Chapitre 38
Joren serra la main de Danil dans la sienne :
— Je sais que tout se passera bien, tu peux me faire confiance.
— J’ai effectivement confiance en toi… mais pas en tes frères, ni aux membres de l’Église, répondit sombrement l’arbisien avec son accent chantant.
— Fait en sorte que le Professeur Wilburt ne fasse pas des siennes… Et trouve quel chimiste a pu fournir cet étrange poison pour assassiner Carolina.
— Je vais faire de mon mieux. Depuis l’annonce du décès de ton père, il ne cesse de marcher sur des œufs. Il a peur de finir pendu. Je prendrai garde, car c'est un couard. En ce qui concerne le poison, je trouverai, sois en certain.
L’Héritier hocha la tête, et accorda une accolade à son ami puis à quelques marins.
Giselle regarda la scène, déjà confortablement assise dans une diligence, en compagnie de Lauvia.
En quelques jours, le fort de Joren s’était dépouillé. Tous ses alliés avaient empaqueté leurs affaires et quitté les lieux, laissant l’ancienne prison aussi vide que désolée.
— Le fort ne va pas vous manquer ? demanda la jeune exilée à la religieuse.
— Non…, je reverrais tous ces gens ailleurs. Et puis, il me tarde d’arriver à Lengelbronn, j’y suis rarement allée.
— Qu’allez-vous y faire, véritablement ?
— Je dois essayer de découvrir l’emplacement de la pièce où se trouve le journal et découvrir comment nous pouvons y accéder. Apparemment, les sous-sols du palais sont un vrai labyrinthe.
— Oui, il a été construit par-dessus d’autres forteresses souterraines.
— Mesdames, nous pouvons partir ! s’écria Joren en passant subitement sa tête au travers de la porte.
D’un bond, il prit place sur le siège, aux côtés de Lauvia et ordonna dans un rugissement :
— En avant !
La diligence se mit en branle, les sabots des chevaux secouaient déjà le châssis dans un rythme régulier.
— Comment allez-vous éviter de vous faire arrêter ? questionna Giselle.
Joren lui répondit :
— Malgré toutes les accusations qui sont contre moi, de nombreuses personnes me soutiennent. Des membres de la garde, des politiques, des représentants du peuple… Ils sont prêts à m’aider, mais je ne vous en dirais pas plus.
La jeune femme pinça les lèvres. Depuis l’annonce du décès de l’Empereur, elle avait un mauvais pressentiment.
— Je partage les craintes de Mademoiselle Roding, dit Lauvia, il y a forcément quelque chose qui adviendra et que nous n’aurons pas prévu.
— Nous en avons déjà parlé, à présent que mon père est disparu, ils s’en prendront à Hildegarde. C’est elle qui risque le plus grand danger, sans même l’être au courant. La seule chose que je risque est de me faire enfermer. Si cela devait arriver, je saurais comment sortir, tous les membres de la famille Fretnarch ne sont pas contre moi.
— Et si le journal de Carolina était vraiment un faux ? releva Giselle. À l’heure qu’il est, tous ont déjà dû le lire. Ils vont attendre votre arrestation pour le rendre public.
— Alors, il faudra prouver que c’est une contrefaçon, répondit Joren en fixant la jeune femme dans les yeux, un sourire au coin.
— Et trouver des témoins sur votre légitimité…, continua Lauvia d’une voix songeuse.
Giselle poussa un soupir. Elle avait envie de secouer Joren et de lui hurler qu’il se jetait dans la gueule du loup. Sa confiance placide l’exaspérait.
— Dans deux jours, nous atteindrons notre point de rendez-vous. À partir de là, je ferai route à part. Vous irez ensemble à Lengelbronn.
Les deux jeunes femmes hochèrent la tête et regardèrent le paysage défiler.
Les trois voyageurs arrivèrent à une gare et achetèrent leurs billets pour une ville de province, à proximité de la capitale.
Ils prirent place en seconde classe, dans un petit compartiment aux sièges rapiécés, mais confortables. Une odeur de tabac froid, cependant, restait dans l’air, ayant pénétré les tissus des rideaux et les banquettes.
La locomotive démarra en douceur et sans un bruit, activée par la formidable puissance magnétique de l’enérite.
Ils tuèrent le temps en discutant de choses et d’autres, lisant quelques livres, échangeant leurs souvenirs d’enfance. Giselle essaya de ne pas trop en dire, se sentant coupable de mentir sur son identité à la religieuse. À chaque question trop pressante de cette dernière, Joren volait à son secours en détournant le sujet et Giselle ressentait alors un long frisson le long de son dos.
Parfois, elle croisait le regard de l’héritier, toujours rempli d’une intense lueur qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer. Elle finissait par éviter ses yeux, qui commençaient à la perturber au plus haut point. Il lui semblait que Joren arrivait parfaitement à lire dans ses pensées et cela l’effrayait grandement.
La perspective de rester dans cette cabine pendant deux jours sans échappatoire l’affolait et elle fut soulagée de découvrir que Lauvia demeurait à ses côtés jusqu’à la capitale.
Par moment, les réflexions de Giselle allèrent vers Dusan et Léonie, et ses mains étaient agitées par des démangeaisons. Elle revoyait leur visage et n’éprouvait qu’une envie, détruire le sourire qu’ils avaient aux lèvres.
— Le mouchoir, vous l’avez toujours entre les doigts quand vous êtes nerveuse, dit subitement Joren. Vous ne devriez pas y toucher autant, c’est une preuve.
— Je sais…, répondit la jeune femme qui ne pouvait s’empêcher de tripoter le bout d’étoffe.
Lauvia, la tête appuyée sur le rebord de la fenêtre, était endormie. Ses longs cheveux se balançaient doucement, au rythme des légers virages croisés sur la route.
— Vous avez toujours peur d’y retourner, n’est-ce pas ? demanda subitement le prince.
— J’ai peur de ma propre réaction, oui…, avoua Giselle.
— On m’a souvent dit que vous étiez une personne de sang froid, mais en vous rencontrant je peux dire que je ne suis pas d’accord, vous êtes une vraie passionnée.
Une chaleur afflua dans tout le corps de Giselle, le souffle coupé, elle ne répondit rien.
Durant quelques secondes, elle s’imagina des scènes terribles. Si elle n’avait pas son bon sens pour la guider, que serait-elle devenue ? Elle avait eu tellement de pouvoirs, de responsabilités en main…
Elle releva la tête et fini par dire :
— J’aime vivre.
Il se mit à rire.
— Je n’ai jamais eu aucun regret dans ma vie. Tout le monde ne peut pas en dire autant, je crois…
— Une passionnée prudente…, commenta Joren.
— Effectivement.
Le silence se fit. Giselle ne voyait pas le visage de Joren, caché dans l’obscurité. Elle fut soulagée de ne pas connaitre son expression.
— Votre mère a pris le voile, c’est bien cela ?
— Oui…
— Qu’est-ce qu’elle a dit lorsqu’elle a appris votre trahison ? C’est elle qui reçoit vos prétendus courriers depuis l’arbise et vous écrivez à sa place une réponse… Elle n’est pas votre complice, vous n’êtes pas effrayée d’être dénoncée ?
— Jamais elle ne daignera me répondre. Elle ne l’a jamais fait. Je n’ai plus de relations avec elle depuis longtemps, elle m’a toujours parlé du bout des lèvres. Ma mère est une personne très égocentrique, elle a aussi une très haute opinion d’elle-même et de ses idées. Elle a pris le voile car elle s’est fâchée avec mon père et sa famille, pour des raisons parfaitement ridicules. Elle a également très mal reçu le fait que je me fiance avec Dusan. Elle aurait pu retourner sur ses propres terres, mais elle a préféré… hum, montrer l’exemple. Son honneur avant tout, en renonçant à tout cela et en privilégiant œuvrer dans un couvent public.
— Quelles étaient ces raisons ? demanda Joren avec curiosité.
— Elle a cessé d’aimer mon père, tout simplement. Auparavant, c’était un homme très bien de sa personne, mais il a toujours pris à cœur son travail et cela l’a amoindri. Il l’a sans doute délaissé et cela l’a beaucoup… vexée. Elle l’a apprécié quelques années, ils se sont mariés jeunes, puis ces sentiments se sont envolés. Ce sont des choses qui arrivent souvent dans notre milieu, ils ne se sont vus que quelques fois avant de fiancer. Je sais qu’elle a exigé de prendre la tête de plusieurs affaires des Madalberth, mais mon père a décliné, c’était son héritage à lui et ses biens et elle l’a très mal accepté. Elle avait reçu de son côté plusieurs terres et quelques entreprises venant de sa famille, elle était richement dotée mais cela ne lui a pas suffit. Elle a interprété le refus de mon père comme une insulte envers elle. Selon elle, c’est aux épouses de diriger les opérations de la famille. La Mère l'a voulut ainsi, nous leurs sommes supérieures, ce sont ses mots favoris. Personnellement, je pense que ma mère déteste les hommes, elle les méprise et souhaite que seules les femmes règnent sur le trône de Dalstein. Les rares fois où je lui ai rendu visite, je n’ai eu droit qu’à des recommandations sur comment je devrais traiter mon futur mari et comment je devais prier la Mère, prendre Augusta la douzième en exemple. Elle a eu une aventure avec un autre noble de la région de Hautebröm, quelqu’un de moindre ascendance, qu’elle pouvait complètement dominer. Je ne lui en veux pas, mais certains racontent qu’elle a manqué de discrétion. C’était probablement pour punir mon père. Je crois me souvenir que Carolina lui a demandé de se maitriser.
— Elles étaient amies ?
— Je pense oui, suffisamment proches pour que l’Impératrice la rappelle à l’ordre. Ma mère a pris le voile plutôt que de se remarier. Elle a dégagé la proposition de ce baron d’un revers de main, qui était fou d’amour pour elle et à donné son âme à la Mère. À ses yeux, seule sa parole compte et la sienne, bien entendu.
Enfin, le train entra en gare. En bord de route, une cohorte de cavaliers les attendaient. Les deux jeunes femmes, mal réveillées, découvrirent des hommes en livrées bleues et or, portant pour blason une tête de lion rugissante. Certains d’entre eux, habillés plus sombrement de noir et de gris, entouraient une monture harnachée et prête à partir.
— Voilà qui manque de discrétion ! s’exclama Giselle en admirant l’équipage.
— Dès à présent, je redevins l’Héritier et la confidentialité n’est pas de mise…, déclara Joren en se redressant, sa barbe rousse de nouveau présente sur son visage. C’est là que nos routes se séparent, mesdemoiselles. Je dois rentrer en grande pompe à la capitale, peut-être pour la dernière fois !
— Qui sont ces hommes ? demanda Giselle en pointant du doigt les individus vêtus de sombre, des mercenaires ?
— Non, répondit Lauvia, ce sont des amis à lui, ils font partie de sa garde personnelle, lorsqu’il se déplace sur terre.
Joren embrassa Lauvia sur la joue, qui se mit à rougir de plaisir puis adressa un simple salut à Giselle, avant de disparaitre parmi ses compagnons.
— Quel dommage, je ne le verrai pas dans son habit de cavalier…, soupira Lauvia. Allons-y, nous devons arriver au plus vite.
La jeune femme déglutit et s’enfonça dans le siège.
À partir de maintenant, elle ignorait si Joren lui avait confié un rôle à jouer, mais elle devait se tenir prête.
Si le rouleau n’est pas récupéré et que le contenu du journal prête à confusion… Alors Dalstein demandera à Hildegarde de choisir… Si elle meurt demain, Garance prendra sa place... En tout cas, d'après Joren et Danil.
— Comment pensez-vous que Sa Sainteté puisse se retrouver en danger ? questionna Giselle.
— Hum…, réfléchit Lauvia, nous serons à ses côtés durant toute la cérémonie et des sœurs s’occupent d’elle jour et nuit. Ce sont des personnes de confiance, extrêmement fidèles. Si elle devait être assassinée, que les Dieux l’en préserve, il feront en sorte de faire passer cela pour un accident. Elle est très âgée, une chute d’escalier, une maladie peut-être ?
— Vous pensez que tout n’a pas déjà été planifié ?
— Très certainement… Mais si Joren croit que nous pouvons vaincre malgré cela, alors j’y crois aussi. Je participe également à la cérémonie, je vais observer tout ce que je peux. Sa sécurité est très strictement préservée.
— Lauvia, j’ai un mauvais pressentiment…
— Je partage vos craintes, ma chère Ilda. Les prochains jours seront sombres et nous devons nous y préparer.
— La cardinale Garance... Elle a toujours été amie de Carolina, n'est-ce pas ? Elle s'est jusqu'à présent montrée discrète, pourquoi Danil et Son Altesse la soupçonne autant ?
— Vous l'avez déjà vue ? releva Lauvia en haussant les sourcils.
— À la messe...
— Je connais assez mal la cardinale Garance, c'est une femme d'un certain âge et sa vision du Culte diffère légèrement de la mienne. Je ne sais pas si Carolina partageait les mêmes pensées.
— J'ose envisager que oui, l'Impératrice ne semblait pas... du genre à avoir en amitié des gens avec qui elle ne possédait pas des valeurs semblables.
— Et bien... Garance fait plutôt parti d'un courant assez traditionnaliste de notre idéologie. À ses yeux, les femmes non mariées ne sont rien. Le modèle du Père et de la Mère est plus grand que tout. Je sais qu'elle souhaite l'abolissement du patronyme au profit du matronyme et que seules les femmes gouvernement sur le trône de Dalstein. C'est un débat désuet... L'homme et la femme sont complémentaires et en équilibre, et de ce fait égaux car d'importance équivalente. La Mère est la source de création de toute chose mais sans la graine du Père, nous ne serions pas là. Augusta la Douzième était une conquérante et une dominatrice, elle a eut de nombreux amants et a refusé de se marier. Si son règne a été sanglant selon moi, c'est parcequ'elle croyait intimement que les femmes valaient mieux que les hommes.
Giselle réfléchit à ces mots, jamais Carolina n'aurait eut les mêmes convictions.
Joren m'a dit que Carolina avait fait beaucoup d'efforts pour s'intégrer pleinement à la cour de Dalstein. Venant de Darovir, elle a dû être mise à l'épreuve plus d'une fois.
— Pourquoi selon vous, serait-elle élue au Saint Siège ? questionna Giselle.
— C'est une cardinale accomplie et ses diocèses ont toujours été parfaitement tenus. Elle a également énormément oeuvré pour les couvent publics, les orphelins et dans l'éducation. C'est une religieuse d'expérience, qui connait de nombreuses personnes de pouvoir. Elle séjourne à Lengelbronn depuis de plusieurs années et a été un pont entre La Sainte Citée Verte et Dalstein, chacun se dispute l'origine du culte, ses talents diplomatique et sa poigne de fer pourraient plaire mes consoeurs... Egalement, plusieurs cardinales sont décédées de vieillesses et la jeune génératioin n'est pas encore prête pour endosser le role.
— Elle n'a pas beaucoup de concurrentes, en sommes ?
— Non... Elle fait effectivement parti des meilleurs choix.
— Qui pourrait être élue, mis à part elle ?
— Et bien, il y a bien Irina de Bourghoff qui vient du Sud mais qui n'est pas très active... et ensuite il y a moi.
— Vraiment ? s'exclama Giselle.
La religieuse secoua ses longs cheveux dorés avec un sourire éblouissant :
— Non, je plaisante... j'ai beaucoup trop à faire dans mon propre diocèse ! ria doucement Lauvia, ravie de la réaction de la jeune femme. Je suis bien trop jeune ! Mais qu'importe, tant qu'Hildegarde vivra, je lui serai fidèle.
Giselle remarqua la calme détermination de la religieuse et garda le silence. Derrière les vitres du train, le paysage défilait, chaque seconde l’emportait plus proche de Lengelbronn.
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