Peu importait l’exubérance exsudant de chaque composition des lieux. Peu importait l’immensité des salles à côté desquelles elle se mouvait. À Docini fut accordée une réunion dans la modicité relative. Là où des carreaux vitrés, aux gradations alternées, reflétaient l’éclat extérieur tamisée d’ombres jardinières. On lui attribua un siège confortable : cette chaise au dossier voûté, serti d’accoudoirs moelleux, la gratifia d’un confort dûment souhaité, allégeant sa pression musculaire. Cependant, non contente d’avoir dû déposer son épée au seuil de la porte, trois hôtes entendaient s’intéresser à son histoire.

L’impératrice eût été plus intimidante sur son trône. Sa place remplaçante lui seyait malgré tout, car dans son regard inquisiteur transperçaient rigueur et raideur. Sévissait en elle l’art de démunir ses interlocuteurs, inhibés de toute qualité, retranchés aux derniers sursauts de vigueur. Son futur mari, coudes sur la table en bois poli, s’essayait à exercer une autorité semblable, quoique son allure décontractée adoucissait quelconque autre intention. Toujours était-il que la capitaine de la garde agissait en complétude. Debout, adossée contre le mur latéral, hallebarde au poing, elle se dressait comme obstacle, ancrée sur la distance séparant l’inquisitrice de l’impératrice.

Docini déglutit. Réfréna ses frissons. Se risqua à s’insuffler un brin d’audace. Je me sens jugée. Quelle ironie, lorsqu’on défend les intérêts de l’inquisition !

— Je suis prête à m’affirmer par quelque moyen que ce soit, déclara-t-elle.

— Votre énonciation apparaît comme un écho, persiffla Bennenike. Ce n’est pas contre vous, bien sûr, mais j’ai moi-même encouragé le développement de l’inquisition après mon ascension au pouvoir. La Belurdie et l’Empire Myrrhéen ont toujours entretenu des relations cordiales. Dans leur histoire récente, tout du moins.

— Je ne comprends pas les différences, admit Koulad. Comme vous l’avez déjà souligné, illustre impératrice, notre milice et l’inquisition partagent le même objectif, non ?

— Sensiblement, oui. Mais si j’ai accordé ma bénédiction à l’inquisition, elle n’est pas liée à mon pouvoir, au contraire de la milice. Cet ordre agit sur les pays voisins, qu’il soit allié de leur pouvoir, comme en Belurdie, ou en désaccord, comme en Enthelian, où elle est perçue comme une menace à la sécurité de tous. Les symboles et les principes diffèrent beaucoup aussi.

D’un œil insistant, la despote dévisagea Docini. Si elle s’y était accoutumée, elle ignorait quelles motivations s’y insinuaient, et ne chercha guère à deviner.

— Voilà six ans que j’ai accueilli Kalhimon Steria, se remémora-t-elle. Rares sont les personnes à égaler sa force et son charisme. J’imaginais alors qu’il était le plus à même à diriger l’inquisition.

— Les rumeurs affirment alors le contraire…, déplora Badeni. Docini, vous y avez assisté. Vous savez comment s’est déroulée la rupture de l’inquisition. Et si vous le permettez, votre grandeur, je suis curieuse de connaître le fin mot de l’histoire.

— C’est une requête louable. Avoir le point de vue de Docini nous permettra de mieux la discerner.

Ma vision n’est peut-être pas des plus objectives… L’étrangère se garde tout commentaire superfétatoire, préférant se focaliser sur l’essentiel, s’éclaircissant la gorge en vue de satisfaire ses hôtes.

— Kalhimon dirigeait l’inquisition d’une poigne d’acier, certifia-t-elle. Nombreux ont été les mages tués, torturés ou capturés sous son pouvoir. Il ne renonçait à rien pour parvenir à ses fins. Moi-même, je l’ai rarement vu, mais il a terrifié moult confrères et consœurs. Il avait une unique faiblesse : sa némésis, Emiteffe Daneb. Une myrrhéenne exilée en Belurdie. Contrairement à d’autres mages, elle a toujours su que l’interdiction de la magie dans l’empire s’étendrait dans ce pays aussi.

— Je connais ce nom ! interrompit Koulad. Elle a été une des principales résistantes avant d’être forcée de se replier. Mon oncle l’a pourchassée jusqu’aux frontières du territoire. C’est là que Kalhimon l’a assuré qu’il se débarrasserait d’elle. Il en a fallu, des années !

— Tout juste. Kalhimon lui-même admettait qu’elle était redoutable. En Belurdie, elle avait rassemblé des centaines d’expatriés, et avait réussi à leur faire traverser la frontière vers l’Enthelian. Kalhimon a fini par la retrouver, d’après ma sœur. Leur affrontement s’est soldé par une victoire de l’inquisition. Seulement, à partir de ce moment, il n’a plus été le même.

— D’où la scission de votre ordre ?

— Personne ne l’a vu venir ! Sauf Godéra, qui le connaissait mieux que quiconque. Il dissimulait bien son jeu, au début. Mais plus les semaines s’écoulaient, plus ses discours autrefois radicaux se modéraient. Il n’était plus question d’exécuter des mages, ni même de les capturer. Il fallait les comprendre, s’allier à eux. Un revirement qui n’a pas rassuré mon aînée, bien au contraire.

— Ainsi s’est désunie l’ordre censée maintenir la paix et la stabilité, dit Bennenike. L’ironie du sort est parfois glaçante. Kalhimon n’est donc plus digne de confiance ? Je suis déçue.

— Ma sœur pensait que c’était la faute d’Emiteffe. Qu’avant de périr, elle s’est insinuée en lui, lui a jeté un maléfice, pour qu’il poursuive le combat de sa pire ennemie. En tant que seconde, Godéra s’est vite opposée à cette nouvelle politique. Elle a rassemblé une insurrection à laquelle j’appartenais. Elle a éventré trois soutiens de Kalhimon avant que ce dernier propose un compromis. Un duel entre eux deux, et le vainqueur dirigerait l’ordre. Ce fut un combat acharné que mon aînée a fini par remporter. Au moment de porter le coup fatal, elle a fait preuve de clémence pour la première fois de son existence. Au nom de leur partenariat de naguère, elle s’est contentée de le bannir. Ce qui a entraîné le départ d’un bon tiers des membres, quand Kalhimon a créé le sien, destiné à soutenir les mages. Depuis lors, les branches radicales et modérées de l’inquisition sont en rivalité.

La gorge de Docini s’assécha, l’obligeant à couper son discours. En ai-je trop dit ? Pas assez ? En tout cas, une étrange lueur brille dans leurs yeux… Tandis que Koulad se pencha en avant, traits renfrognés, Badeni sembla enfin se détendre.

— L’histoire d’un échec…, marmonna-t-elle. Malgré tout, vous avez su vous relever.

— Je suis un peu plus sceptique, trancha le chef de la milice. Permets-moi de te tutoyer, Docini. Tu m’as paru assez spectatrice dans ce conflit.

On en revient là. Encore et toujours ! La jeune femme se crispa sur son siège, car dans l’air se propageait l’empyreume de desseins inavoués. L’envie ne lui manquait pas de se redresser, mais les discrètes sollicitions de son impératrice, davantage observatrice que loquace, l’enjoignait à ne rien commettre de fâcheux.

— Je suis sous les ordres de Godéra, s’affermit Docini. Mais je ne suis pas elle. Et je suis fatiguée d’être comparée à elle à longueur de temps.

— Surveillez votre langue face à l’impératrice, inquisitrice ! vitupéra Badeni. N’oubliez pas que vous êtes son invitée, dans son palais. Respect lui est dû.

— Du calme, Badeni, dit Bennenike. Tu es mon amie, mais tu n’es pas obligée de reprendre quiconque s’affirme un minimum. En l’occurrence, je te félicite, Docini. Tu ne manques pas de bravoure.

Le faciès de l’inquisitrice devint érubescent comme elle peina à maintenir la tête droite face à un tel compliment.

— Peu habituée à être valorisée ? se moqua Bennenike. Quoi qu’il en soit, Godéra m’avait annoncé la visite d’un émissaire pour s’assurer de la loyauté de son inquisition vis-à-vis de mon pouvoir. Elle avait omis de me préciser quelques détails, comme les récents déboires de leur ordre, ou encore le fait qu’elle avait envoyé sa propre sœur cadette. C’est chose faite, dorénavant. D’ici je décèle tes motivations, Docini. Tu souhaites tracer ta propre voie au lieu de suivre les pas de ton aînée.

Docini opina du chef faute de mieux.

— Nous sommes d’accord, dit l’impératrice avec un sourire incongru. Ne t’inquiète pas, nous te trouverons une place dans ce vaste empire. Plus jamais des conflits internes ne nous sépareront de notre véritable objectif : effacer toute trace de l’existence des mages. Éliminer l’esclavage, la famine, la pauvreté. Assurer la prospérité pour chaque digne citoyen.

— Et quel est mon rôle dans cette ambitieuse lutte ? interrogea Docini.

— Celui qui te convient le mieux, tant qu’il reste complémentaire au nôtre.

— Je vois. Je ferai selon vos désirs.

— Ta volonté est palpable… J’ai hâte de te voir au combat. Combien de mages as-tu tués ?

— Eh bien… Aucun.

Koulad manqua de s’étouffer comme Badeni écarquilla des yeux. Bennenike, quant à elle, ne cilla même pas, pourtant elle fut celle qui inquiéta le plus Docini. Cette réponse doit sûrement la décevoir, mais je me devais d’être honnête.

— Comment est-ce possible ? s’offusqua Koulad. Tu appartiens pourtant à l’inquisition depuis un moment, non ?

— Oui, dit Docini, de la transpiration perlant sur ses tempes. Mais j’ai été surtout suiveuse, et jugée trop jeune et inexpérimentée pour m’affirmer. Godéra se lassait de ma passivité. Elle pensait même que je n’étais pas totalement fidèle à notre cause. M’envoyer ici, d’après elle, permet de faire mes preuves.

— Donc tout s’explique, fit Bennenike. Ne nous pressons cependant pas. Notre mariage, à Koulad et moi, constitue la propriété. Même si j’ai déjà deux enfants, cette union est une étape nécessaire à l’avenir de l’empire. Le soleil va bientôt décliner : repos est exigée. Cette entrevue est terminée, des gardes te conduiront bientôt à ta chambre, Docini.

Bien qu’elle se retînt de souffler, Docini ne cracha pas contre un bol d’air frais. Sitôt immergée dans le couloir qu’elle chérit la solitude. C’était le moment pour réfléchir à sa condition, pour se focaliser sur elle-même. J’ai été acceptée par l’impératrice, juste parce que j’ai bien su narrer les malheurs de notre inquisition ? Cela ne peut pas être aussi simple. Je…

— Ce sera enfin l’occasion de prouver ta valeur, petite sœur, résonna une voix dans sa tête.

Qui m’a parlé ? Godéra ? Une courte vision lui appparut : symbole et clameur fusionnèrent tel un appel. Émergea le flou, l’indicible, des images et des sons distordus. Happée en dehors d’elle, soucieuse du paraître, de la réussite, elle vogua au creux d’idées dépouillées, d’ambitions partagées.

Mais une main envahisseuse, agrippée sur son épaulière, soutint un chuchotement des plus pernicieux :

— L’impératrice garde mon respect. Pour autant, sa décision m’a parue un peu rapide. J’ai des années d’expérience dans la milice, et je ne doute pas des motivations de ta sœur, au moins aussi engagée que moi. Mais toi… Quand tu évoquais Godéra, tes lèvres tremblaient, de la sueur s’écoulait sur tes tempes. Si tu es de son côté, pourquoi es-tu si effrayée ? C’est étrange. Ça suscite ma méfiance. Je te garderai à l’œil, Docini.

Koulad s’éclipsa, prompt à accomplir pour son rôle, plus à l’aise dans ce milieu que l’était la jeune et perdue inquisitrice.