Chapitre 35
— Je suis désolé…, dit Danil en s’appuyant sur le bord du rempart, le visage tourné vers les vagues.
Joren ferma les yeux et poussa un soupir. Il savait que tout cela finirait un jour par arriver, il l’avait perçu depuis de nombreuses années. Malgré cela, les mots prononcés un peu plus tôt par son ami lui avaient douloureusement serré le cœur.
— C’était à prévoir, je ne pensais pas que cela allait se produire si rapidement, nous allons devoir faire vite, s’entendit-il parler.
— Que veux-tu faire ?
Les deux hommes, au sommet des murs du fort, regardaient à présent l’horizon aveuglant et le reflet du soleil dans les vagues. Pour la centième fois, Joren souhaita ne pas être l'Héritier. Il observa l’océan, bercé dans un rythme immuable et chassa de son cœur le rêve qu’il avait toujours eu, celui de partir en mer, pour ne plus avoir à fouler la terre de Dalstein. Mais le souvenir de son père et le poids de son héritage lui arrachèrent ce désir secret.
Ma loyauté envers mon père et Dalstein est plus forte que tout... Je ne mériterais plus mon nom de la Gueule du Lion si je devais fuir. C'était sa décision, je dois la faire respecter.
— Ils vont m’arrêter après la cérémonie funéraire, et vont publier officiellement les mémoires de Carolina. Il faut évacuer le plus vite possible les personnes qui souhaitent rejoindre le continent, il y a fort à parier que la flotte impériale soit déjà à ma recherche et qu’ils viendront ici pour m’amener eux-mêmes à Lengelbronn… Ils sont probablement en route… Inutile de rester, vous serez tous bien plus efficaces cachés plutôt qu'aux fers, dans des cales à bateaux. J’annoncerai la nouvelle ce soir.
— Et pour le gars qui a été arrêté ? Il a menti, si on le retrouve, on fait quoi ?
— Je suppose qu’il va passer quelques années en prison et qu’à sa sortie, une jolie somme l’attendra dans une région perdue du monde… Je ne sais pas encore, je voudrais d’abord l’interroger. Il faudrait qu’on arrive à le faire échapper.
Danil hocha la tête, les bras croisés sur le torse. L’arbisien garda les sourcils froncés.
— Je suis désolé, moi aussi, dit Joren avec sollicitude. J’ignorai qu’il serait au casino, je le promets.
— Ce n’est pas ta faute. Il a fait son choix. Je n’aurais pas dû y aller, Gise… Ilda s’en était très bien tirée sans moi et les hommes de Rowena ne nous auraient pas attaqués, si je n’avais pas fait l’erreur de la rejoindre.
— Elle s’en est très bien sorti, oui. Comment va ta blessure ?
Danil secoua l’épaule :
— Très bien, j’en ai connu d’autres. Lauvia a dit que ce sont les plus jolis points de suture qu’elle a jamais vus. Elle m’a appris que vous n’avez rien trouvé sur Garance.
— Oui, et c’est très étrange. Nous avons fait plusieurs monastères, nous sommes remontés jusqu’au couvent où elle a été élevée et nous n’avons rien découvert, mis à part évidemment ses documents de naissance.
— Vous les avez récupérés ?
— Lauvia a utilisé un appareil photographique, nous avons des copies. Je ne comprends pas les motivations de cette vieille toupie. Il y a quelque chose qui m’échappe.
— L’influence de cette femme n’a cessé de croître depuis la mort de ta belle-mère… Elle a pris en charge toutes les églises de la capitale.
— Oui, avec le soutien de cet imbécile de Dusan. L’enérite va passer entre les mains de l’Église.
L’écho d’un son de cloche se fit entendre dans l’air, l’heure du repas avait sonné.
Joren, le pas toujours vif, prit la direction du réfectoire. Danil regarda son ami partir et poussa un soupir.
Dans la grande salle en pierre et au plafond voûté, une foule était assise. Les assiettes étaient déjà remplies et les verres débordaient de mousse de bière. À l’approche de Joren, le silence se fit. L’héritier parcourut les personnes rassemblées là, des hommes et des femmes qu’ils connaissaient depuis des années. Il y avait des nobles, des marins, des aventuriers, des sujets de l’Empire de Dalstein, mais aussi de Darovir. Des gens fidèles à sa cause, rencontrés au cours de sa vie. Certains risquaient leur avenir, leur réputation, en venant ici en secret.
Joren croisa le regard bleu ciel de Lauvia, la cardinale comprit immédiatement que quelque chose n’allait pas. À ses côtés, Giselle le fixait intensément et sans ciller.
Par les Dieux, l’instinct des femmes n’est pas une légende…
— Mes amis, je dois vous annoncer une nouvelle qui vient de m’être donnée. L’Empereur est mort, il y a plusieurs jours.
Comme il s’y attendait, un brouhaha s’éleva par-dessus les tables. Lauvia se signa et se mit à prier, Giselle garda le dos raide et serra sa jupe entre ses doigts, certains commencèrent un éloge funèbre et d’autres lançaient déjà des débats sur les choses à faire.
Joren regarda tous ces gens, ces personnes de confiance et chacune de leur réaction. C’était finalement la représentation des sentiments qui lui tiraillaient l’âme et le cœur. Des sensations contraires qu’il fallait supporter, afin de se hisser jusqu’au sommet.
Au bout d'un moment, le silence tomba dans la grande salle.
— Le Palais et le Gouvernement ont annoncé que mon père a rédigé et déclaré avant sa mort que je ne suis plus l’héritier de Dalstein. Il m’accuse, dans ses dernières volontés, d’hérésie et d’avoir assassiné l’Impératrice Carolina. Un rouleau écarlate a été écrit de sa main. Ce rouleau aurait été volé par l’un de mes hommes, qui a été arrêté à la frontière par le Duc de Veerhaven et le Capitaine Ottmen. Il a malheureusement tout avoué, même si ce ne sont que des mensonges destinés à me réduire à néant. Jamais je n'ai demandé une telle chose et j'ignorai l'existence de cette proclamation. Le rouleau écarlate demeure introuvable pour le moment et beaucoup doutent de son authenticité, qui n’a pas encore été prouvée. Une grande confusion règne sur le continent, le Parlement est divisé. Afin d’éviter tout conflit pouvant fragiliser l’Empire, l’Église va certainement finir par annoncer que, si le document n’est pas retrouvé, ce sera la Papesse Hildegarde qui choisira le prochain Empereur de Dalstein.
Des cris de protestation s’élevèrent encore, Joren attendit patiemment que l’émotion se fasse moins vivace. Finalement, le calme ne revint pas. Chacun allait de son commentaire, les sourcils froncés, la voix claironnante. Le patriotisme chauffait les sangs et les esprits. Joren poussa un soupir et prit place à sa table, l’air détaché, il commença à manger. On parla moins fort, par respect pour lui, mais les murmures continuèrent toute la soirée et tous savaient qu’ils allaient perdurer toute la nuit.
Giselle contempla la compote de pomme qu’elle avait aidé à préparer l’après-midi même. Ces derniers jours, elle n’avait pas eu le temps de réfléchir correctement, ne songeant qu’à sa vengeance. Elle fronça les sourcils, avec l’annonce du décès d’Auguste, mille pensées se bousculaient à présent dans sa tête. Germant dans son esprit, s’épanouissant telle une toile d’araignée implacable et incontrôlable. Elle le sentait, cette nuit, elle ne dormirait pas bien. En silence, la jeune femme se leva de table et partit dans sa chambre.
Elle avait trop de travail encore à faire, trop de lettres à rédiger. Elle ferma les mains pour calmer ses doigts tremblants, déterminée à noyer ses angoisses dans sa volonté.
Giselle posa délicatement sa plume sur son bureau et étudia quelques instants la lettre qu’elle venait de rédiger. Un sourire de satisfaction se dessina sur ses lèvres, l’arrondit des boucles et la manière penchée, les petits défauts et l’appui de la main sur les fins de phrases… tout était parfaitement identique à l’original.
Elle saisit le document et observa le papier au travers du jour de sa fenêtre, puis compara encore le papier d’origine.
— Parfait, claironna-t-elle.
Elle entendit la voix de Joren derrière sa porte :
— Venez, Lauvia a découvert quelque chose.
Giselle se redressa et lissa de sa main sa modeste robe, puis suivi l’héritier jusqu’à la chapelle.
Là-bas, la cardinale, Hubert Wilburt et Danil Brasidas les attendaient. Sur l’autel, une grande branche d’arbre était posée et on pouvait partout voir les effigies des Dieux de la justice et du temps, les frères Lykion et Kertion.
— J’ignorais que les prisonniers étaient voués aux cultes de ces deux Dieux…, constata Giselle en observant les feuilles de laurier et un sablier.
— C’est le cas dans toutes les prisons et comme nous sommes sur une île, Kertion est mis à l’honneur, il est le patron des marins après tout.
La voix claire de Lauvia raisonna dans la petite pièce :
— Je viens vous annoncer que j’ai terminé d’analyser les taches de sang que vous m’avez donné, Votre Altesse, avec l’aide de Monsieur Wilburt.
Giselle se tourna vers la cardinale, le cœur battant. Quelques jours avant, Joren lui avait réclamé le mouchoir. La cardinale commença d’un ton grave :
— C’est un poison organophosphoré, une sorte de neurotoxique, très rare et pouvant tuer en quelques secondes. Il se répand par contact sur la peau, le carré en dentelle en était imbibé par endroit. Ce poison n’est pas coloré et il n’apporte aucune douleur. La personne qui était en possession du mouchoir a perdu connaissance et elle est morte rapidement.
— Comment ça ? se redressa Giselle. J’ai touché le mouchoir et il ne m’est rien arrivé !
Le scientifique tira sur la manche de son costume :
— Le tissu n’est pas l’objet qui a servi à empoisonner cette femme, elle s’est brièvement essuyée avec, les résidus trouvés ici ne sont pas mortels. Ce poison s’enferme dans une fiole, il est très volatil.
Pauvre Carolina ! Par les Dieux, j’espère vraiment qu’elle n’a pas souffert !
— Ce n’est pas du tout le résultat qui a été donné à l’origine, marmonna Danil en regardant Joren de biais.
Le Prince Héritier souriait, Giselle put y lire brièvement une lueur de soulagement dans ses yeux. Son cœur se serra sans qu’elle sache pourquoi.
— Oui, tout à fait. Ce poison est rare et couteux. Trouver sur le marché noir qui s’en est procuré ne devrait pas être compliqué…
— Vous plaisantez ? s’exclama Hubert, comme si ces chimistes allaient vous répondre !
— Vous les connaissez ? questionna Danil en levant un sourcil, ce qui eut pour effet de tendre sa grande balafre.
— Et bien…, cafouilla le chercheur, certains n’ont pas à cœur de tuer des gens, mais la chimie des poisons est un domaine passionnant…
Mal assuré, il croisa le regard de Joren. Le scientifique finit par dire :
— Je… je vous ferai une liste de ceux que je connais… Mais je ne sais pas s’ils parleront.
— N’ayez crainte, j’ai des moyens de persuasion efficace, répondit le prince avec un sourire carnassier sur le visage.
Lauvia observa Hubert d’un regard pénétrant. Danil continua avec une certaine désinvolture :
— Vous avez trouvé quelque chose, dans vos recherches ?
— Hum, oui. Le prototype est prêt, nous pouvons le tester dès ce soir, en pleine mer. Vous serez impressionnés, j’en suis sûr. Prenez un solide bateau, le souffle sera puissant.
Joren hocha de nouveau la tête avec satisfaction. Giselle fronça les sourcils :
— Que concernent vos recherches, Monsieur Wilburt ? Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous demander.
Le scientifique se redressa :
— Mes recherches portent sur de nouvelles utilisations de l’enerite. J’ai trouvé un moyen de la synthétiser.
Giselle cligna plusieurs fois des paupières, comme si elle venait d’entendre ce mot pour la première fois. Elle comprit subitement pourquoi cet homme était poursuivi.
— L’enérite est une pierre sacrée, un cadeau des Dieux…, chuchota Lauvia.
— Oui, c’est une roche tout à fait remarquable ! Je suis sûr qu’un jour, nous parviendrons à créer des machines nous permettant de l’extraire directement depuis l’espace !
— Mais cette procédure de synthèse doit être… compliquée ? demanda Giselle, qui imaginait déjà toutes les opportunités possibles grâce à la réalisation infinie d’enérites
— Oui, et très couteuse ! Autant que des originales ! Elles ne sont également pas d’aussi bonne qualité, ni aussi belles… Le reflet des pierres synthétiques n’a pas le même éclat. Mais elles permettent de limiter le gaspillage et de faire des expériences plus libres.
— C’est à dire ? questionna Giselle, se rappelant que ce chercheur était poursuivi avec autant d’acharnement qu’elle.
— La puissance dégagée par l’enérite est extraordinaire, car elle est infinie. Imaginez alors ce qu’elle peut réaliser en libérant d’un seul coup son énergie.
— Ce serait… Tellement violent que j’ai du mal à le concevoir…
Giselle comprit pourquoi l'Église en avait tant après cet homme, mais aussi après Joren. L’idée était effroyablement dangereuse et blasphématoire.
— Ne craignez-vous pas le châtiment des Dieux ? demanda Lauvia.
— Enfin, voyons, toutes les personnes réunies dans cette pièce savent très bien que les Dieux n’existent pas…, dit le scientifique en haussant des épaules.
L’atmosphère devint tendue et un silence crispé s’imposa.
La belle cardinale poussa un soupir et se tourna vers Joren :
— Vous avez toute ma confiance, Votre Altesse.
— Je vous en remercie, ma chère.
Giselle ne dit rien, comprenant que seul Danil devait être dans la confidence des plans du prince héritier. Elle se rappela cependant que dans les profondeurs du Palais se trouvait une pièce scéllée, gardant le journal de Carolina ; la clef de tous les secrets et de la légitimité de Joren. Sans doute comptait-il voler le document en faisant exploser la porte blindée. Son estomac se serra à cette pensée. Quelle serait la puissance de la déflagration ?
Elle observa du coin de l’œil Joren, sa stature et sa mâchoire carrée, son visage tanné par le soleil des tropiques. Il était désinvolte sur certains sujets, parfois volubile, parfois silencieux, toujours direct et spontané.
Depuis le début, cet homme semblait avoir un plan.
— Lauvia et Mademoiselle Roding, commença Joren en croisant les bras, je dois partir dans quelques jours à Lengelbronn, pour la cérémonie de mon père. Il est impossible pour moi de ne pas m’y rendre, j’ai averti que je serai présent. D’après mes informateurs, on viendra m’arrêter à la fin des derniers honneurs, en toute discrétion. Ne vous inquiétez pas pour moi, je trouverai un moyen de quitter les lieux sans me faire prendre.
Giselle hocha la tête, il fallait à tout prix maintenir le protocole et l’étiquette.
— Je dois partir également ? réalisa-t-elle soudain.
— Oui, nous avons besoin de récupérer certains documents, mais… nous ne connaissons pas tous les seaux administratifs ni les emplacements des bureaux des fonctionnaires.
Giselle fit les gros yeux au prince Joren, choquée qu’il ne sache pas cela. Ce dernier se racla la gorge, mal à l’aise.
Par les Dieux, ai-je fait le bon choix en acceptant de l’aider à prendre le trône ? Il ne sait même pas comment s'organise le ministère !
L’idée de retourner à Lengelbronn ne l’enchantait guère, même incognito. Depuis son arrivée, les nobles présents dans le fort étaient incapables de la reconnaître, tant ils étaient entraînés à ne pas regarder les domestiques dans les yeux. Mais une intense appréhension monta en elle. La jeune femme serra les poings et chassa de son cœur l’angoisse qui venait d’y germer.
Je ne risque rien, je ne suis personne…
Annotations
Versions