Chapitre 15

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La jeune femme resta plusieurs heures assise dehors, les fesses posées sur sa valise renversée.

Elle attendait, refusant de croire que son père l’avait laissée seule et dépossédée de tout.

Mais son cerveau lui cinglait l’esprit : tu as perdu, tu es condamnée. Ils ont gagné. Ils.. Ils... Qui sont ces gens, derrière tout ça ?

Son ventre se tordit encore, était-elle vraiment stérile ? Non, impossible… J’ai vu moi-même les résultats, j’ai discuté avec notre médecin de famille… Et si c’était mon père, l'instigateur de tout ? Est-ce qu’il aurait payé les médecins depuis le début, pour dire que je peux avoir des enfants et que je puisse me marier à Dusan ? Léonie maintenant dans son lit, je peux être remplacée ! Non, ce serait ridicule… Par les Dieux, mais que s’est-il passé ? Pourquoi ?

Giselle gardait la tête basse, perdue dans mille pensées. Elle ne vit pas les heures passer, espérant qu’un domestique vienne à tout moment lui ouvrir la grille.

— Votre père vous demande ! dirait-il dans un pas précipité, les joues rouges d’avoir couru.

Mais personne ne vint. Elle continua d’attendre, le cœur battant.

J’aurais dû partir pour l’Arbise dès le début…, pensa-t-elle en serrant les dents. J'aurais dû me douter qu'ils iraient jusqu'au bout...

Deux hommes avancèrent sur la route avec un chien. La jeune femme reconnut l’un des nouveaux chasseurs assignés au domaine. Ils passèrent devant elle sans un regard, se dirigeant peut-être vers l’entrée des domestiques. Giselle fut un instant tentée de les suivre, mais n’osa pas. Devait-elle s’infiltrer au château et implorer son père ? Mais la jeune fille serra les dents. S’il la mettait dehors à nouveau, devant Iphigénie, l’humiliation serait totale.

Le vent d’hiver pénétra dans ses longs cheveux, ce qui la fit tressaillir.

Il m’a mise dehors, et je devrais le supplier de me récupérer ? pensa-t-elle furieusement. J’ai toujours de l’argent sur moi, assez pour aller jusqu’en Arbise toute seule. J’ai aussi mes papiers et quelques bijoux. Je devrais pouvoir quitter Dalstein sans encombre… Personne ne me retiendra, je suis exilée.

Quitter Dalstein. Une vive émotion lui saisit le cœur, jamais elle n’aurait imaginé devoir quitter son pays. Il y a quelques semaines, elle s'écharpait le coeur à savoir ce qui était le plus important pour elle, son honneur bafoué par Dusan, ou bien ses devoirs liés à son rang... À présent, elle avait tout perdu. Elle songea à ses aspirations, à ses années passés penchée sur son bureau, obéissante devant ses précepteurs, recopiant des livres entiers de leçons. Que lui avait apporté tout ce temps d'enseignements et cette patiente docilité ?

Rien du tout. Elle ferma les yeux, les dents serrées, les poings fermés. Que lui restait-il aujourd'hui ?

Rien non plus, du moins, pour le moment. Elle avala sa salive avec difficulté et se rendit compte qu'elle tenait contre sa poitrine le mouchoir laissé par Carolina. Giselle respira son parfum et des larmes lui brouillèrent la vue. Elle se fit violence pour ne pas éclater en sanglots. Oui, les jours heureux n’étaient plus et oui, jamais elle n’avait imaginé se retrouver là, au bord de la chaussée, abandonnée. Elle, la perle de l’Empire de Dalstein, future princesse de sa patrie ! Elle observa les lignes brodées quelques instants, son ouvrage était magnifiquement réussi. Les tâches de sang noircies lui rappelèrent le sourire de l'Impératrice.

Il me reste tout de même quelques talents... Je n'ai certes plus de nom ni de pays mais je ne peux demeurer au bord du fossé plus longtemps.

Elle se ressaisit et s’aperçut du froid qu’elle avait dans les doigts. Elle regarda sa valise et déterminée, l’attrapa pour prendre la route.

— Dieux, qu’elle est lourde ! s’écria-t-elle en arrivant à la faire décoller du sol.

Le cœur cognant dans sa poitrine, elle marcha droit devant, essayant d’ignorer que chaque pas qu’elle faisait l’éloignait pour toujours de la terre de ses ancêtres. Au bout de quelques centaines de mètres, elle réalisa que ses chaussures n’étaient pas faites pour la marche, et encore moins pour porter un poids mort à bout de bras.

Elle avait déjà plusieurs pauses et réfléchit à voix haute pour se donner du courage :

— Si je prends la route d’Engoval, je pourrais arriver au port d’ici la fin de la semaine et embarquer pour l'Arbise. Il faut que je prenne un billet à Thanberg. Il y a beaucoup d’hôtels là-bas, si je n’arrive pas trop tard, j’aurais le temps de prendre une chambre pour la nuit.

Elle réalisa cependant quelque chose et s’écria tout haut :

— Le pont ! Il est détruit, je ne peux pas passer par là ! Il faut que je fasse un détour, par Kertyon !

Giselle soupira, pour rejoindre son trajet, elle devait passer par Brömder, un village proche, mais peu peuplé, sans doute n’y avait-il même pas de lieu où elle pouvait payer un lit.

— Vite, le soir va tomber rapidement, se dit-elle avec angoisse.

Elle fit demi-tour et ignora ses pieds douloureux ainsi que sa valise insupportablement lourde.

Elle marcha lentement, ne croisant personne sur sa route. Elle n’avait pas l’habitude d'excercer son corps et malgré le froid, elle transpirait à grosses gouttes. Survolant les champs aux repos, seuls quelques corbeaux furent témoins de son passage. Dans l'horizon se dessinait les montagnes aux sommets enneigés de Hautebröm, étincelantes dans la lumière rasante de la fin de l'hiver.

Giselle savait parfaitement à quelle distance se trouvait Brömder et avait évalué qu’elle y arriverait certainement à la nuit tombée. La route bien entretenue laissa place à un sentier de terre, en lisière de forêt. Elle fit encore plusieurs arrêts et essaya de ne pas prêter attention à son ventre qui commençait à gronder de faim. Elle s'arreta un instant, agacée après son bagage qui la ralentissait monstrueusement.

La jeune femme eut soudain l’idée de l’ouvrir et de prendre les liasses de billets et des chèques qu’elle avait glissés dedans. Toutes ses économies personnelles étaient étalées là, froides et inertes. Malgré son titre, jamais auparavant elle n’avait perçu l’argent comme indispensable à sa survie. Une réputation honorable et un devoir accompli étaient à ses yeux plus importants que la fortune. À présent elle n’avait ni l’un ni l’autre. Après avoir calculé le montant et évalué ses dépenses pour arriver jusqu'en Arbise, elle glissa les piles de papier dans son corsage.

Elle ferma sa valise et d’un pas rageur, continua sa route.
Le chemin de terre bifurquait dans les bois de sapins et de ronces. Les oiseaux partis vers le Sud, les arbres étaient vides de leurs occupants. Giselle ne s’en formalisa pas, elle n’avait pas peur des forêts de Hautebröm et connaissait les passages proches du domaine comme sa poche.

— Allez, s’encouragea-t-elle, plus que quatre heures de marche et je suis arrivée ! En espérant que quelqu’un à Brömder veuille bien me louer une chambre.

Elle grimaça, que pensaient les sujets du Duché de toute cette histoire ? La croyaient-ils capable d’une telle machination ?

La jeune femme continua d’avancer, évitant du mieux qu’elle pouvait, les flaques d’eau qui parsemait le chemin humide. Sous la frondaison des arbres, elle eut plus froid. Le maigre soleil avait du mal à passer au travers des branches ; elle accéléra le pas, la nuit tombait rapidement dans ces hauteurs. Ses chaussures brodées en soie étaient tachées depuis longtemps, mais pas encore mouillées. Ses orteils ne tardèrent pas à être trempés.

Elle fit une nouvelle pause, hésitant à retirer ses chaussures définitivement. Elle tenta de continuer pieds nus, mais les cailloux lui transpercèrent les talons. Perdue entre ses pieds abîmés et la terre pleine de pierres, la jeune femme se rassit de nouveau, le souffle court.

Un bruit de branches brisées et de feuilles froissées la fit sursauter. Non loin, elle vit un homme vêtu de haillons qui l’observait fixement. Éberluée, Giselle se redressa, ne voulant pas croire qu’un inconnu puisse s’en prendre à elle.

Qu’est-ce qu’il veut ?

Elle ouvrit la bouche pour le saluer et chercha des yeux où elle pouvait fuir. Trop tard. L’homme courut vers elle et Giselle comprit à son allure que ce n’était pas pour lui faire la conversation. Elle se raidit en levant les bras.

En quelques secondes, elle se retrouva bousculée par terre, les jupes éparpillées autour d’elle. Un cri traversa ses lèvres et elle serra son corps de ses bras, tout en ruant des jambes. Quand elle ouvrit les yeux, l’homme avait disparu, sa valise aussi.

La jeune femme se releva, choquée et couverte de boue.

Un voleur, c’était juste un voleur ! pensa-t-elle en reprenant son souffle.

Elle s’essuya le visage avant de réaliser que ses mains étaient pleines de terre. Elle grimaça.

— Par la mère, il n’y a que des vêtements et des livres dedans !

Elle soupira, mal à l’aise.

C’est sans doute la Mère elle-même qui m’a offert l’idée de ranger mon argent dans mon corsage ! Ou bien alors il m’a vu de loin et a cru que je glissais les papiers dans le sac.

Délestée de son encombrante valise, Giselle continua sa marche d’un pas tremblant.

Elle avança bien plus vite, mais le choc de l’attaque du vagabond en guenille lui donna des frissons qu’elle ne parvint pas à calmer. Effrayée de le voir revenir, étourdie par mille pensées funestes, elle quitta la route. C’était sans doute une idée stupide. L’homme connaissait probablement la forêt mieux qu’elle mais son instinct la poussa à se cacher. La nuit s'avançait et le froid devenait terrible.

Sa longue robe brodée pendant lamentablement autour d’elle, s’accrochait aux buissons écharpés ; de la vapeur s’échappait de sa bouche. Raisonnable, elle longea juste la route principale et constata que l’herbe et les feuilles mortes n’étaient pas gorgées d’eau. Les arbres étaient secoués par le vent, au loin, elle l’entendait venir. C’était comme un murmure sourd, qui parcourait les ramures frissonnantes. Les sapins semblaient lui parler alors qu’il se glissait entre leurs aiguilles. Dès que Giselle écoutait son arrivée, elle se raidissait. La bourrasque, venue des montagnes, était glaciale.

À mesure que le soleil déclinait, le temps devint difficile. Une brume s’éleva dans l’air. Elle continua. Brömder était au bout de la route, il suffisait d’aller tout droit ; elle ne pouvait pas s'égarer. Elle devait se contenter d’avancer discrètement, en longeant le chemin de terre.

Le bruit de la pluie tombant sur les feuilles mortes chuchota dans l'air... Giselle serra les dents, tentant d’accélérer le pas. Le bas de sa robe la ralentissait, se perdant dans les ronces. La lumière s'en fut rapidement et l’écho de l’averse remplaça l’éclat du jour. Au moment où elle hésitait à retourner sur la route, elle entendit des voix au loin.

Elle s’arrêta, le cœur à nouveau battant, essayant de percevoir quelque chose. C’était bien des voix. La jeune femme regarda autour d’elle, méfiante. Elles semblaient loin, hors de vue. Elle décida de se cacher pour observer. La forêt était en pente, il y avait des talus, des roches et des arbres vermoulus, mais aussi des buissons épineux au feuillage persistant. La peur lui donna des ailes, elle s’enfonça dans les bois et grimpa derrière une butte, se roulant par terre. En faisant le moins de bruit possible, sans doute couverte par le son de la pluie, elle ramena des feuilles sur elle et attendit.

Ils étaient deux, et malgré le jour qui se mourrait, Giselle reconnut le nouveau régisseur, rencontré plus tôt. Les deux hommes, enveloppés de manteaux et de pelisses cirées, avançaient le long de la route, en regardant les alentours.

— Tu penses qu’on devrait l’appeler ?

— Je ne sais pas, peut-être. L’autre est parti avec son chien à l'opposé, en suivant une piste. On avait ces traces de pas, mais ça fait un moment qu’on ne les a pas vus. C’est probable qu’elle vienne si on cri... tout indique qu'elle est partie seule.

— Et on devra faire quoi, si on lui tombe dessus ?

— Je ne sais pas trop, on nous a dit quoi ramener pour prouver qu’on l’a bien trouvée. Son mouchoir préféré, quelque chose dans ce goût là...

— Mademoiselle Giselle ! cria le premier homme en mettant ses mains en porte-voix.

L’autre l’imita :

— Mademoiselle, votre père vous demande !

— Peut-être qu’elle a croisé des villageois de Brömder, depuis le temps, on aurait dû tomber sur elle. Ils doivent la loger.

Allongée sur le sol, les oreilles de Giselle étaient battues par le sang. Grâce à l’eau qui infiltrait à présent le devant de sa robe et qui lui gelait les os, elle savait qu’elle ne rêvait pas.

Ils continuèrent à l’appeler, alternant cris et silences. Ils se secouaient parfois, pour chasser la pluie qui tombait dans leurs yeux.

— Bon, fit le régisseur, je rebrousse chemin jusqu’aux traces qu’on a vues, j’ai dû rater quelque chose. Toi continue tout droit, va à Brömder et questionne les gens s’ils l’ont croisée.

L’autre hocha la tête et les deux hommes se séparèrent dans des directions opposées.

Giselle attendit, elle compta vingt minutes. Puis, les bras tremblants, elle se redressa et partit en courant discrètement vers le fond de la forêt.

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