassé de ses liens et de son ridicule capuchon en cuir de gnouzk, avait retrouvé toute sa fantastique superbe. Luanda ouvrait des yeux ronds, ne sachant que penser de cet effroyable animal, ni si elle devait en être plus effrayée que de l’amour naissant qu’elle éprouvait pour la première fois. Si le soleil ne s’était pas élevé dans le ciel, elle eût été persuadée de rêver.
Alexandar contempla le couple qui suivait Bacurian et l’accueillit d’une nouvelle maxime.
« Aussi attentif qu’il soit, un chef peut quand même être surpris.»
Radigan fourra la combinaison récupérée par Alexandar, dans la poche de kangourou du bicéphale et se hissa sur la selle en cuir de gnouzk. Qu’il était heureux de retrouver sa place ! Il arborait un habit de soie tendre et résistante. Ganaléa la douce y avait brodé une fleur à l’emplacement du cœur.
— J’ai entendu dire qu’avant d’être nu tu portais un habit. Et que sur cet habit une épée était brodée. L’art des voiles est complexe. J’ai brodé sur le tien cette fleur. J’espère qu’elle sera de meilleur augure que ne l’avait été l’épée. Mon fils Alexandar…a insisté. Il dit que tu n’as pas tout découvert, il dit qu’on passe à côté de beaucoup de choses à trop jouer au jeu de la disparition.
Radigan sourit aux souvenirs qu’évoquaient en lui cette délicate attention. Il n’aurait jamais cru laisser autant de lui dans ces plaines arides où il avait été si brutalement accueilli et tenu prisonnier. Il jeta un dernier regard sur la petite assemblée réunie dans l’enclos. Accoudé au pieu où Radigan avait auparavant été attaché, Alexandar lui fit signe d’attendre. Bacurian saisit les doigts fins de Luanda qui se glacèrent à son contact. Karlan, tout en levant les yeux vers l’étranger poussa la jeune femme vers la créature.
— Va, tu veux fuir, c’est ta meilleure chance, lui dit-il.
Radigan, entendant ces paroles, considéra avec bienveillance la jeune femme et lui ménagea une place à ses côtés. Il était témoin du déchirement qui unissait à l’instant ces deux êtres si différents. « Voilà une chose qui échappe au réseau neurovial », songea-t-il pour lui-même en tendant une main secourable. Elle s’y agrippa et grimpa sur la créature aussi prestement qu’elle le put, laissant derrière elle et l’amour et la mort. Dès qu’elle fut installée, le bicéphale déploya ses ailes et emporta son improbable chargement à travers l’espace et le temps.
Alexandar suivit la course du bicéphale, aussi longtemps que ses yeux brûlés de soleil le lui permirent, avant de rencontrer dans les larmes de Karlan un écho humain à sa douleur physique. Percevant sa compassion et croyant avoir à se justifier, Karlan lui confia :
— Me voici redevenu une brute… cette moitié de moi-même que j’ai dû laisser partir pour pouvoir la sauver… j’en étais assoiffé depuis longtemps déjà.
— Il m’appartiendra de gouverner comme il t’appartiendra de continuer à l’aimer. Ce qui nous manque est part de nous-mêmes autant que ce qui est, lui répondit Alexandar sans chercher à mieux s’expliquer. Puis faisant demi-tour, l’enfant regagna tranquillement sa tente tandis que les premiers signes de vie secouaient déjà le calme du campement encore majoritairement endormi.
La voix stridente de Bacurian s’éleva telle une sirène au-dessus des kuvas. « Il a volé l’oiseau à deux têtes. Le ver nu s’est enfui. Il a volé la bête ». L’angoisse qui y pointait n’était pas feinte, elle emplissait sa gorge aussi profondément qu’un sortilège.
Le plus dur reste à faire, pensa Alexandar en se coulant de nouveau dans le personnage du jeune frère docile, car un rêve suit l’autre, et tout n’est qu’illusion.
Annotations
Versions