Chapitre 17 : Une nouvelle étape

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JIZO


En contrebas se déroulait l’étendue dorée. Tant de dépôts sablés, parfois couronnés de pourpres ficoïdes, avaient de quoi lasser même les plus intrépides nomades. Souvent s’érigeaient des cactus au sommet des dunes, à l’instar de celle depuis laquelle Jizo contemplait l’horizon, guidé par le soleil d’après-midi. Il dénota un paysage bosselé, sec, et de haute réflectivité. Le désert paraît s’étirer à l’infini. Parfois les canyons se dressent de toute leur splendeur, parfois des oasis resplendissent, mais sinon, on n’aperçoit que le sempiternel sable.

Soudain son cœur bondit contre sa poitrine. Ainsi réagissait son corps à chaque apparition de Maîtresse Vouma. Il ne s’accoutumait pas à ces apparitions, même si cette fois-ci, il n’avait pas trébuché en raison de son sursaut. Ce qui aurait été fâcheux compte tenu de la présence d’un cactus à proximité.

Pourquoi ne veut-elle pas disparaître ? J’assume mon geste, ne puis-je pas être libre ?

— Tu as le regard hébété, constata-t-elle. Tu t’es placé en hauteur, pourtant tu ne te mets pas en valeur. Tu as l’air écrasé par ce décor. Amusant, n’est-ce pas ?

— Je suis juste lassé de cette traversée du désert, répondit Jizo. Et vos apparitions deviennent redondantes.

— Et pourtant inévitables ! Je suis toi, et tu es moi.

— Cessez avec ce refrain ! Vivante ou morte, ça ne change rien, je vous hais !

— Un sentiment fort, bien plus louangeur que l’indifférence. Il me permet d’exister. De te cornaquer. Car que tu le veuilles ou non, mon cher Jizo, tu es perdu.

Comment répondre à une hallucination ? Ses nerfs s’étriquaient en dépit de sa bonne volonté, pourtant il savait que s’irriter était vain. Surtout que son interlocutrice conservait son expression hautaine.

— Je suis mon propre chemin, décréta-t-il. Vous ne l’influencerez pas.

— Non, objecta Vouma. Tu t’es soumis à un gamin et à une femme masquée. Rien ne prouve que leur histoire soit vraie. Pourquoi se dévoileraient-ils à des inconnus autour d’un bain de sang qu’ils ont eux-mêmes créé ?

— Je sais reconnaître la vérité quand je l’entends. La dureté avec laquelle ils ont narré leurs péripéties… Vous ne m’embrouillerez pas, Maîtresse Vouma.

— Même si tel est le cas, cela t’apportera quoi ? Ton but n’était pas de retrouver ta famille au Diméria ? Oh… Tu souhaites faire preuve de générosité. Aider des inconnus sans rien attendre au retour. Tu te montres altruiste, hein ? Ou stupide, plutôt. Ou alors tu es frustré car tu aurais voulu être secouru par tes parents, au lieu de cette assassin au cœur sec ?

— Vous avez tout faux. J’ignore où ça me mènera, tant que c’est loin de vous.

— Moi, je serais cruelle, tortionnaire ? Ma passion était sincère ! Et quand tu découvriras ce qu’est la véritable souffrance, tu regretteras mes étreintes.

Cette solitude relative se révéla éphémère, au grand dam du jeune homme. Bientôt le rejoignirent Nwelli, Larno et Irzine, qui l’observèrent avec circonspection. C’est mieux que d’être dévisagé, je suppose. Une moue distordait les lèvres de son amie.

— Il te faut un certain temps pour te ressourcer, soupçonna Irzine. Ça devient habituel.

— Si être seul lui fait du bien…, défendit Nwelli. On ne peut pas lui en vouloir.

— Je ne vous juge pas. Toi comme lui devez vaincre un récent traumatisme, il faut un certain temps. Nous avons tous nos démons.

Bien qu’il eût préféré acquiescer, Jizo se contenta de se masser les tempes, autour desquelles s’écoulait de la transpiration. À la nouvelle disparition de Vouma succédèrent les interrogations. L’effleurement des questionnements à venir.

— La chaleur me tourne à la tête…, avoua-t-il.

— Je te prête ma gourde ? proposa Nwelli, affolée.

— Non merci, ça ira… Je veux juste quitter ce désert au plus vite.

— Pas habitué ? fit Larno. C’est vrai que tu n’es pas un natif de l’empire. Tu as vécu ici… souvent à l’intérieur.

— Ne le juge pas, petit frère, nous ne le sommes pas non plus. Tu es même le plus vulnérable au soleil.

La vérité est rude, mais elle sait la formuler. Un engagement sur la pente les ramènerait dans la platitude du désert. Peu encourageait Jizo à continuer de cheminer, sinon la perspective de le quitter à jamais.

Irzine ouvrit la marche, animée d’un inimitable entrain.

— Le désert peut être impitoyable, affirma-t-elle. Mais la vie m’a appris que la nature est bien moins dangereuse que l’humanité. Alors, traversons ! Nous n’en mourrons pas.

— Trouverons-nous au moins un bon port un jour ? espéra Jizo.

— Je sais où nous rendre. Pour ça, il faut faire étape dans un village que j’avais contourné autrefois. À quelques heures de marche d’ici si je reconnais les lieux… et si nous allons à bon rythme. Rassurez-vous donc : peut-être dormirons-nous dans un lit douillet ce soir ! Moyennant quelques finances.

— Nous avons bien pensé à prendre des pièces de nos maîtres, précisa Nwelli. Ils n’en auront plus besoin.

Une telle possibilité les exhorta à accélérer la cadence. Toutefois subsistait l’effet d’un biome défavorable, tant soufflaient d’âpres rafales au gré d’une irradiation constante. Leurs chaussures eurent beau s’enfoncer dans le sable, leur gorge avait beau réclamer une eau fraîche, leur priorité se situait au nord-ouest. Là où de rares nuages flottaient en futile promesse d’humidité. Au-delà de ces ondes de chaleur circulant autour d’eux, promptes à entraver leur traversée.

Nul ne renonçait, personne ne se lamentait, tous gardaient le rythme. La voie paraissait simple, dépourvue d’embûches. Ils restèrent vigilants et taciturnes malgré tout. Nwelli choisit pourtant de couper court à ce mutisme.

— Je me demandais…, hésita-t-elle. Irzine, tu as parlé de ton voyage. Mais tu n’as pas décrit comment étaient les îles Torran. C’est différent de l’empire ?

Un rire résonna sous le masque argenté, ce qu’accompagna un trop plein sourire de son cadet. Une question maladroite, ça arrive de temps en temps…

— Tu m’aurais posé la question il y a deux ans, je n’aurais rien su te répondre, dit Irzine. Les temps ont changé, nous avons été contraint de sortir de notre zone de confort, et j’ai appris beaucoup de choses. Et notamment que notre contrée n’est pas du type conquérante.

— Elles n’ont cessé d’évoluer. Longtemps elles ont été peu peuplées à cause des conditions rudes. De la neige quasiment toute l’année, un taux de naissance constant mais faible, des rivalités incessantes entre clans internes. Et des coutumes bien à nous, comme la polygamie.

— J’ai du mal à imaginer… C’est si différent d’ici.

— Les îles ont encore changé, entre temps. Après la catastrophe d’Oughonia, détruisant ce beau pays montagnard en terres désolées pour une stupide guerre d’héritage, les répercussions magiques se sont inséminées jusque nos îles… Le climat est devenu plus favorable en quelques années.

— Comment ça se fait ? La magie possède vraiment ces effets ?

— Il semblerait, je ne m’y connais pas trop. Elle est capable du meilleur comme du pire, à mes yeux. Dans le cas des îles Torran, l’agriculture s’est développée à un point tel que la faim a été presque éradiquée ! Certains clans se sont unis, édifiant un pays de trois principales îles. Même si Ymaldir Hadoan et Den sont toujours dirigées par deux dynasties distinctes.

— Le malheur des uns fait le bonheur des autres…, songea Larno.

— Tout ne s’est pas bien passé pour autant. Les îles ne sont pas très étendues, et ce changement brutal de conditions a engendré une brusque augmentation de la population. De quoi mettre en danger le partage de ressources pour tous… Le conseil a dû prendre une décision radicale : interdire la polygamie pour les hommes. Depuis cent-vingt ans environ, seules les femmes ont le droit d’épouser plusieurs maris. À ce qu’il paraît, ça avait causé beaucoup de controverse à l’époque, mais ça a permis de diminuer puis de stabiliser le nombre de naissances. Un problème de réglé, même si nos îles n’en sont pas devenues un havre de paix. Ce serait sous-estimer les méfaits de la nature humaine.

Au milieu du discours, tandis que Jizo prêtait l’oreille à une histoire jusqu’alors méconnue, Vouma surgit encore de nulle part.

— Nous aurions dû vivre là ! imagina-t-elle. J’aurais pu avoir plusieurs hommes à mes pieds sans qu’ils soient esclaves ! Quand on est généreuse comme moi, une telle offre ne se refuse pas !

— Mais alors, intervint Jizo en s’efforçant d’ignorer la voix, il y a beaucoup de femmes célibataires dans vos îles ?

— Quelle incivilité ! Je ne vais pas m’effacer par manque de respect. Au contraire, je persisterai, m’insinuerai en toi !

Ne l’écoute pas… Ne l’écoute pas… Jizo plissa si fort les yeux que Larno lui jeta un coup d’œil de biais avec perplexité. Heureusement, Irzine se situait devant lui, et donc dans l’incapacité d’y ajouter son grain de sable.

— Qu’est-ce que cette question sous-entend ? douta-t-elle.

— Peut-être que cette loi manque d’équité, envisagea Nwelli. Pourquoi ne pas avoir interdit la polygamie tout court ?

— Parce qu’elle était ancrée dans nos traditions. Cette nouvelle réglementation était un compromis. Les gens s’y sont faits. Ça peut être difficile à imaginer de votre point de vue, mais certaines de vos coutumes nous paraissent bizarres aussi. Rassurez-vous : nos vies sont définies bien au-delà de nos devoirs d’amour. Sans vouloir nous vanter, il arrive de nous illustrer à la guerre. Il y a un peu moins d’un siècle, un certain empereur Doulnahil Teos, informé de notre union et gain de puissance, avait même essayé d’annexer le territoire. Pas de chance pour lui, nos ancêtres étaient plus doués pour les batailles maritimes, et le despote a coulé sous des tonnes de bois déchiqueté. Nous n’avons plus eu trop de contact depuis. L’Empire Myrrhéen avait bien conquis l’ouest, devait gérer les réfugiés issus de l’ancienne Oughonia, et maintenir stabilité son territoire. Autant dire que nous avons été oubliés… Pas par les maîtres et maîtresse des mers, en revanche.

Irzine s’orienta vers Nwelli, même si cette dernière ne sut comment interpréter cette insistance. Au moins était-elle épargnée du sourire permanent de Vouma, que seul Jizo endurait continûment.

— Qui sait, Nwelli ? évoqua-t-elle. Notre bonne entente est peut-être une première de l’histoire.

— J’aimerais rencontrer des hommes des îles Torran, commenta Vouma en se léchant les lèvres. Découvrir d’autres splendeurs exotiques… Et renforcer la bonne entente avec eux !

Cesse… Cesse ! Tu n’es pas moi, tu es une intruse. Sors de ce corps, disparais dans le néant ! Courbature aux jambes et bras s’étaient intensifiées, si bien qu’il chuta à genoux. Son front dégoulinait de sueur tandis qu’il se crispait à ses douleurs abdominales.

— Tu vois ? se gaussa la maîtresse. Minable ! Incapable de progresser sans le soutien des autres ! Je suis la voix qui s’insinue en toi, qui t’encourage à donner le meilleur de toi-même !

Non, tu es morte, pourtant tu restes. Tu m’empêches de me reposer, de me remettre, de vivre ! Au nom de quoi survis-tu ? Ma libération était-elle trop simple ? Est-ce ma punition pour m’être montré fourbe ? Des lancinements parcouraient son crâne. Jizo avait beau lutter, seule l’intervention d’une amie paniquée lui permit de ne point sombrer. Nwelli enroula son bras autour de son épaule, gorge nouée, cheveux dressés.

— Ça va aller, Jizo ! soutint-elle. Redresse-toi, nous y sommes presque !

— Tu vas sérieusement la suivre ? s’acharna Vouma. Nwelli est l’incarnation de la faiblesse. À ton avis, pourquoi Gemout a su profiter d’elle autant de temps ? Elle n’a même pas eu le cran nécessaire pour l’achever ! Il se vengera… car le désir s’amplifie avec le temps.

Je résisterai. Il le faut. Pour que je devienne quelqu’un de meilleur. C’est l’effet de…

— Même si tu as porté le coup de poignard, vous êtes pareils ! Des citoyens de catégorie inférieure. Des individus à museler pour qu’ils libèrent leur seul potentiel. Semblables à des animaux, le don de parole en plus… Et d’un physique ravissant. Libres, vous vous perdez. Libres, votre flamme s’éteint, vous ne valez plus rien. Tu as compris, Jizo ? Tu es faible. Et tu ne seras jamais fort.

Que cette voix se taise ! Pitié, je veux que ça s’arrête ! Ni les flots de sueur, ni les tourments ne cessèrent de s’écouler. Plaquer ses mains contre ses tempes s’avéra vain, surtout quand il s’avisa, non sans contenir un cri, qu’elles tressaillaient anormalement. Contrôle-toi ! Ne la laisse pas dominer !

Un coup de poing le renversa sur le sable.

Allongé, bras et jambes tendues, il effleurait enfin l’apaisement. Pourtant la confusion régnait dans son esprit. Pourtant un braillement sourd de Nwelli lui fendit les tympans. Pourtant il demeurait prisonnier de ce désert, de sa vastitude et de sa vicissitude. Il pouvait blâmer l’environnement tant qu’il le désirait, le vrai responsable se situait sur l’alignement de grains érodés et teintés de nuances dorées.

Jizo ne connaissait que trop bien cette position. Elle favorisait la détente de ses membres, pour autant que son état le lui alléguât. Car l’obombrait une silhouette d’allure menaçante. Il s’agissait juste d’un gamin. D’un enfant qui avait traversé maintes épreuves. D’un marmot qui jamais ne geignait quant à sa géhenne. D’un moutard qui le dévisageait avec rudesse.

— C’est tout ? reprocha-t-il. Tu t’écroules, tu abandonnes ? Tu veux mourir au milieu du désert ? À peine libre que c’est fini ?

Le jeune homme reçut le jugement malgré lui. Nwelli tenta de s’interposer, ce contre quoi Irzine la bloqua d’un bras, comme pantoise d’admiration face à l’attitude de son petit frère. J’en suis à subir les réprimandes d’un enfant… Mais n’a-t-il pas raison, au fond ?

— Il n’est pas fautif ! défendit Nwelli. Vouma lui a fait prendre des produits pas très bons pour lui…

— De la drogue, tu peux le dire, lança Irzine. Ça peut être ravageur. Loin de ce monde de souffrance, ça continue de le poursuivre jusqu’ici.

— Il n’y a pas que ça, reprit Larno. Il traîne, il divague, il se lamente en permanence. Il n’aide personne comme ça, surtout pas lui. Jizo, je te connais à peine, mais il va falloir te reprendre en mains.

— J’essaie…, plaida Jizo. J’aimerais vraiment laisser mon passé derrière moi, mais il me rattrape, refuse de me laisser tranquille. Pourquoi c’est aussi difficile ? Pourquoi c’est impossible de tout oublier ?

Irzine l’attrapa par le poignet et le tira d’un coup sec. Sitôt debout que Jizo oscilla, au moins se stabilisa-t-il en quelques secondes. Méfiance et mépris s’étaient dissipés, car même sans exprimer quoi que ce fût de décelable, la femme masquée extériorisait une sorte de bienveillance.

— Oublions nos rancœurs et notre mauvais départ, décida-t-elle. Formons un groupe soudé et suivons cette nouvelle étape. Tu as mon soutien, Jizo… Nous devons tous nous soutenir. Et crois-moi… J’aimerais vraiment que tu gagnes ta lutte intérieure.

Une note de positivisme conclut les angoisses du jour. D’un village au port, d’un port à une île, ses repères semblaient momentanément flous, comme piégés dans un tourbillon d’incertitudes. Il ne suffisait pas de promettre loyauté pour appréhender un monde impitoyable. Irzine et Larno leur avaient fourni plus d’informations quant à l’histoire et la culture de leurs îles natales, néanmoins une telle destination lui semblait encore nébuleuse. Eux non plus n’étaient pas libres de leur passé. Ce pourquoi ils vérifiaient leurs arrières à plusieurs reprises depuis leur rencontre à l’oasis.

Si Jizo chemina avec davantage d’entrain, grâce à l’absence de sa maîtresse, il n’en fut pas soulagé pour autant. Vouma ne lui apparut plus de la journée. Il alla vers le soleil couchant, s’éloignant de plus en plus de cette demeure aux âpres réminiscences.

Ce n’est que partie remise. Elle finira par revenir.

Car que je le veuille ou non, même morte et enterrée, Maîtresse Vouma est devenue ma drogue.

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