Chapitre 40
Un fiacre déposa Giselle tôt le matin au pied d’une petite auberge, dans une rue fréquentée de Lengelbronn.
— Joren m’a dit de vous abandonner ici… apparemment, un paquet vous attends. Nous nous verrons demain, à la cathédrale. J’ignore quand nous pourrons nous parler de nouveau, mademoiselle Roding… Mais je tenais à vous remercier du fond du cœur. Vous êtes une personne formidable et je suis heureuse de vous avoir pour amie. Je prie pour que toute cette histoire se termine avec la meilleure des fins, mais dans tous les cas, n’hésitez pas à m’écrire…
Le rouge monta aux joues de la jeune femme, qui répondi en cafouillant :
— Oh, votre Eminen… Lauvia, c’est tellement gentil de votre part, je… vous aussi vous êtes une personne…
Giselle se perdit dans ses mots, tous les adjectifs de la terre ne semblaient pas à la hauteur de ce qu’elle pensait de la cardinale. Il lui apparut qu’on lui avait sans doute déjà déclaré maintes fois les mêmes mots grandiloquents et ne voulut pas paraître trop complaisante.
— Merci à vous, Lauvia, décida-t-elle de simplement répondre.
Elle serra les mains de la religieuse, cette dernière lui adressa un regard rempli de gentillesse puis la prit naturellement dans ses bras.
Les deux jeunes femmes se quittèrent avec effusion et se firent de grands signes, tandis que la voiture disparaissait dans le coin de la rue.
Giselle se retourna, le cœur léger et entra dans l’auberge où une chambre lui était réservée.
La tenancière la guida dans un étage et la jeune femme découvrit effectivement sur la table de nuit un paquet brun, enveloppé d’une simple cordelette blanche.
En l’ouvrant, un message glissa sur le parquet, aux lettres penchées et appuyées. Elle reconnut sans le vouloir la main de Joren :
Mademoiselle,
Après le succès dans votre rôle femme âgée et de mauvais caractère, les atours d’une jeune interprète arbisile vous iront à merveille.
Vous trouverez dans ce paquet de quoi façonner votre brevet impérial ainsi qu'une convocation officielle.
Votre vive perception nous aidera à mettre des noms sur les visages que vous verrez dès demain à la cérémonie. Si vous voyez quelque chose d’inhabituel, mon capitaine de la garde, portant une broche ressemblant à une patte de lion, vous prêtera une oreille.
Vous trouverez quelques feuilles de valériane, pensez à vous pincer le nez entre chaque gorgée.
J.
La lettre du prénom était joliment manuscrite et Giselle ne put s’empêcher d’étudier l’écriture, avant de plier consciencieusement le papier pour le ranger dans ses effets personnels.
Elle étendit les vêtements, qui étaient composés d’une robe et d'une capeline mauve brodée de dentelles sombres, avec par dessous un jupon beige. Elle reconnut l'uniforme féminin porté par les interprètes impériaux.
Dans l'une des poches du veston, il y avait une convocation pour prendre en charge la délégation arbisienne ainsi que des documents d'identité vierges.
Ankylosée par le voyage et épuisée Giselle prit tout de même la peine de passer l'uniforme. Elle noua tant bien que mal ses cheveux aux boucles éparses en un chignon serré et après des instants d'hésitation, décida d’aller se promener dans les rues animées de la ville.
En posant ses petites chaussures vernies sur les pavés gris, elle réalisa qu'elle était seule et il lui parut redécouvrir les trottoirs, les allées encombrées et les sons frénétiques de l’activité humaine. Elle qui s’était tant éloignée de la capitale, se retrouvait à présent plongée dans son ventre, ignorée de tous et anonyme. Jamais auparavant, elle n'était sortie ici sans voiture. A cette pensée, un sourire se dessina lentement sur ses lèvres. Ragaillardie par l’animation des passants et des voitures, elle décida de prendre quelques heures à marcher sur les grands boulevards, désireuse de voir la cité sous un angle qu’elle n’avait encore jamais découvert.
Giselle passa donc son temps en flâneries au Jardin botanique puis à la bibliothèque, elle se perdit dans les halles du marché couvert et observa longuement les étals colorés. Elle discuta même quelques minutes avec un marchand de laine sur l'inflation du fourrage, causé par la sécheresse estivale. Malgré le deuil qui assombrissait la capitale, la jeune femme put sentir que la vie du pays était bien là, dans le cœur de chaque habitant de la cité. Sa longue marche en plein air lui creusa l'appétit, pour la première fois de sa vie, elle se laissa tentée par l'odeur d'une gaufre et prit place sur un banc, sous une allée de marronniers. Tout en essuyant le sucre du coin de ses lèvres, elle respira profondément et reconnut ce qui lui semblait être le parfum de la liberté.
Elle observa quelques instants les femmes élégantes et autres gentilhommes aux chapeaux de feutres sombres, eut quelques pensées pour la mode de cette année et se leva pour continuer sa route.
Elle passa devant les universités et écouta brièvement les discussions de quelques étudiants, pris un omnibus en direction de l'opéra et arpenta les boutiques en constatant que bon nombre d'étrangers étaient en séjour à Lengelbronn. En arrivant en bordure des quartiers résidentiels, elle réalisa que ses pas l'amenaient en direction de son ancienne demeure. Elle fit demi-tour en soupirant, son esprit s'étaient naturellement tourné vers des trajets qu’il connaissait.
Je me demande si Clovius se porte bien ainsi que certains membres du personnel… est-ce que je leur manque, dans le fond ?
Ainsi, ses réflexions ne purent s’empêcher de germer :
Comment se porte le château de Comblaine ? Quels sont les nouveaux projets de Thanberg ? Est-ce que les vendanges et les moissons se sont bien déroulées en Hautebröm ? Iphigénie a-t-elle suivi les consignes que je lui ai laissées ? Léonie dépense tant d’argent… A-t-elle osé changer les tapisseries de ma chambre ?
Elle chassa ces réminiscences en accélérant le pas, ses pieds commençaient à lui faire mal, elle prit le chemin de l'auberge.
Elle ne dina ce soir là que d'un simple bouillon et de fromage. Elle paya quelques heures d'électricité pour préparer ses papiers sous une bonne lumière et entreprit de se coucher tôt, épuisée par le trajet et sa longue promenade du jour.
Mais si son corps se retrouvait fatigué, ce n'était pas le cas pour ses pensées. Au bout de quelques heures à tourner dans son lit, la jeune femme dût se résoudre à faire infuser la valériane offerte par Joren. L’odeur acide se répandit dans la pièce et Giselle ouvrit la fenêtre pour l'évacuer.
Enfin, elle avala la boisson chaude d’une traite et grimaçante, ferma les yeux jusqu’à ce que le sommeil l’emporte.
Elle s’éveilla tôt ce matin-là. Elle ne croisa personne dans l’auberge, les clients ainsi que les patrons étaient déjà tous sortis, prêts à voir le cortège funéraire passer.
Son uniforme possédait un jupon court, qui lui permit d’avancer rapidement, déjà, du monde s’amassait sur les trottoirs. A cause de la foule nombreuse, les allures des boulevards s'en trouvaient changées.
Giselle parvint comme demandé aux abords de la cathédrale Sainte Augusta.
Comme de nombreuses personnes patientant autour, elle ne put s'empêcher de relever la tête pour contempler le grand monument à la façade d'un blanc immaculé et aux gravures aériennes. Les arches et les vitraux étaient splendides, les tours abritaient de grandes cloches et des carillons qui demeuraient pour l'heure silencieux. Autour de la place, se tenaient des cafés et des restaurants cossus, quelques magasins de modes aux grandes vitrines...mais leurs façades étaient cachées par de grandes tentures noires. Ca et là, on pouvait voir les armoiries impériales flotter au vent et des branches de peuplier suspendues aux lampadaires.
Un frisson traversa le dos de la jeune femme, Auguste était mort et le pays entier s'assombrissait. L'atmosphère dans les rues était différente de la veille. Le souvenir récent de la perte de Carolina était également dans tous les cœurs. Elle pouvait voir les boutiquiers et les habitants de la ville s'essuyer le visage et se serrer les uns contre les autres. Ils regardaient tous en direction de la cathédrale et priaient déjà ensemble la Mère et Ronia. Savaient-ils que la succession au trône de Dalstein s'annonçait houleuse ? Elle serra la dents, les journalistes du pays avaient déjà dû recevoir le paquet qu'elle avait envoyé. D'ici quelques jours, l'annonce de la véritable nature du décès de l'Impératrice serait dévoilé... Cela permettrait peut-être à Joren de gagner du temps, ou au moins, d'obtenir le bénéfice du doute face aux accusations interprétées dans le journal.
Les dalsteinis exigeront une enquête, comme ils l'ont fait pour moi, pensa-t-elle. En espérant que cette fois-ci, les résultats ne soient pas encore manipulés. jusqu'où s'étends l'influence de la cardinale Garance ?
Au fur et à mesure que les minutes passèrent, le rassemblement s'épaissi.
Giselle se pressa vers l'entrée et grâce à sa petite taille, joua des coudes, elle arriva face aux immenses portes de la cathédrale essoufflée et son chignon pratiquement défait. Elle constata que de nombreux nobles étaient présents et faisaient déjà la queue pour se faire placer à l'intérieur. En reconnaissant certains visages, elle se figea, de crainte d'être reconnue. Elle sortit maladroitement ses petites lunettes en ferailles et les posa sur son nez. Puis hésitante, s’avança. Une main lui saisit pourtant le collet :
— Et bien, interprète, que fais-tu ici ? questionna un capitaine, la mine renfrognée. Il faut attendre son tour ! Où est ta convocation ?
La jeune femme reconnut, mortifiée, le Capitaine Ottmen. Elle détourna les yeux vivement, cachant son visage. Des regards outrés se tournèrent vers eux. Elle serra son papier à la main.
— Ah, la voici ! fit soudain une voix dans la foule
— Laissez-la passer ! s’écria une seconde.
Un couple surgit de derrière la porte, leurs teints dorés et chauds ne laissaient aucun doute sur leurs origines.
— Votre Excellence…, s’embrouilla le garde.
— Elle fait partie de notre délégation, fit l’homme avec un fort accent arbisil.
Le capitaine se tourna vers Giselle, décontenancé. Sa carnation claire et ses yeux gris n’avaient effectivement rien d’exotique, mais pris au dépourvu, il ne reconnut pas la jeune exilée. Giselle lui montra le document envoyé par Joren, Ottmen n'y accorda qu'un regard distant et la laissa partir.
Giselle se précipita vers les deux inconnus, l’épaule douloureuse.
La jeune fille articula dans leur langue :
— Je vous remercie, sans vous jamais je n'aurais pu entrer.
— Ce n’est rien, venez, Danil nous a informés que vous serez ici.
Giselle suivit la dame derrière la porte de la cathédrale. L’ambiance silencieuse et solennelle contrastait avec le murmure constant de la foule au dehors, et cela lui serra la gorge. À l’intérieur, seule une lente musique se faisait entendre.
Des prêtresses s’inclinèrent devant eux, la foule, compacte, faisait place pour les deux étrangers, qui prirent les escaliers menant aux étages. Giselle considéra les deux diplomates :
— Vous êtes des membres de la famille de Brasidas ? demanda-t-elle en observant une ressemblance entre la femme et son ami.
— Oui, c’est mon cousin. Mais je ne peux vous en dire plus sur ses activités… moins nous en savons, mieux c’est pour tout le monde. Tenez.
L’arbisienne lui donna un petit calepin avec un crayon, Giselle se souvint que Joren lui avait demandé de noter les noms des personnes présentes dans l’assemblée.
C'est une information qu'il pourrait facilement obtenir... Après tout, des invitations nominatives ont été envoyées. Mais je suppose qu'il a deviné que des personnes se sont introduites malgré cela.
Ils s’assirent au milieu d’autres délégations. La vue, bloquée par de nombreuses colonnes et coiffes de dames, était largement encombrée. En contrebas, les visages étaient aussi difficilement reconnaissables. Chacun portait des tenues noires et des chapeaux arrangés de plumes ou de rubans. Seules les prêtresses se détachaient de la marée sombre, silhouettes ocre, jaune et blanche ; immobiles et contrites.
Giselle savait déjà comment la cérémonie allait se dérouler pendant les prochaines heures. Il fallait que la foule prenne place dans la cathédrale, puis au dehors, le long des rues et des boulevards. Puis la papesse Hildgarde ferait son entrée dans un convoi. Plus tard viendrait le corps d’Auguste, lentement, prenant le temps d’être acclamé par les dalsteinis durant la procession.
Une longue messe s’en suivrait, accompagné par des discours et des chants. Une seconde messe aurait lieu, pour prier au sort de Dalstein. Enfin, les hommages seraient rendus par la famille impériale et le corps de l’empereur serait évacué pour être mis en terre de manière plus intime. Viendraient ensuite les derniers recueillements et remerciements envers la Mère et Ronia, déesse de la mort et de l’hiver.
Pour finir, Joren devrait se faire arrêter une fois sorti de scène…, songea Giselle.
La jeune femme expira lentement, la matinée s’annonçait longue et éprouvante.
L’immense arbre au fond de l’allée et les vitraux colorés s’illuminèrent soudain, un chœur commença à chanter et une douce mélopée s’éleva sous les arches de pierres. De nombreuses décorations embellissaient les voutes et la verrières. Des bouquets de fleurs et de branche de peupliers étaient fixés sur les chaises, les bancs et les statues. Un parfum de résine flotta dans l'air. La cathédrale Sainte Augusta se dévoila dans toute sa splendeur, à la fois solennelle et merveilleuse. Les dignitaires autour d'elle posèrent de nombreuses questions sur l'architecture et l'histoire du monument, elle fit de son mieux pour répondre aux demandes exhaustives du couple et pour traduire les textes des chants.
Giselle ne fit pas erreur dans le programme, la Papesse Hildegarde entra à petits pas dans la cathédrale. Âgée et quasiment impotente, la vieille dame eut du mal à se déplacer jusqu’au pied de l’arbre de la Mère. Ses lourdes robes chamarrées l’appesantissaient dans ses mouvements, la faisant presque choir. Derrière elle, plusieurs rangées de cardinales suivaient. Giselle reconnut le magnifique visage de Lauvia.
Des flashs d’appareils photo éblouirent les invités et quelques prêtresses, les journalistes, enfiévrés par l’évènement, s’attelaient à immortaliser la scène.
Hildegarde commença l’office d’une voix légèrement tremblante et inaudible.
Personne n’entendit rien, mais tout le monde continua a faire silence dans le plus grand respect.
La jeune femme se pencha en avant, scrutant les visages. De nombreux nobles portaient des jumelles au bout de leur nez, désireux de suivre la cérémonie de façon la plus précise possible. Dans un angle, elle reconnut sa famille. Elle retint son souffle.
Son père, vouté, semblait vieilli de dix ans. Il semblait encore plus ratatiné et tordu que dans ses souvenirs et elle eut un pincement au coeur en voyant ce dépérissement. Iphigénie, toujours aussi raide et sèche, se tenait droite à ses côtés. Fraiche comme une rose, Léonie était assise presque nonchalamment, tournant légèrement la tête vers l’extérieur. Sa robe noire, magnifique, était parsemée de petits rubans rouges. Giselle eut une mine dégoutée lorsqu’un journaliste s’approcha d’elle en la prenant en photo.
— Par les Dieux, mais ce corset est indécent ! Il n’y a donc personne pour la conseiller convenablement ? murmura-t-elle en observant la scène.
Elle remarqua cependant avec satisfaction que d’autres nobles regardèrent Léonie se faire photographier avec des expressions désabusées.
Enfin, le corps d’Auguste arriva à l’entrée de la cathédrale et l’ambiance solennelle changea brutalement. L’émotion gagna Giselle et comme des milliers d’autres sujets de son pays, des larmes roulèrent sur ses joues.
La musique souleva son cœur et des souvenirs affluèrent dans sa mémoire, elle chanta avec l'assemblée les cantiques des Dieux.
Votre Majesté, puissiez-vous reposer en paix aux côtés de Carolina et d’Ulrika… Malgré les événements qui se déroulent aujourd’hui… J’espère que là où vous êtes, vous savez que je n’ai jamais trahi l’Empire. Je souhaite que vous puissiez découvrir le destin de Dalstein et qu’il n’est pas trop sombre…
Elle oublia presque de regarder la famille impériale qui fermait le cortège. Giselle reconnut quelques membres des Fretnarch et elle se figea en voyant Dusan.
Grand, toujours séduisant et bruns de cheveux, son visage contracté témoignait de sa forte émotion.
En voyant sa longue silhouette élancée, son expression pleine de mépris, cachée derrière un masque impassible et ses yeux sombres, Giselle réalisa qu’elle n’avait jamais aimé de lui qu’une image miroitée par son orgueil.
Toutes ses sinistres pensées s’envolèrent subitement, elle le découvrit pédant et insupportablement guidé. Sans le vouloir, elle parvint à lire toutes les réflexions de son ancien fiancé :
Il est dégouté de savoir Joren à ses côtés, la peine laissée par disparition de son père est uniquement concentrée sur sa colère. Par Menée, quelle attitude puérile… Jamais il ne souhaitera croire que son frère est innocent, son arrogance et son ambition se voient trop sur son visage.
Au passage de Dusan, Léonie releva les yeux, mais le jeune prince l’ignora.
Je me demande si Léonie est sa seule maîtresse..., songea Giselle avec une réalisation soudaine.
Damjan, ses longs cheveux coiffés en arrière, était perdu dans le vague. GIselle comprit qu’il avait sans doute noyé sa peine la veille dans de grandes rasades de vin. Un instant, le Second Prince redressa la tête et son regard croisa le couple qui accompagnait Giselle. Ils lui firent un salut de la main.
— Vous connaissez Damjan ? souffla la jeune femme, qui s’était ramassée sur elle-même.
— Bien sûr, il a déjà séjourné chez nous…, répondit l’homme dans sa langue.
— Un grand romantique, cet homme…, ajouta la dame. Mais ne craignez rien, c’est Danil que nous soutenons.
Enfin, son regard se posa sur Joren et le cœur de Giselle se serra. Les cheveux coupés et coiffés correctement, la barbe rasée et en uniforme de cérémonie, il ne ressemblait en rien au marin qu’elle avait vu ronfler dans une cale à bateau.
Les trois frères s’alignèrent de l’autre côté de la couche mortuaire et Hildegarde prit place au milieu, d’une voix frêle, la vieille dame commença les sacrements.
La jeune exilée ne put s’empêcher de les comparer tous les trois. Joren, blond et large de stature, avait un charme naturel.
— Dieux, quel bel homme ! murmura une dignitaire de Skadiali, je ne l’avais jamais vu auparavant.
— Il est bien plus viril que ses frères… Un petit trop, même.
— C’est vrai qu’il ne ressemble à personne dans cette famille. Remarque, les deux autres sont également fort charmants.
Des chuchotements s’élevèrent parmi les ambassadeurs étrangers.
— Avez-vous entendu les rumeurs qui cours dans tous les salons ?
— Desquelles parlez-vous ?
Joren se leva et un silence général se fit. Il s'avança et Giselle eut du mal à distinguer son visage, caché par une des branches de l'arbre. Elle l'entendit lire à haute voix un texte religieux.
Son ton, incroyablement puissant, raisonna dans toute la cathédrale et fit sursauter les spectateurs qui piquaient du nez depuis longtemps. Droit, martial et pourtant plein de sincérité, il rendit hommage à son père et tous purent saisir la gravité qui alourdissait son coeur. Il se rassit sous le crépitement des appareils photo.
Giselle put voir Damjan et Dusan se tortiller sur leurs chaises.
Damjan parla à son tour, la voix brisée par endroit, sans doute à force d’avoir abusé de boisson la veille. Un léger silence crispé lui répondit, couvert par les bruits des photographes. Les dignitaires ne commentèrent rien, même si leur malaise étaient palpable.
Puis Dusan se leva et chaque personne présente pu sentir sa détermination. Avec éloquence, il donna vie au texte pieu et s’agita même un peu, quittant quelques instants sa posture pompeuse. Giselle le regarda faire. À une époque, elle aurait été subjuguée par son charisme et son charme rempli d’esprit. Aujourd’hui, elle le trouva aussi faux et insipide qu’un verre de petit lait coupé d’eau.
Il en fait trop, on dirait qu’il hurle pour qu’on remarque sa présence… Suis-je la seule à m'apercevoir de ça ?
Elle jeta un regard discret en contrebas et remarqua que tous observait Dusan avec le plus grand intérêt. Elle fronça du nez et se recula sur sa chaise.
La cérémonie reprit, Giselle, lassée des chants à répétition, s'enquit à observer les invités. Son attention tomba subitement sur un visage familier.
Mais… n’est-ce pas l’intendant de Hautebröm ? pensa-t-elle en se penchant tout à fait en avant.
— Excusez-moi, demanda telle à la dignitaire arbisienne. Auriez-vous une petite paire de jumelles ?
— Bien sûr, répondit la dame, tenez.
La jeune femme porta l’appareil au bout de son nez et plissa des yeux.
C’est bien lui ! Que Kertion me foudroie si ce n’est pas par hasard…
Consciencieusement, Giselle observa de nouveau les personnes qu’elle pouvait apercevoir et commença à mettre des noms sur chaque noble qu’elle reconnaissait. Certains d’entre eux, venant sans aucun doute de province, ne pouvaient pas être identifiés. Mais la jeune femme rassembla toutes ses connaissances :
Lui est habillé étrangement… voyons, il fait signe à l’intendant…
Elle fixa les individus qui ne semblaient pas concentrés sur l’office. Son cœur rata un battement lorsqu’elle reconnut également le chasseur qui l’avait poursuivi dans les bois.
Ils sont affublés comme des riches, qu’est ce qu’il trafiquent ?
Elle déglutit soudain : et s’ils savaient qu’elle était ici ?
Elle retira ses jumelles et regarda autour d’elle. La jeune femme constata que d’autres spectateurs se penchaient en avant, observant quelque chose.
— Que se passe-t-il ? chuchota le dignitaire arbisien.
— Je ne sais pas, on dirait que des personnes s’agitent en bas.
Giselle se leva immédiatement. Elle quitta la rangée, poussa les gens assis.
— Je dois m’assurer de quelque chose, souffla-t-elle aux deux arbisiens avant de partir.
Giselle descendit les marches lentement, sans faire de bruit. Ses chaussures à petits talons lui permirent de vite avancer. Elle rasa les murs colorés de la cathédrale et se dirigea sous une tribune. Cachée par le déguisement de sa fonction, personne ne lui prêta attention.
Le capitaine de la garde a une broche en forme de patte de lion…, se remémora-t-elle.
Sous les arches, elle était invisible. Rapidement; elle chercha des yeux un des gardes de Joren et en trouva un, les sourcils froncés et semblant lui aussi écouter l’agitation qui commençait à se faire entendre vers le devant de l’autel.
Elle lui fit signe, le soldat la fixa quelques instants puis lui permit d'approcher :
— Quelque chose se trame, souffla-t-elle. J’ai reconnu des hommes qui n’ont rien à faire ici.
— Il apparaît que c’est une femme qui a fait un malaise. Restez là, dites-moi à quoi ressemblent ces types.
Giselle chuchota la description au creux de son oreille et l'homme s’en fut.
Il revint quelques minutes plus tard :
— C’est bon, nous les arrêterons à la fin de la cérémonie.
Les chants s’élevèrent à nouveau et le corps d’Auguste quitta lentement la cathédrale.
La dernière partie des funérailles débuta, au soulagement de beaucoup de monde. Plus près de l’autel, la jeune femme pouvait sentir les effluves de l’arbre gigantesque et de résine chauffée, siégeant au milieu de la coupole de verre.
— Comment allez-vous faire évacuer Joren ? demanda Giselle, tout bas.
Les chants et les prières chevrotantes d’Hildegarde couvraient leurs voix.
Le garde se pencha pour lui répondre.
— Joren Primtis est un innocent ! hurla soudain quelqu'un. Que justice soit rendue, le peuple ne se pliera pas ! Gloire à l’Héritier ! Gloire à la Gueule de Lion !
Des vociférations se firent entendre, des chaises tombèrent, les mélodies et la musique cessèrent.
Le garde abandonna Giselle et se mit à courir en direction de l'autel.
— Par les Dieux, évacuez, évacuez ! s'écria quelqu'un.
Giselle s’approcha, derrière les colonnes, elle ne vit pas grand-chose, mis à part une marée de personnes, toute vêtue de noire qui reculait subitement en criant.
— Joren est le seul successeur de l’Empire ! cria de nouveau l'individu.
— Saisissez-le ! ordonna quelqu'un en retour.
— Attention ! hurla une femme.
Une explosion énorme suivie d’un souffle surpuissant secoua la bâtisse.
Giselle se boucha les oreilles et ferma les yeux. Une lumière violine éblouissante écrasèrent ses yeux. Cachée derrière un pilier de pierre, elle se tassa sur le sol. Un horrible bruit de verre et des hurlements assourdissants se répercutèrent en échos. Le sol trembla, la jeune femme, ayant perdu l’équilibre, se redressa tant bien que mal, essayant de se maintenir.
L’air devint subitement obscur et la lumière du jour se retrouva masquée. Aveuglée, le coeur battant, Giselle tâtonna contre les parois gravées de pierre.
Un craquement terrible se fit entendre,
L’arbre ! Il s’effondre !
Giselle regarda aux alentours et se précipita en avant. Devant les portes, les visiteurs s’amassaient, se marchant dessus et piétinant tout sur leur passage. les bancs et les chaises étaient retournés. Leur brusque panique empêchait toute sortie.
Une odeur de brûlis et de fumée attrapa Giselle à la gorge. La jeune femme chercha une échappatoire et se fit bousculer par des gens paniqués.
Sous ses yeux horrifiés, un groupe de personnes allongées, les vêtements déchiquetés, s’étalaient pratiquement au milieu de l’allée. L’arbre sacré, en flamme, s'embrasait atrocement.
— Les combles ! Les combles de la cathédrale, il faut fuir, tout va s’effondrer !
Giselle releva la tête, déjà des piliers gravés se délitaient.
Le souffle a ébranlé les arches !
Elle tourna sur elle-même et aperçut au loin Damjan et Dusan se faire évacuer par le seul accès disponible, suivit de près par Joren. Son instinct la poussa à faire plusieurs pas pour les suivre.
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