Chapitre 3
Giselle écouta le sermon de la prêtresse d’une oreille distraite. Un œil extérieur ne pouvait deviner l’émotion qui la saisissait à cet instant, tant elle était entraînée à paraître impassible. Elle se tenait droite sur ce grand siège qui lui sciait douloureusement les jambes. Petite de taille, ses pieds effleuraient à peine les brins d’herbe au sol et elle avait des picotements au bout des orteils.
Giselle ne pouvait s’empêcher de regarder la nuque de l’Impératrice Carolina, qui lui faisait dos deux rangées devant. Elle l’observait si fort qu’elle s’attendait à voir sa future belle-mère se retourner vers elle, interpellée par cette brûlante fixation.
On chanta plusieurs fois. Les vitraux principaux, surplombant la cime de l’arbre qui siégeait au centre de l’assemblée, s’illuminèrent dans la montée du jour. Chacun put voir la fresque de verre révéler la Mère et le Père. Enlacés dans une étreinte formant un cercle, les deux Dieux entouraient leurs cinq enfants avec amour et compassion.
Le crépitement des appareils photographiques se fit entendre. La journée était particulièrement belle et les verrières ne s’étaient pas dévoilés ainsi depuis plusieurs semaines. Les journalistes présents avaient déjà trouvé de quoi illustrer leurs articles.
La voix de la prêtresse résonna sous les arches de pierres :
— La Mère veille sur nous et nous veillons sur elle, respectons sa volonté, soutenue par le Père. Je suis votre corps et vous êtes le mien.
...Conduisez vos enfants et élevez-les dans l’éternité bienheureuse,
Kertion et Lykion, Délia, Ménée et Ronia, nés dans cet ordre,
Ta gloire est dans nos racines et dans nos racines se trouvent ta gloire...
La religion de Dalstein chérissait en premier lieu la Mère la Terre et ensuite le Père le Ciel. Son symbole était un grand arbre, que l’on vénérait au sein d’une église ou d’une cathédrale. Il était parfois associé à une branche ou une racine dans les chapelles ou bien dans les foyers. Les Dalsteinis idolâtraient l’amour, l’unité et le respect de la Terre.
Ses valeurs étaient simples, modestes et avaient touché le cœur de nombreux croyants. De la Mère naquit toute chose, ensemencée par les graines offertes par le Ciel. Ses abbesses et ses prêtresses étaient des mères de famille nombreuse, ayant réussi à élever leur progéniture tout en étudiant la religion. Les sœurs travaillaient pour la société, recluses, et aidaient les plus pauvres et les plus indigents.
En Dalstein, chacun vénérait les Saints Parents et leurs enfants.
Giselle regarda la grande fresque illuminée en ignorant les lumières blanches des appareils photo. Les journalistes des rubriques mondaines verraient certainement la boite qu’elle avait dans les mains. Elle savait d’avance qu’ils observeraient d’un regard fiévreux ses faits et gestes.
Elle adressa une brève prière à Menée, sa protectrice. Déesse de la pleine lune et de la maturité, elle veillait sur les créateurs et incarnait l'été.
— La saison de Ronia commence, puisse sa bénédiction tomber sur les malades et les enfants à naître, fit la prêtresse en débutant une louange.
La famille impériale avait choisi depuis le couronnement d’Auguste IX, de participer aux offices de la petite église de Lengelbronn, pour plus d’intimité. Il y avait donc là principalement des nobles et leurs familles, ainsi que des gens du quartier. Les autres allaient aux églises, chapelles et arbres consacrés... ou à la grande cathédrale Sainte Mathilde.
La famille de Giselle se tenait parmi la foule, elle était arrivée juste à temps. Léonie, la demi-sœur par alliance de Giselle, avait mis un temps fou à préparer sa robe immaculée. Comme d’habitude, le Duc avait choisi des places où il pouvait observer de loin sa fille. Lui seul percevait sa nervosité. Un mariage entre les Hautebröm et la branche principale de la famille impériale ne s'était pas produit depuis plusieurs siècles. Sa fille allait rentrer dans l’histoire et son sang glisserait parmi la prochaine génération de souverain.
Le Duc sentait sa femme s’impatienter à côté de lui, il l’entendit rabrouer Léonie :
— Cesse de bouger, tout le monde nous observe.
— Tout le monde se fiche bien de nous regarder, maman, répondit la jeune femme d’un ton sec.
Le Duc serra la main de son épouse pour la pousser à se taire. Des yeux indiscrets s’étaient tournés vers eux.
Au loin, Giselle vit sa famille se redresser et Iphigénie baisser la tête. Elle comprit que Léonie avait encore certainement du mal à tenir en place. Dans le fond, elle ne pouvait pas lui en vouloir, ces sièges étaient un calvaire. La jeune femme réalisa subitement que Léonie était bien plus grande qu’elle de taille, et que ses pieds pouvaient toucher le sol, la dispensant normalement de lourdeurs dans les jambes.
Un bref souvenir envahit l’esprit de Giselle, la distrayant quelques instants de son attente. Elle se rappela le remariage de son père.
À cette époque, elle travaillait du soir au matin et voulait chasser au fond d’elle-même le sentiment d’abandon que sa mère lui avait donné. Son chagrin avait été le même que son père, elle n’avait jamais compris pourquoi sa mère était si soudainement partie.
Prise dans ses études, elle s’était enfermée et ne voyait personne. Elle fut d’abord stupéfaite d’apprendre que son père fréquentait une femme, mais son esprit rationnel accepta rapidement la chose. Leur famille ne pouvait souffrir d’une telle absence, la maison de Hautebröm avait besoin d’une présence féminine. Et son père avait besoin de tourner la page.
En rencontrant Iphigénie, Giselle avait remarqué qu’elle était de petite noblesse et découvrit qu’elle avait une fille légèrement plus âgée qu’elle.
— Ma Léonie est née pratiquement la même année que vous, sous la protection de Lykion. Elle est au couvent, mais quittera bientôt l’école pour faire ses débuts en société en votre compagnie.
— On dit que les enfants nés en automne sont pleins de vie et de ressources, avait répondu Giselle avec un sourire calme et poli. Mes débuts ont commencé il y a plusieurs années déjà, je ferais donc de mon mieux pour guider votre fille.
Iphigénie avait regardé le sourire mécanique de Giselle et l'avait trouvé froid.
— Vous pourrez compter sur ma personne dans l’intendance du domaine et des terres de Hautebröm. Je suis certaine que vous m’aiderez brillamment, tout l’empire connait l’étendue de vos vertus.
Giselle s’était figée en écoutant ces mots. Ses pensées s’entrechoquèrent, sa belle-mère ne semblait pas au courant que ces tâches lui avaient déjà été données officiellement. Son père aurait-il oublié ?
S’occuper du domaine principal et des plus anciennes activités était le rôle de l'épouse ou de la fille de la maison. C’était à elles de gérer l’économie et les commerces de la famille. Son père prenait les charges de la politique et de la bonne conduite de leurs opérations.
Certes, les travaux à faire à Hautebröm ne manquaient pas pour deux femmes, mais Giselle savait qu’Iphigénie, étrangère à la famille, manquerait au début de certaines connaissances. Par égard envers ses responsabilités, elle n'avait pas pu se décharger du jour au lendemain sur cette femme.
Elle avait réfléchit plusieurs secondes à la réponse qu’elle pouvait lui donner sans la froisser et sans mentir. Elle décida alors de se montrer logique et sincère, gage de bons sentiments.
— Madame pourra très certainement prendre en charge notre maison après mon mariage ; la tâche sera pour vous plus facile, le temps que vous puissiez vous habituer à nos façons de travailler.
Le ton de Gisèle était neutre, mais une personne nouvelle dans l’entourage de la jeune fille pouvait prendre l’intonation de sa voix comme de l’indifférence.
Cette première impression fit effectivement naître en Iphigénie un durable sentiment d’infériorité. La nouvelle Duchesse se sentit prise de haut. Elle ne comprit pas non plus les réactions froides et austères de Giselle envers sa fille Léonie, pourtant souriante et attentionnée. Il lui semblait que son rang lui collait à la peau et qu’elle ne cherchait jamais à s’en défaire, pas même dans l'intimité de leur maison.
Iphigénie la jugea donc vaniteuse. Jamais la jeune fille ne s’attardait avec eux pendant les repas, ni ne prenait la peine de discuter ensemble ou de plaisanter.
Giselle ne réalisa pas ce sentiment de réupulsion, tout occupée qu’elle était à remplir ses fonctions et à s’imaginer dans les bras de Dusan.
Elle n’avait en vérité aucun avis sur sa belle-mère, tant elle passait son temps ailleurs et elle trouvait plus correct, par affection pour son père, de ne pas en avoir.
Le Duc réalisa le gouffre qui séparait sa fille et sa femme, mais ne s'en soucia pas. Il avait constaté que Giselle avait accepté ce remariage sans critiques ni querelles et il en était satisfait.
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