Chapitre 11
Le soleil caressait le visage de Giselle et un vent tiède soulevait ses cheveux. Dans le creux de son cou, elle sentait le souffle chaud de Dusan contre sa peau.
Combien de temps était-elle restée allongée là, ignorant les herbes qui lui démangeaient les jambes ?
— Tu es réveillée ? demanda Dusan en l'embrassant
— Je ne me suis pas endormie, avait-elle répondu en plongeant son regard dans le sien.
La lumière du jour donnait des éclats dorés à ses pupilles brunes, ses cheveux sombres se mirent à briller. Il lui sourit :
— Je t'ai déjà dit à quel point tu es belle ?
Il s'était approché du lobe de son oreille et avait murmuré :
— Je t'aime.
Giselle ouvrit les yeux et se redressa tant bien que mal. Perdu au milieu de son immense lit en baldaquin, son corps fluet se noyait entre les draps et les oreillers. Un vertige la prit.
Depuis des semaines, des souvenirs de ce genre revenaient à sa mémoire.
Sa vue s'obscurcit et elle crut un instant qu'elle allait à nouveau s'effondrer. Victimes de son malaise, ses membres se mirent à trembler.
Une nausée monta subitement dans sa gorge, elle se précipita vers le bord de son matelas et commença à vomir.
Son estomac était pourtant vide, depuis plusieurs jours, elle ne pouvait rien avaler. Le moindre aliment la dégoûtait et les vertiges qu'elle subissait la forçaient à rester alitée.
Elle savait que tout le monde la croyait malade, suite à l'annonce de la mort de Carolina.
Giselle ignorait par quel moyen elle avait trouvé la force d'aller participer aux cérémonies ni à l'enterrement. Elle n'était sortie de la maison qu'à ce moment-là. Devant la foule, les journalistes, les nobles et sa famille, elle n'avait rien laissé paraître. Pas une seule larme n'avait roulé sur ses joues.
Le premier hommage s'était déroulé dans la salle du trône du Palais Impérial, au pied de l'Arbre de la Nation. Sous les regards de la Mère, du dieu Kertyon et de la déesse Ronia, le pays entier s'était recueilli. Le cercueil de Carolina gisait au pied du gigantesque tronc, en face du grand fauteuil dans lequel des générations de souverains s'étaient assises La scène avait été tragique, le peuple, vêtu de noir et de pourpre, s'était amassé dans le palais qui avait ouvert ses portes. Les jardins, les couloirs, la salle de réception où Giselle avait dansé quelques jours auparavant ; chaque centimètre tout était couvert de fleurs et par une marée humaine.
La Papesse Hidelgarde s'était déplacée du Saint-Siège pour bénir la sépulture de l'Impératrice défunte. Les sujets de Dalstein, en voyant le visage d'Auguste baigné de larmes, n'avaient pas caché leur peine. Giselle avait également été sous le choc. Silencieuse, dans un état de sidération, elle avait assisté aux prières et à la procession sans prononcer un mot. Pas encore mariée à Dusan, elle n'avait pas eu besoin de se mettre au premier rang avec la famille impériale. Elle s'était contentée d'observer de loin les hommages présentés par Auguste et Joren, le fils héritier.
Personne n'imaginait que la disparition de Carolina puisse être subite. C'était une femme douce, calme et mesurée. Elle était un soutien sans faille pour son époux et remplissait ses devoirs avec confiance et réussite.
Pas une seule fois, Giselle n'avait posé les yeux sur Léonie. Pas une seule fois, elle n'avait glissé un regard vers Dusan. Elle était arrivée dans sa berline et était rentrée aussi rapidement que possible, le dos raide et le regard fixe.
Mais une fois Carolina sous terre, ayant rejoint Ronia et le sein de la Mère, il sembla à Giselle que ses forces l'avaient abandonnée.
Elle restait donc enfermée dans sa suite, n'acceptait aucune visite et n'ouvrait la porte à personne. Elle réfléchissait, le ventre tordu par la trahison et l'angoisse.
Son esprit revenait sans cesse sur les mêmes pensées, calculant chaque détail d'un regard nouveau. Depuis quand ? À quels moments ? Une foule de détails, de gestes et de paroles prenaient un sens nouveau.
Elle restait assise sur son lit ou sur ses fauteuils pendant des heures, les yeux perdus aux loin dans des souvenirs qui lui semblaient à présent appartenir à des rêves.
Quelle imbécile ! Quelle naïve ! Léonie, la garce ! Et lui, ce... cet...
En voyant le visage de Dusan s'imposer à elle, de nouveaux spasmes lui prirent les entrailles.
— Hors de question que je l'épouse, grimaça Giselle en se redressant.
Son regard rencontra le reflet de son visage, dans le grand miroir posé sur son cabinet de toilette.
En voyant son visage bouffi, sa peau mouchetée de cicatrices et son corps maigrelet, ses entrailles se mirent à trembler. Elle revit les mots de Dusan, couchés sur le papier. Toutes ces lettres qu'il avait rédigé d'une seul traite, animé par des sentiments qu'elle n'avait jamais perçu chez lui. Elle le dégoûtait, elle était affreuse, il se forçait à la toucher.
Tous ses mots, ses « je t'aime », ses regards... Juste des mensonges, de la moquerie, une humiliation... Si j'avais été plus jolie, plus prévenante, il n'aurait jamais regardé ailleurs. Non... Tout est de sa faute. Menée, comment ais-je pu être aussi bête ?
Elle se précipita à nouveau vers la bassine au pied de son lit et recommença à vomir toute la bile qu'il y avait dans son ventre. Gisèle comprit qu'elle vomissait son propre dégoût pour elle-même.
Elle se redressa, à bout de souffle. Sa vue se brouilla.
— Ne tombe pas dans les pommes, pauvre idiote ! marmonna-t-elle entre ses dents.
On frappa à la porte. C'était Constance.
— Votre Grâce, êtes-vous levée ? La suivante de feu Sa Majesté l'Impératrice est ici et souhaite vous voir.
Giselle se redressa d'un coup, du sang afflua dans ses oreilles.
— J'arrive. Faites-la patienter dans mon salon.
La jeune femme se rinça le visage et la bouche rapidement en passant par sa salle d'eau, puis arrangea ses longs cheveux emmêlés dans leurs boucles. Elle enfila une robe de chambre habillée et ses chaussons puis sortit de sa suite pour se rendre dans le reste de ses appartements privés.
Lorsqu'elle entra dans son petit salon de réception, elle put voir que Constance l'observait avec curiosité. Cela faisait plusieurs jours qu'elle n'avait pas été appelée. Giselle lui fit signe de partir et prit place dans les canapés.
Liselotte, la fidèle suivante de Carolina, se tenait devant elle.
Le visage creusé par le chagrin et les yeux rougis, elle sourit pourtant en voyant la jeune femme.
— Vous aussi vous semblez au plus mal..., murmura la bonne en s'essuyant les yeux.
— Ma chère Liselotte, je n'ignore point l'affection particulière qui vous unissait à Sa Majesté. Je sais que, parmi tous les sujets de l'Empire, vous êtes celle qui lui était la plus proche.
La servante hocha la tête, il sembla à Giselle qu'elle venait de vieillir de dix années en quelques jours, tant son visage était froissé de chagrin.
— Son départ... est si subi ! sanglota Liselotte, elle était malade oui, mais nous ne pensions pas... Les médecins... Ils l'ont ausculté pendant des semaines ! Ils n'ont rien vu ! Quelle honte ! Quand on pense que nous possédons les meilleurs hôpitaux du globe !
Giselle hocha la tête.
— Elle qui était si souriante, si patiente avec chacun... Oh, elle vous aimait tant Mademoiselle ! Elle ne cessait de dire du bien de vous ! Ce mariage était une telle joie pour elle !
— Elle me manquera également chaque jour que la Mère fera, répondit Giselle avec une émotion soudaine.
Constance entra de nouveau dans la pièce et posa entre les deux femmes des tasses de thé fumantes. La bonne s'écarta et resta en arrière.
— Qu'allez-vous devenir, Liselotte ? demanda Giselle avec sollicitude, si rester au Palais Impérial vous est trop difficile, ma porte vous est ouverte.
— Merci mademoiselle... Je vais retourner chez ma soeur, dans l'est. C'est là que je suis née. C'est ce que Carolina aurait voulu, que je prenne ma retraite. Nous nous sommes rencontrées à quatorze ans et j'ai toujours été à son service. Je ne m'imagine pas être là pour une autre personne.
Giselle hocha la tête.
— Je ne suis pas seulement venue vous donner mes adieux, mademoiselle. Avant de rejoindre le sein de la Mère, Sa Majesté m'a demandé de vous remettre ceci.
De son sac à main, Liselotte extirpa une jolie boite jaune, elle l'ouvrit et la présenta à Giselle.
— C'est le mouchoir que vous lui avez brodé. Il est resté avec elle jusqu'au bout, Mademoiselle. Elle ne l'a jamais quitté depuis le jour où vous lui avez donné.
Des larmes de gratitude montèrent aux yeux de la jeune fille, mais elles séchèrent très vite lorsque des pensées brusques s'imposèrent à elle :
Que dirait Carolina, si elle apprenait que son cher fils me trompait depuis toujours avec ma demi-soeur ? me soutiendrait-elle ? Ou bien passerait-elle cela sous silence, en sachant que je suis un bon parti à conserver ? A-t-elle agi avec moi par intérêt ?
Mais Giselle se reprit, se rappelant que l'Impératrice était la bonté même.
Sur le Père, je deviens mesquine ! pensa-t-elle.
La jeune fille esquissa finalement un sourire en tendant la main vers la jolie boite. Elle regarda la dentelle et les points de broderie avec une affection et remarqua que quelques gouttes de sang avaient taché le tissu. Elle ferma les yeux, il y avait encore son parfum, une odeur poudrée et de rose romaine.
— Merci, Liselotte, je chérirai ce cadeau jusqu'à la fin de mes jours. Merci également d'être venue jusqu'ici pour me l'apporter... Que les saints parents vous protègent.
La servante hocha la tête avec satisfaction et se leva du canapé, les yeux toujours aussi rouges.
Une fois seule, Giselle observa pendant de longues minutes le mouchoir taché de sang. Elle se pencha et attrapa la tasse de thé pour soulager sa gorge sèche.
En déglutissant, elle se surprit murmurer :
— Je dois parler à papa.
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