Chapitre 15 : Citoyenne d'honneur (2/2)
Peu à peu les chemins se séparèrent en fonction des devoirs. Badeni ordonna à cinq miliciens de l’accompagner, qui s’empressèrent ce faisant dans leurs préparatifs. Amenis les abandonna, non sans un clin d’œil vers l’impératrice, puisque l’entrevue ne la concernait guère. Resta une poignée de gardes, bientôt en face de leur ancien chef, assisté par Koulad. La perspective de revoir son oncle n’a pas l’air de l’enchanter... Il progressait tête baissée et sourcils froncés, aux antipodes d’une impératrice droite et sûre d’elle.
Nerben Tioumen correspondait à la description de Horis, tant par l’éclat de son crâne chauve que par le sinistre gris de ses yeux. À ceci près qu’il en imposait davantage. Si Docini n’était pas tant entourée, si elle ne dominait pas l’ancien milicien de hauteur, des tressaillements l’auraient sans doute ankylosée.
Terrifiant. Il était donc l’incarnation de la Grande Purge ? Kalhimon, Godéra, et maintenant lui… Tous les meneurs de la chasse aux « impurs » horrifient bien au-delà de leurs cibles principales. C’est à se demander si j’ai choisi le bon camp…
Trop tard, maintenant, j’ai fait mon choix.
Une autre silhouette régnait par-dessus tout, établie sur son trône, triomphant par-delà l’aura de l’accusé. Même cet homme d’apparence inflexible n’en demeura guère indifférent.
— Mes salutations, lança Bennenike avec une pointe d’ironie. Nerben Tioumen, savez-vous pourquoi vous êtes ici ?
— La lettre était assez précise à ce sujet, répliqua le vieil homme. Pour résumer, maintenant que la purge est achevée, j’écope des accusations d’excès.
— Vous êtes resté effronté, voilà qui est peu surprenant ! Croyez-vous que votre âge et votre expérience prévalent sur mon autorité ? Je ne suis plus une jeune fille. Celles et ceux qui doutent de mon pouvoir n’en ressortent jamais indemnes. Et puis, peut-être êtes-vous isolé des affaires de l’empire, mais j’escompte que vous avez entendu parler de l’attaque de Horis Saiden. L’annihilation des mages n’est pas encore achevée.
— Alors je suis le coupable tout désigné pour votre échec cuisant ? Évidemment, saluons l’étrangère qui vient tout juste d’arriver, couronnons-la de gloire !
Un instant Docini se crispa, mais l’assurance de l’impératrice l’emportait sur de quelconques invectives. Je suis intégrée. Peu importent mes origines, ma fonction et mes erreurs passées, ils m’acceptent comme un des leurs, et je siège à leur hauteur ! Elle voulut élever la voix, seulement Koulad s’avéra plus rapide.
— Mon oncle ! blâma-t-il. Pourquoi vous ne prenez pas ces accusations au sérieux ? Respect est dû à l’impératrice Bennenike l’Impitoyable ! Vous étiez chef de la milice autrefois, cela ne vous dispense pas de reconnaître ce pouvoir.
— Tu exerces déjà à merveille ton rôle d’époux, persiffla Nerben. Bennenike sait se défendre seule. Ou a-t-elle besoin, comme d’habitude, d’employer des personnes dévouées pour éviter de se salir les mains ?
— C’est à se demander pourquoi vous avez été si fidèle pendant des années, rétorqua l’impératrice. Intérêts communs mais méthodes divergentes ? Récemment, j’ai moi-même exécuté la kidnappeuse d’enfants Dioumekai Ouné. Et elle est loin d’être la première sur la liste.
— Vous faites des efforts. Mais où désirez-vous en venir ?
— Souvenez-vous ! Ilhazaos a été l’une des premières cités à subir les conséquences de ma politique. J’avais misé sur vous pour mener l’assaut… Je savais que ce serait violent, mais j’imaginais qu’aucun innocent n’y passerait.
— Alors vous êtes naïve. Les dommages collatéraux sont inévitables dans un massacre aussi ciblé.
— On parle d’une enfant qui aurait pu être recueillie, élevée avec amour et compassion. Vous l’avez égorgée sans le moindre remords.
— Et ? Pourquoi cette histoire retombe huit ans après ? Plusieurs miliciens avaient été témoins de mon geste, pourtant aucun n’avait protesté ce jour-là.
— Vous avez tué une innocente de sang-froid tout en oubliant le coupable. Horis Saiden a survécu… Il vous a vus. Il a ruminé sa vengeance durant tant d’années, jusqu’à s’infiltrer à mon propre mariage. De braves miliciens ont péri. Et c’est grâce à l’intervention de Docini Mohild, celle que vous appelez étrangère, que Horis a été arrêté.
— Des centaines de mages peuplaient Ilhazaos, je ne pouvais pas tous les repérer ! Je ne suis pas le premier milicien à avoir tué une soi-disant innocente, ni le premier à avoir laissé fuir des mages non plus. Dans la situation inverse, cette petite fille aurait elle aussi désiré se venger. Vos reproches n’ont pas lieu d’être, impératrice.
Un claquement de doigts résonna : trois miliciens s’armèrent de leur lance qu’ils pointèrent vers Nerben, regard acéré, genoux fléchis. L’accusé en haussa les sourcils tout en réprimant un sourire en coin de faciès.
— Une insolence à toute épreuve, tança Bennenike. Votre usage de la parole n’a d’égal que celui des armes. Et je suppose qu’une unique audience ne suffira pas à en donner le verdict. Mon objectif ici est surtout de vous sensibiliser à ce qui nous différencie des mages. Si nous nous adonnons aux pires cruautés, valons-nous mieux qu’eux ?
— Vous auriez dû vous poser cette question il y a huit ans, répondit Nerben.
— Peut-être. Mais je mûris, j’acquière de l’expérience. L’assaut de Horis Saiden est la répercussion de nombreuses erreurs. Je ne nie pas ma responsabilité… Ne niez pas la vôtre non plus, Nerben.
— Je vois. C’est donc l’heure de mon jugement ? Très bien, je suppose que je vais rester un moment. Histoire de voir comment la situation évoluera… Ça m’avait manqué.
— Faites attention. Vous effleurez des zones sensibles. Et vous êtes le premier conscient de ce qui survient à mes opposants. Les mages ne sont pas seuls à menacer la stabilité de l’empire. Souvenez-vous en. Cette audience est terminée.
Nerben s’en fut comme s’il avait triomphé, Bennenike demeura comme si elle était victorieuse. Entre ces figures étaient tiraillés les miliciens… ainsi que l’inquisitrice, seule parmi eux, surtout intégrée dans leurs problèmes. Koulad est le principal concerné. Un conflit entre sa femme et son oncle… Difficile de se placer. Mais je n’oublie pas comment il m’a parlé. A-t-il changé de point de vue ? Docini ne subodora pas outre mesure au risque de déception.
Le jour déclinait. Au déclin de la clarté succéderait l’incertaine obscurité dans laquelle Docini entreprit de s’immerger. Parcourir ces couloirs dans la solitude l’emplissait même d’un certain bien-être. Je me ressource. Je prends un peu de temps pour moi. Rarement avait-elle autant soufflé. Elle ne constituait plus le centre de l’attention, elle n’était plus assimilée parmi les miliciens, elle était juste elle-même.
Toute agréable sensation se révélait malheureusement éphémère.
Docini fit volte-face, comme animée d’un instinct nouveau. Derrière elle se tenait Nerben. Sans sursauter ni trémuler, elle se contenta de le fixer, alors que lui était armé de dédain. Pourtant elle ne laissa aucunement intimider, préférant adopter une franche posture.
— Je reconnais les méthodes de la famille Tioumen, dit-elle. Énoncer ses vraies pensées en aparté, incapable de s’exprimer en public.
— Je me suis affirmé face à l’impératrice, se targua Nerben. Pourquoi serais-je effrayé de m’adresser à une jeune étrangère ? Ta sœur a peut-être comme réputation d’être implacable, mais tu n’es pas comme elle. Tu assumes avoir un caractère différent tout en te prétendant aussi forte. Ce qui est faux.
— Je n’ai pas peur de vous. Venez-en au fait.
— Bennenike imagine voir le monde tout en nuances. De sa part, c’est de l’hypocrisie. Ta nomination en tant que citoyenne d’honneur n’est rien d’autre que de l’opportunisme politique. Et ça tombait bien que je sois revenu, ainsi elle me désigne comme mauvais, indésirable !
— Égorger une petite fille n’a rien d’honorable.
— Vous revenez tous là-dessus, c’en devient pitoyable. Voilà comment l’impératrice compte manipuler les foules. D’un côté, l’héroïne étrangère, discrète mais brave. De l’autre, le méchant guerrier, trop myrrhéen pour être honnête.
— C’est donc votre stratégie pour gagner. Vous victimiser. Vous ne vous en sortiez pas trop mal, dans votre confortable retraite.
— Mépris de la vieillesse par l’irresponsable jeunesse. De toute façon, je ne serai pas l’instrument du lunatisme de Bennenike. Tu peux l’être, si ça te convient. Tu y perdras juste sur le long terme.
— Qu’en savez-vous ?
Alors Nerben se mut pour se placer à hauteur identique de son interlocutrice. Il ne la regardait plus, toutefois son aura pesait davantage, et là Docini ne put contenir ses frissons.
— Tu es la triste incarnation d’un échec, dit-il. Tu abandonnes tes racines belurdoises pour te soumettre à notre empire. Tu n’as pourtant rien d’une myrrhéenne. Et tu n’en seras jamais une.
Et il ne lui accorda pas le temps de répliquer. Il repartit donc vainqueur, une fois encore, pour que l’inquisitrice se perdît dans ses paroles qui s’imprégneraient tel un poison.
Je n’ai pas fini de m’imposer…
Rien ne m’est encore acquis.
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