Chapitre 28
Un étage plus bas, Léonie, une coupe de champagne à la main, un masque de renarde sur les yeux, jetait les dés sur le tapis vert en poussant un cri d’encouragement.
— Lykion en dernier croissant, Mademoiselle, déclara le croupier en faisant fi des clameurs de déception qui éclatait autour de lui.
Le cœur de Léonie rata un battement. Elle venait en un instant de perdre tous les gains de sa soirée. Elle se mit à rire, pour cacher son désarroi :
— La chance est une infidèle !
— Une autre partie, ma chère ? demanda Damjan qui surgit à ses côtés, les joues rouges et légèrement décoiffé.
— J’ai perdu tout ce qu’il me restait…, chuchota Léonie d’une voix un peu tremblante.
— Mais qu’en est-il des deux sommes que vous avez gagnées ces derniers jours ?
— J’en ai fait encore don à mon ancien couvent.
Damjan lui tapota sur la tête avec bienveillance.
— Vous ai-je dit que vous êtes particulièrement en beauté, ce soir ? Cette robe rouge vous va bien mieux que ces tenues rose bonbon et à franges offertes par mon frère !
Léonie gloussa de ravissement, elle passait une excellente soirée. Enterrée à Hautebröm pour cette affaire de pont qui s’était éternisée, elle avait rejoint Damjan sur son invitation. Depuis une semaine, elle s’amusait comme une folle à ses côtés. Emportée par les sorties et l’enchaînement des fêtes, grisée par l’intérêt qu’on lui portait, la jeune femme perdait en compagnie du second prince, tout le sens des réalités.
— Oh, mais attendez ! dit-elle en se rappelant de quelque chose. J’ai la somme qu’il convient !
— Je vous retrouve bien là, petite cachottière !
Léonie réclama à Constance d’aller lui chercher un chèque, rangé dans sa chambre.
— Vous êtes sure, mademoiselle ? demanda Constance avec des yeux ronds.
La jeune femme répondit en buvant une gorgée de vin pétillant :
— Oui ! rejoins-moi ici. Tout est réglé à Comblaine, les travaux vont commencer, c’est ce qu’il reste du budget… Tu ne connais pas ce genre de choses.
Léonie jeta un regard mystérieux au Prince Damjan.
— Comment se fait-il que vous ne soyez pas marié ? glissa-t-elle au creux de l’oreille de son ami.
Il se mit à rire :
— Ma pauvre femme serait malheureuse, le mariage n’est pas une affaire de cœur dans notre famille. Vous êtes bien placée pour le savoir…
— Mais vous êtes une personne si charmante ! Je vous adore, et si moi j’arrive à vous adorer, une autre devrait en être capable aussi. Mais j’y pense, cette femme blonde aux yeux noirs, portant toujours sur elle de la dentelle… Vous l’invitez souvent. Est-ce votre maîtresse ?
Léonie pointa la jolie femme du doigt, occupée à jouer une partie de carte, Damjan rit doucement :
— Non, elle est bien trop dangereuse pour moi… C’est plutôt une personne à la mesure de Joren. Tout aussi vénéneuse et à double visage, hélas !
Ils s’assirent dans un canapé, à l’abri des regards indiscrets. Les aristocrates de province qui les suivaient depuis plusieurs jours comprirent qu’ils souhaitaient parler en toute intimité.
Léonie se risqua, elle chuchota à voix très basse, essayant d’articuler au mieux sous l’influence du champagne :
— Pensez-vous également que votre frère soit un traître et un hérétique ? On raconte de si horribles rumeurs à son sujet… Vous avez vraiment envie de prendre sa place ? je veux dire, vous allez devoir épouser Oriana, non ?
Le regard de Damjan s’en alla subitement au loin. Ses songes se perdirent dans le brouillard cotonneux de l’alcool.
— Quelles que soient les causes et la finalité, tout ceci n’est que de la politique… Qu’est-ce que mon frère a fait d’hérétique ? Dalstein est une nation forte, riche, nous sommes puissants. Est-ce un meurtrier ? Oui, il a déjà assassiné des gens, hop, d’un revers de bras ! Nous avons des raisons de croire qu’il a tué ma mère, mais il saura se défendre.
Il eut un rire légèrement hystérique, ce qui secoua ses longs cheveux sombres.
— Je fais partie de l’une des familles les plus puissantes du monde, mais il n’y a pas de place pour moi ici… Notre pays donne aux femmes une position importante, l’Impératrice est à nos yeux la représentation de la Mère sur Terre. Mais que se passerait-il s’il n’y avait pas d’Impératrice du tout ?
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire…
— Voyons, jolie Léonie, vous avez vécu dans un couvent… Vous connaissez la religion.
— Je ne suis pas vraiment bigote.
Ils se mirent à rire.
— Je ne pense pas que Joren soit un hérétique… C’est un… traître, cela j’en suis sûre. Il manipule les cœurs et tout le monde n’a d’yeux que pour lui donc… s’il le faut, j’accomplirai ce que je dois faire. Ce sera sans grande conviction et je serai un mauvais souverain.
— Vous épouserez Oriana alors…, murmura Léonie sans que Damjan puisse l’entendre.
Elle reprit :
— Je vous souhaite d’être heureux. N’êtes-vous pas triste d'être tous fâchés ? Ou de savoir qu’il a tué Ca…
— Triste ? coupa l’homme en glissant son bras derrière le dossier du canapé. Et bien non, nous ne sommes pas frères dans nos cœurs, Dusan et Joren ont un écart d’âge trop important, ils ne se sont vus que très rarement. La vie est déjà bien douloureuse ainsi, pour que je m’attarde sur le conflit entre mes deux frères. Et moi… j'ai été suffisamment floué par lui… Que pensez-vous des Saints Parents ? demanda-t-il subitement.
— Du Père et de la Mère ? dit Léonie avec surprise, sans comprendre.
— Pourquoi les appelle-t-on comme ça, qu’est ce qui nous dit que c’est bien un Père qui est au-dessus de nos têtes et une Mère sous nos pieds ? Répondez-moi, c’est important. Vous êtes follement accrochée à Dusan et ce dernier veut vous garder à ses côtés jusqu’au bout, j’ai besoin de connaître votre avis.
— Et bien, il serait difficile de faire autrement. La nature est ainsi faite.
Damjan caressa l’épaule de Léonie du bout des doigts, la jeune femme se sentit troublée. Le Prince lui désigna ensuite un homme qui jouait aux cartes.
— Vous le voyez cet homme, là bas ? Ils préfèrent les hommes aux femmes, que pensez-vous de cela ?
Léonie se mit à glousser.
— Je dirai qu’il ne sait pas ce qu’il rate, les femmes sont les plus belles créations de la Mère, susurra Léonie en papillonnant des yeux. S’il s’est tourné vers les hommes, c’est uniquement par dépit, il n’a tout simplement pas rencontré la dame qui lui convient…
Damjan esquissa un sourire.
Quelle sale petite prétentieuse...
— Et j’ajouterai que les hommes qui ne désirent pas les femmes font blasphème à la Mère. Oh, Constance, te voilà enfin !
La bonne vint à sa maîtresse, tenant à la main une bourse contenant une grande quantité de jetons.
— J’ai échangé toute la somme du chèque…, murmura-t-elle. Mais êtes-vous sure de tout dépenser ? Le pont de Thanberg… Il n’est pas encore terminé…
— C’est parfait, retournons nous amuser, mon cher, claironna Léonie en l’ignorant, je suis certaine qu’une victoire chassera vos idées noires.
Mais quelques minutes plus tard, le sourire de Léonie s’effaça de ses lèvres. En quelques instants, elle venait à nouveau de tout perdre sur le tapis de jeu. Ce nouveau revers sembla réjouir le cœur du Prince :
— N’ayez crainte, fit Damjan en lui baisant la main, divertissez-vous, je vous prêterai l’argent. Tout ce qu’il vous faudra.
— Vous êtes mon ange gardien ! dit Léonie en lui sautant au cou.
Le regard triste de Damjan se posa sur un homme à la peau alezane et soudainement, ses yeux se remplirent de colère.
Giselle resta plusieurs heures en compagnie des contrebandiers. Ces derniers finirent de lui montrer les sacs d’énerites et vidèrent encore l’un d’entre eux sur la table. Les pierres, petites et toujours de mauvaise qualité, s’échappèrent en miroitant de mille couleurs violines. Malgré la facture bas de gamme des gemmes, il y a avait ici de quoi faire tourner plusieurs berlines semblables à celle qu’on lui avait prêtée, lorsqu’elle était fiancée à Dusan.
Mais que va faire le Professeur Wilburt de toutes ces pierres ? se demanda-t-elle.
Les hommes regardèrent minutieusement les chèques et furent persuadés d’avoir en main de véritables documents. L’affaire fut conclue et Giselle resta seule avec son matelot.
Et bien, ce n’était pas plus difficile que de négocier avec les membres du comité de la Chambre de Commerce…, songea-t-elle avec satisfaction, imaginant d’avance les mines impressionnés de Danil et Joren.
— J’ai besoin d’aller aux toilettes, dit la jeune femme qui se retenait depuis des heures.
Le marin hocha la tête et l’amena dans le couloir.
Dans cette partie du casino, tout était désert. La soirée battait son plein dans l'entresol et les joueurs préféraient ne pas s’éloigner des tables de jeux. Les pièces de cet étage étaient sans aucun doute réservées aux entrevues privées. Giselle marcha à petits pas vers un cabinet de toilette, pressée de retirer tout ce maquillage collant et ces frusques malodorantes.
En terminant son affaire, elle se lava brièvement les mains. Derrière elle, la porte claqua. En relevant les yeux face au miroir, le regard de Damjan croisa le sien.
Le cœur de Giselle cessa de battre quelques instants.
Par les Dieux, mais qu’est ce qu’il fait ici ?
Ses doigts se mirent à trembler, elle rentra sa tête dans les épaules. Elle était en pleine lumière. La jeune femme sentit l’attention de Damjan posé sur elle.
— Giselle, je n’arrive pas à croire que je vous trouve là, dit-il en s’avançant. Enfin, je ne suis pas surpris, vous devez sans doute accompagner ce cher Danil Brasidas… On voit vers qui votre fidélité s’est tournée…
Il s’approcha en titubant, ayant du mal à tenir la tête droite. Une forte odeur d’alcool se fit sentir dans son souffle :
— Vous êtes complètement ivre, constata Giselle avec soulagement, envisageant du regard la porte de sortie.
Le second Prince eut subitement un haut-le-cœur et commença à articuler :
— J’ai une question importante à vous poser, avant de partir. Je me fiche bien… je me fiche bien de vous savoir là, mais répondez à moi… Que pensez-vous des Saints Parents ?
Giselle vit que Damjan transpirait abondamment et qu’il tenait à peine sur ses jambes. Elle envisagea le matelot qui l’attendait dans le couloir.
Si je l’appelle, est-ce qu’il pourra l’assommer ? Avec la taille de ses mains, un petit revers de bras et…
— Et vous, que faites-vous ici ivre mort ? demanda-t-elle en se glissant vers la sortie. Où sont vos amis ? vous ne devriez pas rester seul dans cet état.
— En bas, évidement, avec cette charmante Léonie !
En entendant ce nom, les yeux de Giselle se mirent à luire et son cœur cogna violemment dans sa poitrine.
— Promis, je ne lui dirais pas que vous êtes là ! Non, mais vous avez vu comment vous êtes habillée ?
Damjan tituba, constatant qu’il ne pouvait même plus se tenir debout, la jeune femme s’approcha du prince et le guida vers une chaise. Il s’agrippa cependant à elle dans une poigne qu’elle eut du mal à défaire.
— Répondez-moi, que pensez-vous des Saints Parents ?
— Vous voulez que je vous écoute maintenant ? dit-elle avec colère. Et vous en pensez quoi, vous ?
Damjan eut un hoquet et se mit à vomir, Giselle se recula, dégoutée. Il relâcha son étreinte :
— Je présume qu’ils sont hypocrites et faux, répliqua-t-il en crachotant.
— Ce sont des allégories, rien de plus. Des images, Damjan. Vous pouvez être croyant et interpréter leur rôle comme vous le voulez. Nul parent n’est parfait et nous sommes leurs enfants.
— Vous ne m’appelez pas Votre Altesse… Vos bonnes manières.... se sont perdues on dirait.
Giselle commença à partir, le Prince l’attrapa de nouveau par le bras :
— Je viens de faire une erreur Giselle, dit-il subitement sur un ton de regret. J’ai compris maintenant, vous avez raison… Mais trop tard. Tout est de ma faute… Je vous déteste, vous le savez ?
La jeune femme se redressa :
— Oui, je l’ai toujours su. Vous passez trop de temps à vous morfondre.
— Vous faites… tellement d’efforts… mais ça ne sert à rien…
— Écoutez-moi bien, Damjan, fit Giselle avec rage, vous n’êtes qu’un enfant gâté et vous allez me laisser partir, sinon, je dis au gaillard à l’entrée de vous donner une claque qui vous fera renoncer à l’envie de me garder ici.
Le prince se redressa, médusé. La jeune femme se dégagea de son emprise, Damjan, malgré la faible impulsion, tomba à la renverse et se remit à vomir.
Giselle s’échappa et courut dans le couloir. Le matelot était en compagnie de Danil.
— Vous… Vous êtes ici… Je viens de croiser Damjan dans les toilettes, il m’a reconnue…
L’arbisien était blanc comme un linge :
— C’est de ma faute, j'ai débarqué car j’étais trop inquiet. Nous devons fuir, les hommes de Rowena nous ont repérés. Toi, dit-il au marin, retrouve-nous près du phare. Ils en ont après nous, pas après la cargaison. Prends les sacs et vas-y.
Le sang de Giselle cingla ses oreilles, le matelot déguerpit. Danil empoigna la jeune femme par le bras et courut vers les portes de service.
Au bruit de pas derrière eux, il était clairement suivis.
— Les gardes du casino ne vont pas les laisser dégainer leurs armes ici, profitons-en.
Ils sortirent en trombe dans la cour de derrière, déjà, les assassins les attendaient. Le personnel parti en criant, appelant les vigiles.
Des hommes en uniforme rouge, rompu aux bagarres de fins de soirées, surgirent de la maison de jeu et commencèrent à attaquer leurs poursuivants.
Le grand arbisien cacha Giselle derrière lui et débusqua de sous son manteau un long fusil. Des coups de feu claquèrent dans l’air, ce qui affola les montures attachées là.
Giselle profita de la confusion pour libérer un gros cheval de trait qui se tenait sous un porche. D’horribles frissons la parcoururent lorsqu’elle entendit des cris de douleurs et de métal.
— Montez ! hurla Danil en lui faisant signe de se mettre en selle. Les hommes de main du casino essaient de les expulser, cela nous fait gagner du temps !
Elle avisa un tonneau et grimpa maladroitement dessus. Le cheval, sans doute plus habitué à tirer des charrettes, fut rétif en la sentant sur son dos. L’arbisien repoussa ses deux assaillants à coup de poing.
Elle guida la monture et Danil la rejoint en courant.
L’homme sauta à cheval et les deux s’en furent dans les rues de la jolie ville touristique.
Quelques secondes plus tard, ils entendirent un hurlement derrière eux.
— Et s’ils ont des pistolets ?
— Si ma tête explose, vous le saurez vite.
Subissant les foulées du cheval, la perruque de Giselle chuta au sol.
— Vous êtes blessé ! remarqua-t-elle en voyant sa chemise imbibée de sang.
— Les hommes de Rowena sont doués pour agir dans l’ombre.
Ils partirent dans des chemins obscurs et quittèrent la ville, se dirigeant vers les champs. L’énorme animal n’eut aucune difficulté à se mouvoir au travers des épis de blé.
— Écoutez-moi bien, nous allons longer la côte et arriver vers les marécages. Là-bas, il y a un phare, le bateau nous y attendra. Joren sera à bord.
— On ne se sépare pas, dit Giselle d’un ton dur. Ce serait idiot. Ils sont toujours derrière nous ?
— Oui, ils sont probablement le long de la route.
Ils continuèrent à travers champs de longues minutes. Puis Danil et Giselle mirent pied à terre. Il firent avancer le cheval de trait plus en avant. L’animal, effrayé, maintint sa trajectoire au hasard.
Les muscles endoloris par cette course imprévue, Giselle sentie ses jambes trembler.
— Faites-moi voir votre bras.
— Ce n’est rien, c’est juste dans la chair.
Il releva sa manche, l’estafilade était propre.
— Il faut quand même vous recoudre.
Ils firent tous les deux silence, guettant le martèlement de chevaux sur le sol. Au milieu d’un grand champ, perdu dans le noir, ils ne risquaient pas d’être facilement repérés.
— Où pensez-vous qu’ils vont chercher ? demanda-t-elle
— Plus loin, je ne crois pas qu’ils ont imaginé qu’on a mis pied à terre aussi vite. C’est trop dangereux. Mais je connais mieux l’endroit qu’eux, ce n’est pas la première fois que je viens dans cette ville.
— Vous avez un briquet ?
— Dans ma poche, j’ai une lampe. Tenez, il y a une petite trousse de soins ici.
L’arbisien sortit d’un revers de sa botte, un modeste paquet en cuir. Giselle extirpa de la veste de l’arbisien une très jolie lampe de poche gravée.
— Secouez-la.
Giselle s’exécuta et une lumière violine surgit de la minuscule ampoule.
— C’est un bien bel objet, commenta-t-elle en considérant la loupiote avec curiosité. C'est fait avec de l'énerite, je suppose...
Sous la lueur blafarde, cherchant à se faire une place parmi les tiges de blé, elle sortit de quoi soigner Danil.
— Là, levez le bras, il faut arrêter l’hémorragie. Non, plus haut, je vais serrer au-dessus du coude.
— Je peux m’en occuper tout seul…, dit l’étranger, peu rassuré.
— J’ai été bénévole dans un hôpital.
Elle sortit le fil et l’aiguille de la petite sacoche et après avoir désinfecté la plaie, envisagea de faire des points de suture. Danil se recula :
— Vous savez ce que vous faites ? On n’y voit rien du tout !
— Ah, calmez-vous ! Je suis la personne la plus douée en point de croix que vous rencontrerez. Vous avez bien regardé le mouchoir que j’ai brodé pour l’Impératrice ? C’est une merveille ! La coupure est nette, ce sera facile. J’ai peur de vous faire mal alors cessez de geindre. Gardez juste la flamme proche de moi.
Les mains de Giselle tremblèrent un peu quand l’aiguille transperça la peau, mais l’arbisien, qui en avait vu d’autres, ne broncha pas. La jeune femme traça quatre petits points de suture et regarda le résultat avec fierté.
— Je suis certaine que c’est parfait, dit-elle en nouant un pansement par-dessus.
Danil, fatigué tout de même, se remit sur ses jambes en vacillant.
— Je suis désolée, Damjan a compris que j’étais avec vous.
— Ce n’est rien, croyez-moi… Il était si saoul qu’il y a des chances qu’il ne se souvienne de rien. Et même s’il s’en rappelle, nous serons déjà loin et il aura du mal à découvrir le motif de notre venue. Allons vers la côte, c’est à découvert jusqu’au marécage donc soyons prudents.
— J’ai un service à vous demander…, dit subitement Giselle d’un ton géné.
Danil marmonna en arbisien et se tourna vers elle :
— Lequel ?
— Je dois pouvoir utiliser les économies que j’ai conservées avec moi depuis mon exil.
— De combien avez-vous besoin ?
Giselle lui énonça la somme.
— Par Kertion, c’est beaucoup ! Qu’est-ce que vous allez faire de tout ça ?
Il réfléchit un instant et annonça :
— Hum, c’est d’accord. N’en disons rien à Joren, il voudra savoir ce que vous comptez subitement en faire…
— Je vais faire payer les gens qui m’ont piégée, répondit la jeune femme le plus naturellement du monde.
— Oui, ne révélez absolument rien à Joren, il vous a promis de vous rendre justice.
— Et dans combien de temps ? Je refuse d’attendre de les voir se dérober et je n’ai aucune garantie que Joren gagnera le pouvoir.
Danil ne rétorqua rien et se contenta de hocher la tête.
Ils marchèrent à proximité de la route pour ne pas se perdre, écoutant au loin si quelqu’un ne les guettait pas.
L’arbisien fut rassuré de découvrir qu’on ne leur tendait pas d’embuscades. Ils virent le phare, scintillant dans la nuit.
À son pied cependant, des torches brillaient.
— Ils y sont déjà, ils ont compris que ce serait certainement notre point de ralliement. Ils partiront à l’aube, quand Joren fera son arrivée.
— Cachons-nous dans le marécage, dit Giselle.
— Là-bas ! cria une voix au loin en les désignant.
L’arbisien et la jeune femme se dirigèrent vers les marais vaseux en courant. Déjà, leurs pieds s’enfonçaient dans le sol mou et spongieux. L’eau imbiba la jupe de Giselle, qui la retira.
— Qu’est-ce que vous faites ? s’exclama Danil en la voyant creuser un trou.
— Je sais ce que je fais ! répliqua la jeune femme en couvrant le tissu de terre trempée.
En quelques secondes, elle cacha son vêtement et put continuer d’avancer plus librement. Leurs poursuivants, portant des torches, eurent du mal à situer les deux silhouettes qu’ils avaient aperçu au loin.
Les moustiques assaillirent leurs bras et leur visage, ils perdirent plus d’une fois l’équilibre. Danil se faufila vers un bosquet de roseaux.
— Non, pas par là ! commanda Giselle en prenant une direction opposée. C’est ici qu’ils vont chercher en premier. Allongez-vous.
L'arbisien s’exécuta. En quelques minutes, la jeune femme empoigna de grandes poignées de vase et badigeonna son corps. Elle prit garde de ne pas couvrir la blessure et s’allongea à son tour à ses côtés, en s’enfonça dans le mélange de sable et de terre malodorante.
Quelques minutes plus tard, leurs poursuivants passèrent près d’eux et se dirigèrent vers les roseaux. Maladroits à cause de la boue collée à leurs chaussures, trempés et enveloppés d’insectes, ils firent un simple tour sur eux même, à la lueur des torches et ne virent rien au loin.
Danil lâcha un soupir de soulagement en les entendant partir, tandis que Giselle restait pétrifiée à ses côtés.
Si la marée monte trop tôt, on risquera de se noyer…, pensa-t-elle en n’osant partager cette idée avec l’arbisien.
L’aube se leva peu à peu, les deux fugitifs, gelés, ne bougeaient toujours pas. Toute la nuit, ils écoutèrent les assassins qui fouillaient les dunes, à une distance respectable de leur cachette.
Le son d’une trompette les tira de leur torpeur.
— C’est Joren ! fit Danil en se redressant tant bien que mal.
Non loin, il vit le bateau fièrement amarré au phare, toute voile dehors. Il n’y avait plus traces des hommes de main de Rowena.
Giselle se releva à son tour, ne sachant par quel moyen elle était parvenue à s’endormir.
Ils arrivèrent sur le pont, dégoulinant d’eau, de vase et de maquillage, la peau couverte de piqures, les yeux injectés de sang.
Joren éclata de rire en les voyant, la jolie Lauvia leur apporta un bloc de savon et une bassine. À leur côté, le marin de la veille était également présent, sain et sauf.
— Damjan était là, je suis certain que c’est lui qui a donné l’alerte, crachota Danil en retirant sa chemise collée.
— Je n’en suis pas du tout surpris, répondit le Prince avec un sourire. Il avait des rendez-vous avec quelques dignitaires arbisiens, il en a profité pour rester s'amuser.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Giselle sans détour.
Joren lui déclara :
— J’ai les rapports de votre condamnation ainsi que la liste des personnes impliquées. Vous avez eu de la chance, la marée n’est pas encore montée. Si vous étiez resté une vingtaine de minutes de plus, vous étiez sous l’eau.
Danil lança un regard farouche à Giselle, qui eut un sourire gêné.
— J’ai également une surprise pour vous, Mademoiselle Roding ! continua Joren en pointant du menton un homme assis sur le ponton.
Petit et le visage rubicond, les cheveux et les rouflaquettes d’un roux flamboyant, l’inconnu se tourna vers eux. Danil et Giselle constatèrent qu’il était ligoté.
— Qui est-ce ? demandèrent-ils d’une même voix.
— La personne qui a témoigné avoir reçu des pots-de-vin de la part de la jeune Mademoiselle de Madalberth.
Le prisonnier redressa la tête et ne put retenir un mouvement de recul, en croisant le regard furieux de Giselle, il sentit la colère des Dieux s’abattre sur lui.
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