"Ma bien-aimée,
Je n'ai quelques minutes devant moi pour vous écrire. Je sais que le temps doit vous sembler terriblement long, mais ici, le temps c'est notre ligne de survie.
Nous sommes le Mercredi 15 Novembre 1916 et à Verdun, même le mot "Enfer" n'est pas à la hauteur. Je ne saurais vous expliquer la dureté et la violence au front. L'humanité a presque déserté certains d'entre nous.
Nous n'avons jamais connu pire douleur physique et psychique. Je ne me rappelle plus de ma dernière nuit de sommeil. Peut-être était-ce mardi dernier. Je ne me souviens même pas de l'odeur de mon savon, ni de la sensation de l'eau chaude sur mon corps.
Dans les tranchées, les cadavres s'accumulent et leur odeur est devenue tellement insupportable que la nourriture en a même pris le goût. Nous n'avons ni le temps, ni l'espace pour les enterrer le plus dignement possible, malheureusement. Les corps gisent dans la boue, tout comme nous. Mais, ils ne ressentent plus le froid et la pluie. Je ne souhaite à personne de voir ce que je vois sans répit.
Mon ami Jean est tombé dimanche au combat; une balle en pleine tête. Et votre jeune neveu, François, est dans un sale état. Il a marché sur une mine aujourd'hui: j'espère qu'il survivra. La nuit prochaine sera décisive.
Le dernier assaut m'a coûté mon oreille gauche et trois doigts, heureusement de la main gauche. Ma blessure à l'oreille s'est gravement infectée. Les médecins disent que mon état risque probablement de s'aggraver. Dois-je comprendre que pour moi aussi les prochains jours vont être décisifs?
Je n'arrive plus à trouver les mots pour décrire toute cette horreur. Comment pouvons-nous accepter cela? Je me le demande bien. Nous avons arrêté de compter les corps tombés au combat: ils sont beaucoup trop nombreux et nous n'avons plus assez de force pour encaisser autre chose que les balles et les mines.
Partout où nous passons, il n'y a que la mort et la souffrance des quelques survivants. Je ne peux pas croire qu'on puisse revivre encore quand tout sera fini. Je ne peux m'arrêter de penser que c'est peut-être la dernière fois que je vous écris.
Dès que mes yeux se ferment, je me vois en haut de cette pile de cadavres. Et j'en ferai sûrement parti à cause de ma blessure.
Je me suis fait un ami. Je l'ai appelé Bran: c'est un rat. J'espère qu'il ne me mangera pas ma ration de pain. J'espère que je ne commence pas à délirer. Qui peut devenir ami avec un rat pendant la guerre à par un soldat fou? En ce moment, le froid m'envahit des mains au coeur me consumant à petit feu. Mais je veux absolument finir cette lettre. Je suis désolé pour mon écriture tremblante, les ratures et les traces de boue séchée.
Je dois avouer que nous perdons peu à peu espoir de retrouver un jour une liberté quelconque. Nous souffrons tellement que nous nous demandons combien de temps on va pouvoir encore résister et se battre. Nous n'avons que trois mots à la bouche: survie, morts et liberté.
Si seulement je pouvais entendre votre voix, je saurais que j'ai encore peut-être une chance de vous revoir.
Je dois vous laisser. Je ne peux risquer de plus écrire d'autant que j'arrive sur la fin de mon crayon. Ce sera donc ma dernière lettre avant la fin.
Embrassez notre fille, Marie, et dites-lui que je l'aime de tout mon coeur. Et dites à Charles, que je compte sur lui pour veiller sur vous deux. Il est l'homme de la maison maintenant. Il saura vous protéger comme moi je l'ai fait avant lui.
Et vous, sachez que je ne vous oublie point. Vous resterez pour toujours dans mon coeur. Dans l'espoir de vous revoir un jour.
Jacques"
KL.Phoenix