Chapitre 14 : Le goût de la liberté (1/2)
JIZO
— Tu as été vilain, tança une terrifiante voix. Il est temps de te punir.
Cette sempiternelle silhouette l’obombrait. Au-dessus de lui, une main ferme, enroulée autour du manche d’un poignard. Au-dessus de lui, un éclat trop flamboyant dans les yeux de sa maîtresse, en complétude avec la largeur de son sourire.
— Maîtresse Vouma…, plaida Jizo. Je vous en supplie, je ne voulais pas…
— Silence ! coupa-t-elle. Tu crois pouvoir m’échapper impunément ? Je te badigeonne, je te nourris de précieux mets, et pour te récompenser de ta loyauté, je t’emmène découvrir de nouvelles saveurs dans la splendide cité voisine. Tout ce que j’ai gagné, c’est un séditieux incapable de tenir sur place, d’être reconnaissant pour mes efforts !
— Mais je suis sincère ! Ce n’est pas moi qui…
— Chaque mot que tu prononces ternit ta beauté. Nous sommes liés, toi et moi, l’aurais-tu oublié ? J’ai développé une idée pour que tu t’en rappelles. La réponse se situe au bout de ma main.
Aucune échappatoire ne se présentait à Jizo, dont les tressaillements s’étaient plus accrus que jamais. Si seulement ses poignets n’étaient pas aussi serrés, il ne serait pas coincé sur ce lit… Au lieu de quoi il assistait à sa propre fatalité, aussi sombre s’annonçait-elle.
— Je vais ôter ton pourpoint, prévint la maîtresse. Dans de telles conditions, tu es bien évidemment incapable de l’enlever toi-même. C’est nécessaire.
Vouma s’imprégna une fois encore du sang de son esclave. Pour cette soirée, cependant, elle brûlait d’un désir plus ardent. Ce pourquoi elle enfonça la pointe à côté du nombril du jeune homme. Pas assez profond pour que ce fût grave, toutefois assez pour que le marque demeurât. D’un doigté trop précis elle traça son contour : une courbe ascendante bouclée par deux pointes en bas de son abdomen. Jizo hurla, se tordit de tout son être. Hélas, il était impuissant, et nul n’était en mesure de l’aider.
Le sourire de la tendre maîtresse s’élargit davantage à l’achèvement de son œuvre.
— Tu as apprécié ? questionna-t-elle en se lovant sur lui. Tu dois aimer la douleur, vu comment tu as cherché à la provoquer.
Elle s’empara aussitôt d’un baiser. Jizo s’en serait dérobé s’il le pouvait. Mais désormais, la liberté s’apparentait à une chimère, à une chiche lueur perçant au sommet d’un gouffre.
— Tu es à moi ! répéta Vouma. Par respect pour toi, je devrais t’aider à cicatriser : ce serait dommage de t’abimer outre mesure. Sauf que j’ai certaines pulsions… Tu me pardonneras, comme toujours.
Alors Vouma entama l’acte, s’inséra dans un esclave aux antipodes du consentement. En quel nom Jizo pouvait-il protester ? Les chaînes l’enserraient sans possibilité d’issue. Il subirait sa géhenne dans le mutisme, ainsi se soumettait-il, ainsi s’entonnerait la sinistre mélodie de l’existence.
Jizo bondit en s’extirpant de ce cauchemar.
— Qu’on me laisse tranquille ! quémanda-t-il.
Sitôt immergé dans le vrai monde qu’il se débattit. Exsudant de partout, lanciné de spasmes, secoué dans tous les sens. Puis une main rassurante se rapprocha de lui.
— C’est fini, Jizo…, susurra Nwelli. Nous sommes libres, maintenant.
C’était juste un rêve. Non, c’était la réalité. Et bien plus intense qu’un simple souvenir. Jizo s’ouvrit à moitié au câlin de son amie, seule vraie lumière nonobstant l’intensité de la nitescence matinale. Sous l’ombre d’un citronnier, à même une série de dunes, deux âmes avaient chéri le repos. Leur fine couverture les avait à peine protégés de la chaleur, car le jeune homme sentait des coups de soleil lui marteler épaules et visage.
La douleur lui vrilla encore au moment où il glissa ses doigts sur son abdomen.
— Je souffre encore du prix de notre liberté…, murmura-t-il. C’est de ça dont j’ai eu des réminiscences…
— Vouma est morte, rassura Nwelli. Plus jamais elle ne te fera du mal.
— Elle me tourmente… Elle me hante…
— Ça ne fait que quelques jours. Moi aussi, je rêve encore de Gemout, imaginant qu’il nous rattrapera un jour. Pourtant je sais qu’il est hors d’état de nuire. Il nous faut juste du temps pour nous remettre.
— Pourvu que tu aies raison.
— N’y pensons plus. Le passé ne doit pas être un fardeau pour mener notre avenir. Et il nous attend.
Jizo et Nwelli, extraits du semblant de confort d’une nuit à la belle étoile, s’attaquèrent à leur premier repas du jour. Déguster ananas et dattes n’avait rien d’exceptionnel, néanmoins ils les savouraient davantage que les plats concoctés par leurs anciens tortionnaires. Nwelli est là. Nous nous soutenons. Sans elle, je serais sans doute mort, étalé avec ma maîtresse, à jamais lié à elle. Une telle relation ne se défait pas si facilement…
Tous deux partirent de bonne heure, un lourd sac sur leurs épaules : une autre journée de voyage les attendait. À parcourir le désert vers un ouest espéré. Maman, papa, vous êtes si loin, mais j’espère vous retrouver bientôt. Vous accueillerez mon amie comme il se doit, j’en suis persuadée. Et puis vous m’expliquerez pourquoi vous n’avez pas fendu ciel et terre pour me retrouver…
Oh, la frontière dimérienne est si éloignée. Nous devons traverser les régions de Nilaï et Kishdun. Nous, deux anciens esclaves, tout juste capables de nous défendre.
L’étoile diurne les irradiait en permanence, ce malgré la rare présence de nuages. Sans crème protectrice, inadapté au climat de l’empire, Jizo était contraint de guetter chaque ombre tapie dans cette étendue de sable. Leurs manifestations lui parurent éphémères.
Ils gardèrent une allure correcte en dépit de ce handicap. Dans ses affaires débordaient des gourdes d’eau fraîche en quantité qu’ils souhaitaient préserver au maximum. Mais la chaleur les désaltérait, aussi se vidaient-elles plus vite qu’escomptées. Entre deux voies sinueuses, où aucune présence humaine n’émergeait, Jizo contemplait l’inévitable chute de l’ultime goutte d’un des contenants. Il s’en rembrunit.
— Il nous en reste encore, rappela Nwelli dans un sursaut d’optimisme.
— Pour combien de temps ? L’empire est plus vaste que nos réserves…
— Pitié, Jizo, ne désespère pas ! C’est toi qui as proposé de marcher vers l’ouest, non ?
— Une volonté égoïste dans laquelle je t’ai entraînée. Tout ça pour retrouver mon pays natal… Mais nous sommes des citoyens de seconde zone, et les frontières de l’empire doivent être bien gardées. Nos chances sont minces…
— Gardons espoir ! Et puis, tu sais pourquoi j’ai choisi de te suivre, Jizo. Où serions-nous allés, sinon ? Jamais Nilaï ne nous aurait accueillis. Non, j’en ai fini avec l’Empire Myrrhéen, même si j’y suis née et y ai toujours vécu. Je veux partir aussi loin que possible. Tu m’apprendras le dimérien, et je pourrai saluer cordialement tes charmants parents !
Le rythme ne s’accéléra guère malgré leur échange d’un faible sourire. Trop innocente pour ce monde cruel. Que le futur la préserve. Discourir sur leur possible avenir leur importait peu. Il leur fallait suivre la direction du couchant, en quête d’une frontière, d’un refuge, d’un endroit apte à recevoir des exclus.
Les jours se succédèrent sans une once de nouveauté. Or cette répétitivité leur pesait, tant pour la fournaise dans laquelle ils marchaient que pour la spirale infernale imposée par leurs souvenirs. Ils réussissaient toujours à se relever l’un l’autre, à aller plus loin, mais il existait une limite à cette nouvelle vie pleine de promesses. L’allègement progressif de leur sac leur pesait en effet sur la conscience.
Puis baigna la lueur dont ils avaient tant rêvé.
Ce n’était point un mirage. Une oasis se déployait bien devant leurs yeux ébaubis. Des flots d’eau turquoise miroitaient à leur grand dam, protégés du soleil par l’ombre des arbres fruitiers. De multiples couleurs vives bariolaient les lieux, embellissaient le paysage d’une touche bienvenue. Est-ce l’abri si promis ? Autant en avoir le cœur net !
Ni une, ni deux, Jizo et Nwelli abandonnèrent toute contemplation pour se ruer vers la désaltération. Ils remplirent les gourdes vides de cette eau désirée. Chacun trépignait à l’idée de goûter cette nouvelle saveur.
Une odeur putride emplissait pourtant les lieux. D’abord Jizo se pinça les narines, mais l’effluve persista. Soudain des flots rouges enlaidirent la pureté des flots, et un corps émergea à la surface. Jizo bascula en arrière, lâchant un cri, avant de mieux observer le cadavre. Il s’agissait d’un homme basané, d’âge moyen, attifé d’une armure en écaille anthracite et d’un casque en bronze surmonté d’une pointe.
Bientôt le tableau se dépara davantage. Si pressés d’étancher leur soif, ni Nwelli ni Jizo n’avaient entrevu les dépouilles jonchées dans l’eau et le long des bordures de l’oasis. Ils trémulèrent, indécis quant à la voie à suivre.
— Qui les a tués ? s’affola Nwelli. Ciel, nous ne sommes en sécurité nulle part !
— Nous avons encore le temps de nous éloigner ! rassura Jizo. Après tout, nos gourdes sont remplies, donc il suffit de…
— Ne bougez plus !
D’instinct les anciens esclaves s’immobilisèrent. Une voix aigüe et pourtant imposante s’était insinuée dans leur tympans. Baissant la tête, ils identifièrent un jeune garçon, une courte épée en fer à bout de bras. Il flottait dans une tunique étriquée à manches croisée. Mais ce qui détonnait était l’éclat d’azur de ses yeux sur son visage ivoirin, constellé de taches, autour duquel pendaient de longues boucles blondes.
— Oh, vous écoutez, vous ? s’étonna-t-il. Vous tenez à la vie.
Une résolution affermie, entre hésitation et colère, s’extériorisait de son regard. Si jeune et déjà armé ? Dans quel monde vit-on ? Jizo déglutit pour affronter ses frayeurs. Il tenta un pas, mais l’inconnu brandit plus haut son épée.
— C’était trop beau pour être vrai ! critiqua-t-il. N’approche pas plus !
— Doucement, mon garçon, apaisa le jeune homme. Pose ton épée et personne ne sera blessé.
— Tu me prends pour un gosse innocent ? J’en ai vu à la pelle, des gens comme toi. Ils croient m’avoir, mais je les connais maintenant, je ne suis plus naïf !
— Des adultes t’ont fait du mal ? compatit Nwelli. Ta méfiance est justifiée, mais nous ne sommes pas comme eux. Nous étions encore esclaves il y a encore quelques jours…
— Comment savoir si vous dites vrai ?
Jizo chercha une faille pour le désarmer. Il n’en trouva guère, à son désarroi. Les yeux de l’enfant se plissaient comme il les dévisagea longuement. Pas une seconde ses bras ne tressaillèrent, alors que même Jizo n’avait pas assumé son unique coup de poignard.
— Laisse-les, Larno, ordonna une femme. Ils ne sont pas armés, ils m’ont l’air net.
— Ça ne les rend pas moins dangereux ! contesta le garçon.
— On restera vigilant.
L’enfant rengaina à contrecœur. Il s’est montré raisonnable. Ce qui signifie que cette femme exerce une autorité sur lui. Jizo et Nwelli s’orientèrent vers la silhouette émergente, yeux plissés, animés d’un mouvement de recul.
La femme en question était couverte de la tête aux pieds, juchée à quelques mètres des concernés. Une ceinture à double boucles séparait son pantalon écarlate en tissu de sa veste à bandes croisées grises et écarlates. S’ajoutait une cape fendue à moitié, révélant un bâton orné de pointes sur son dos, ainsi qu’une capuche rabattue. Mais toute son identité disparaissait sous son masque. Il était lisse et argenté, juste percé de trous nécessaires aux orifices, luisant face à la perplexité de Nwelli et Jizo. Nous incitons à la méfiance, apparemment… Et elle, alors ?
Un bras se tendit face aux deux anciens esclaves. Il leur était ardu de deviner si un sourire avait germé derrière le masque.
— Partons sur de bons termes, proposa-t-elle. Je m’appelle Irzine. Et mon petit frère, là-bas, c’est Larno.
— De bons termes ? hésita Nwelli. Mais ces cadavres autour de nous… C’est votre œuvre ?
— Évidemment, se vanta Irzine. N’ayez pas pitié, et ne soyez pas choqués, ils étaient des mercenaires. Nous nous sommes juste défendus.
— Mais qui êtes-vous pour avoir des mercenaires à vos trousses ? Surtout qu’ils ont l’air bien équipés…
— Avaient l’air, plutôt. Et c’est vrai. Pour être brève, disons que nous nous sommes attirés les foudres de gens puissants. Ça implique de savoir riposter. Peu importe l’âge.
— D’autres reviendront ?
— Pas tout de suite, j’espère. Ça nous laisse le temps de faire connaissance. À vous l’honneur. Question d’habitude, on aimerait savoir qui se dresse devant nous.
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