Chapitre 2

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Ce n’était pas simple de garder le fil de ce que je voulais leur raconter avec ces questions incessantes. En même temps, ça montrait que ce que je leur disais les intéressait.

  • Je reprends donc : nous vivions heureux à côté de Nantes, dans une petite ville qui s’appelait Rezé. C’était la banlieue de Nantes, ça la touchait. À cette époque, il y avait encore de nombreux champs, entre les maisons. Pas beaucoup d’immeubles, ça commençait à peine. Et puis est arrivé mai 68.
  • Mai 68 ?
  • Oui, le mois de mai de l’année 1968 c’était comme si tout le monde avait eu envie de secouer la grisaille, comme si on avait eu envie de se réveiller, de vivre enfin une vie heureuse…
  • Une révolution ?
  • Presque, Louise. Ça avait commencé par les étudiants qui demandaient plus de liberté, puis les ouvriers, d’abord dans l’usine Sud Aviation à Bouguenais, juste à côté de Rezé et puis ça avait fait tâche d’huile dans toute la France.
  • Tâche d’huile ?
  • Oui, Louis. Je te montrerai demain mais quand tu mets une goutte d’huile sur un papier, petit à petit, elle se diffuse dans le papier pour tâcher toute la feuille. Une simple goutte suffit à huiler toute une feuille de papier. Là, c’était pareil : une petite manifestation, une grève dans une seule usine avait fini par faire des manifestations monstres et des grèves partout. On appelait ça, la grève générale.
  • Ils réclamaient quoi les gens ?
  • Comme je disais, de la considération, de la liberté, être heureux…
  • Ils ne l’étaient pas ?
  • À ce moment-là, en France, il y avait des riches, voire très riches qui profitaient du développement du pays et puis, il y avait tous les autres, les ouvriers, les employés qui ne se sentaient pas considérés et qui n’avaient pas accès à tout ce que la société leur faisait miroiter en permanence.

J’étais enfant, à peine 7 ans, mais je me souviens encore de l’enthousiasme de mes parents, de leur joie, du vent de liberté qui avait soufflé. Je me souviens d’une manifestation festive dans les rues de Nantes, avec de la paille sur les chaussées, une foule immense, les trompes des bateaux à quai dans le port. J’avais l’impression que toute la ville était en fête. Et pourtant, vers la fin de la journée, les gendarmes avaient chargé. Nous étions rentrés à la maison depuis longtemps. Mais le soir même, Maman avait soigné des copains de Papa qui avaient été matraqués. Ce n’était plus que la fête. Il y avait aussi de la bagarre, des luttes.

  • Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ?
  • Comme on dit la parole s’est libérée, les gens se parlaient entre eux, ils s’exprimaient. Il y avait des slogans magnifiques comme : il est interdit d’interdire, sous les pavés la plage. Les gens s’autorisaient à rêver d’un monde meilleur
  • Et y avait pas un président pour leur donner tout ça aux gens ?
  • Tu sais, le président de l’époque il était très vieux et c’était un militaire.
  • Un qui ne sait que donner des ordres et obéir ?
  • Là, c’était un général, donc plutôt un qui donne des ordres. Il avait permis à la France de gagner la guerre, mais il ne comprenait pas ce que voulaient les gens, il était un peu dépassé…
  • Alors, il a fait quoi ce président général ?
  • Il est parti en Allemagne…
  • Il est parti, comme ça, alors que tout le monde rouspétait ?

Personne n’avait compris son départ. Je me souviens encore de la colère et du désarroi de mon père quand il avait appris que de Gaule était parti en hélicoptère en Allemagne, en laissant la France en bordel… La chienlit comme il disait… Comme si finalement il se jugeait au-dessus de cette chienlit et qu’il n’allait pas se salir les mains à s’en occuper, lui le Général, le héros de la guerre…

  • Il a eu peur de tout le monde ?
  • Il en a eu marre de présider la France ?
  • Personne ne sait… Il est rentré quelques jours plus tard et il y a eu une grande manifestation à Paris de tous les gens riches, tous ceux qui voulaient que rien ne change.
  • Et rien n’a changé alors ?
  • Si, les ouvriers et employés ont eu la plus grosse augmentation de salaire qui était jamais arrivée et le monde de l’entreprise a commencé, tout doucement à changer.
  • Il fait quoi ensuite, ce général président ?
  • Il a fini par partir mais il a été remplacé par un autre président, vieux et malade aussi.
  • Il était général, lui aussi ?
  • Non, pas celui-là….
  • Donc les gens n’ont pas été contents, du coup le vieux général président a été remplacé par un autre vieux et malade et même pas général et ils ont juste eu des sous en plus ? C’est ça ?
  • Oui, c’est un bon résumé. Mais ce qui a changé, c’est que les gens ont compris qu’ils pouvaient dire ce qu’ils pensaient, qu’ils pouvaient exprimer leur opinion et manifester. Les femmes ont commencé à se sentir plus libres.
  • C’est là qu’il y a eu la pilule ?
  • Oh non, Louise, la pilule était déjà là. C’était en 1967, donc un an plus tôt, que la loi sur la contraception avait été votée.
  • Et l’avortement ?
  • Là, ça a été beaucoup plus long. ça n’a finalement été voté par l’Assemblée nationale qu’en 1975, grâce à une femme exceptionnelle, Simone Veil.
  • Avant c’était interdit ?
  • Oui, puni de prison. Il y a de nombreuses femmes qui en ont aidé d’autres à avorter qui ont été condamnées et enfermées…
  • Alors qu’elles aidaient les autres ?
  • Oui…
  • Mais pourquoi ?
  • C’est à cause de l’Église, dit Max.

À 12 ans seulement, déjà anticlérical ? Eh ben, ça promet pour la suite…

  • Max a raison, c’est principalement l’Église qui était contre l’avortement.
  • Ben en même temps, tuer des bébés c’est pas bien, non ?
  • Non, Louis, ce ne sont pas des bébés, ce sont des embryons, même pas des fœtus.
  • Ben alors pourquoi l’Église ne voulait pas ?
  • Elle ne veut toujours pas… Elle explique ça en disant que c’est parce que la vie est sacrée mais en réalité, c’est un moyen de mettre les femmes en état de dépendance. Elles ne disposent pas de leur corps comme elles le veulent. C’était leur principale demande, leur revendication : disposer de leur corps comme elles l’entendent. Les hommes sont libres, mais les femmes ne sont là que pour s’occuper de la maison, de leur mari, de leurs enfants et pour en faire, des enfants.
  • C’est ça le patriarcat ?
  • Oui, Louise, c’est bien ça.
  • C’est normal, c’est que des hommes dans l’Église.
  • C’est sans doute une des raisons, Max, sans doute…
  • Maman dit en plus que ce sont des hommes qui portent des robes !
  • Oui, Louis, ta maman a raison.

Mais qu’elle est bien ma fille…. Je l’ai bien élevée celle-là

  • Bon mais maintenant, on s’en fiche de l’église, on peut avorter quand on veut ?
  • Oui, Louise, presque. En France, on peut avorter jusqu’à 12 semaines.
  • Et c’est bien ?
  • Oui, c’est bien de pouvoir le faire jusque-là. Mais on ne fait pas ça pour s’amuser. C’est assez traumatisant pour une femme d’avorter. Ce n’est pas une partie de plaisir. C’est une opération à l’hôpital.
  • Alors il faut faire comment ?
  • Il faut utiliser la contraception et dans tous les cas, même si vous êtes encore un peu jeunes tous les trois, il faudra utiliser un préservatif. C’est pour se protéger des maladies sexuellement transmissibles, en particulier du SIDA. Vous avez entendu parler du SIDA ?
  • C’est pour ça qu’il faut mettre des capotes ?
  • Oui, Max, c’est ça les préservatifs. C’est une maladie qui est apparue autour de 1980 et qui fait terriblement baisser les défenses immunitaires du corps - l’aptitude de notre corps à se défendre contre les virus, les microbes et autres saletés - qu’on attrape tout ce qui passe et on tombe gravement malade, parfois pour des maladies qui ne donnent qu’un rhume à ceux qui sont en pleine forme. C’est pour ça qu’il est impératif de s’en protéger. Il faut prendre soin de vous.
  • (en chœur) Oui, Moune !
  • Bon, j’en étais où, moi ? On va voir si vous suivez…
  • L’avortement ?
  • La contraception ?
  • Mai 68 ?
  • Voilààààà, mai 68 ! Donc le général est parti, remplacé par un autre vieux président malade. Mais, s’il était vieux et malade, il avait quand même fait avancer des choses et modernisé un peu la France quand il était premier ministre du général. Et puis c’était un homme cultivé, il était prof de français latin et grec avant de devenir un homme politique.
  • Ils ne sont pas tous profs avant de faire de la politique ?
  • Oh non… il y en a qui tombent dedans tout petits ou alors qui suivent les traces de leur père et de leur grand-père.
  • Il y a des familles entières comme ça ?
  • Oui, les familles Le Pen, Dassault, Masse, Mitterrand… Il y en a plein comme ça… Comme la noblesse avant la révolution.
  • Faudrait que ça change, ça, non ?
  • Oui, Louise, faudrait que ça change. Il faudrait un nombre de mandats maximum, quelle que soit l’élection, que les politiques ne soient plus des professionnels mais des citoyens, comme toi (quand tu seras majeure) et moi. Là, ce serait de la vraie démocratie. Bon, j’en était où, moi ?
  • Au vieux président malade mais qui avait modernisé la France.
  • Oui, c’est ça, il avait fait créer plein de nouvelles autoroutes, lancé la construction de centrales nucléaires, il a suivi aussi le lancement du premier satellite français qui s’appelait Astérix.
  • Comme le gaulois ?
  • Oui Louis, comme le petit gaulois moustachu avec sa potion magique. Et puis sa femme a fait beaucoup pour l’art moderne. Elle aussi créé une fondation pour s’occuper des malades, des personnes âgées et des handicapés. Bref, il avait beau être vieux et malade, ils ont quand même fait quelques trucs bien, lui et sa femme.
  • Alors, il est mort, s’il était malade ?
  • Oui, il est mort avant la fin de son mandat. Il avait été élu pour sept ans et il est mort au bout de cinq.
  • Oh, c’est triste…
  • Oui, mon chou, c’est toujours triste quand quelqu’un meurt, mais c’est aussi la vie.

Je me souviens de ce moment où sa mort a été annoncée à la télévision. Tout le monde se doutait que ça allait arriver, les dernières semaines de sa vie il était devenu tout gonflé, le visage presque difforme. Mais ça nous avait fait un coup à tous, la mort de notre président…

  • Du coup, il a été remplacé ? Par un autre vieux et malade ?
  • Non, cette fois-ci, ça a été un jeune. Enfin jeune, beaucoup plus jeune que les deux précédents. Mais lui, il n’a jamais été prof, c’est un pur homme politique, tombé dedans quand il était tout petit. Mais il était jeune, à peine quarante-huit ans quand il a été élu président de la République.
  • Mais quarante-huit ans, c’est pas jeune, c’est un vieux ! Plus vieux que mon Papa
  • Oui, Louis, plus vieux que ton papa, mais c’était jeune pour un président de la République, quand même…
  • C’est bien ça, un jeune, non ?
  • C’est ni bien ni mal, Louise. C’est pas une question d’âge. D’autant plus que lui, comme ses prédécesseurs, était un président de droite.
  • Ça veut dire quoi, de droite ?
  • Ça veut dire que dans l’Assemblée nationale, ils siègent à droite et pas à gauche.
  • C’est juste le côté de leurs fauteuils ?
  • Pas tout à fait, mais droite et gauche, viennent effectivement de l’emplacement de leurs sièges dans l’Assemblée nationale. Il y a deux façons d’expliquer la différence entre la droite et la gauche. La première, c’est de dire que la droite, c’est pour les riches et la gauche, c’est pour les ouvriers et les pauvres.
  • Là, c’est simple, moi je suis pour la gauche !
  • Moi aussi !
  • Moi aussi !

Mes petits, déjà une conscience politique de gauche… Ils les ont bien élevés, mes enfants. Je suis fière d’eux !

  • Moi aussi, mes enfants, mais c’est un peu simpliste. Une autre explication, c’est de dire que la droite, ils sont pour que l’économie fasse fonctionner le monde, les entreprise, les actions, la bourse, le commerce… Et la gauche, elle essaye d’atténuer les inégalités générées par cette économie, ceux qui ont des petits salaires paient moins d’impôts, ils ont plus d’allocations familiales… Vous voyez ?
  • En gros, pour la droite, faut pas de règles, comme le Far-West et la gauche c’est un peu le sheriff, pour protéger les faibles ?
  • Oui, c’est une belle image, Louise, toujours un peu simplificatrice mais une image parlante quand même.
  • C’est quoi simplifitarcide ?
  • Simplificatrice, Louis. Ça signifie que c’est une façon plus simple qu’en vrai d’expliquer les choses. Souvent les choses sont très très compliquées, on dit même complexes, alors pour les expliquer, on a souvent tendance à les découper en choses très simples. C’est une image de la réalité, mais seulement une image. Parce que la réalité justement, elle n’est jamais simple. Tu vois ?
  • Pas trop…
  • Je vais te donner un exemple : tu te souviens la maison en lego que tu as construite hier ?
  • Oui, elle était belle, hein ?
  • Très belle… Et bien en simplifiant on peut dire qu’elle avait quatre murs, une porte et un toit. Alors qu’en réalité, il y avait peut-être quatre-vingts briques blanches, cinquante briques rouges, quarante briques plates pour le toit et quatre briques carrées pour la cheminée. Tu vois la différence d’explication ?
  • Oui, j’ai compris.
  • Bien, je vous parlais du nouveau président, celui qui n’avait pas encore cinquante ans au moment de son élection. Bon, il était un peu « spécial » quand même…
  • Comment ça ?
  • Il était un peu « chabada » comme on disait...
  • Chabada ?
  • Oui, ou « prout prout »
  • Ah oui, ça je connais, Papa le dit ! Il dit aussi comme « s’il avait un balai dans l’cul ».

Eclats de rire généralisé

  • Oui, c’est un peu pareil, mais c’est plus poli de dire « chabada » ou « prout prout ». Bref, il n’était pas d’origine ouvrière et ça se voyait. Mais il a fait quand même des choses très bien ce président de droite.
  • Pour les riches ?
  • Oui, sans doute, mais pas que…
  • Par exemple ?
  • Eh bien c’est lui qui a abaissé l’âge légal pour voter de 21 à 18 ans
  • C’est bien ça ?
  • Oui, à dix-huit ans, on a déjà des idées et on peut choisir par qui et comment on veut être gouverné.
  • Mais c’est parce qu’il n’était pas vieux et malade qu’il a décidé ça.
  • Sans doute. C’est aussi lui qui a fait voter la loi pour autoriser l’avortement. Une loi présentée par cette grande dame dont je vous ai parlé : Simone Veil. C’est lui aussi qui a permis le divorce par consentement mutuel.
  • C’est quoi le divorce ?
  • C’est quand des parents décident qu’ils ne s’aiment plus et qu’ils se séparent.
  • Les parents de ma copine Léa, ils sont divorcés, mais c’est parce que son papa tapait sur sa maman, dit Louise avec gravité.
  • Là, c’est différent, c’est un divorce pour faute, il doit être en prison le papa, non ?
  • Je ne sais pas.
  • Louise, un divorce par consentement mutuel c’est quand les deux parents ne se tapent pas dessus, quand ils continuent tous les deux à s’occuper de leurs enfants, parce qu’ils les aiment toujours, mais simplement, ils ne sont plus amoureux l’un de l’autre et ils vivent chacun dans une maison. Il n’y a pas de faute.
  • Et c’était comment avant ?
  • Il n’y avait que les divorces pour faute. Il y en avait un (et souvent une) qui était accusé(e) d’être amoureuse de quelqu’un d’autre et celui qui restait tout seul disait que c’était une faute.
  • C’était nul avant !
  • Ça a évolué dans le bon sens, oui. Il a aussi fait construire les TGV, les Trains à Grande Vitesse, encore plein d’autres centrales nucléaires…
  • Il était bien ce président, non ?
  • Sur certains aspects oui, il a fait des trucs pas clairs en Afrique, on lui aurait offert des diamants, il a soutenu des dictateurs africains en échange de pétrole ou de minerais.
  • C'était pas simple en fait, c’est complexe ?
  • Tout à fait, Max, je pense que vous avez bien compris cette notion-là. Bon, on a beaucoup parlé de politique, il faut que je vous raconte de nouveau ma famille, moi, mes parents, mon frère… On était adolescents, le bac, les études… et puis 1981.

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