Chapitre 20 : Promesse d'un passé rompu (1/2)
HORIS
Il dominait les cieux, bien au-dessus de tous. Seul, sans une nuée, sa silhouette traçait néanmoins de magnifiques courbes. Il n’émettait pas un bruit, sinon des sifflements stridents, puisque beauté et force s’imposaient par le silence. De là, le rapace risquait peu de fondre sur une proie. Un jour retrouverait-il peut-être un œil à picorer de son bec affûté.
Le condor avait achevé son repérage. Il atterrit donc avec grâce sur les épaules de Khanir, lequel accueillit son compagnon d’un sourire chaleureux. Il en adressa ensuite un autre, destiné à tous.
— Nous y sommes, annonça-t-il. Notre maison.
Un tel aboutissement exhorta le meneur à ouvrir les bras. Pourtant, Horis eut beau plisser les yeux, aucun refuge ne se dévoilait. Juste la monotonie d’une plaine bosselée typique de ce biome semi-aride, luisant d’ocre et de vert, le long de laquelle s’éparpillaient arbustes et rochers. Par-delà l’amas de peupliers, en contrebas d’un renfoncement, un ruisseau s’écoulait paisiblement. Un symbole de fraîcheur au milieu de cette chaleur. La période de l’errance et de l’isolation semble être derrière moi. Cependant… Où est cette aubaine qu’ils m’ont tant vanté ?
— Je ne vois rien, dit le jeune homme, comme déçu.
— Ce qui prouve que notre repaire nous abrite de l’adversité, se réjouit le chef.
À son claquement de doigt vibrèrent ciel et terre. Rarement Horis avait autant perçu une force invisible s’éveiller autant. C’était comme si la réalité entière s’ébranlait sous une simple impulsion. Des ondes se propagèrent jusqu’à eux, manquant de renverser Ghanima et lui. Tous deux tinrent cependant avec force dignité.
Ils nous ont sauvés. Ils nous ont guidés. À nous de les aider, maintenant. Sa voix s’était étranglée comme ses yeux s’étaient dilatés. Comment pouvait-il en être autrement, face au déploiement d’un escalier en pierre poli, descendant vers une porte incurvée ? Bérédine, Médis, et chaque mage de cet ordre restèrent néanmoins stoïques. Ils sont habitués. Depuis combien de temps sont-ils actifs ? Le temps viendra bientôt pour les questions.
— C’est impressionnant, reconnut Ghanima. Mais d’après ce que je vois, votre base se situe sous terre ? À peine suis-je retournée à la lumière que je dois la quitter ?
— Si tu n’es pas contente, tu peux rester ici, ironisa Médis.
— Ne soyons pas mauvaise langue, nuança Bérédine. Voyons ceci comme un joyau d’autrefois, mais toujours un lieu d’accueil pour les mages. Vous y êtes les bienvenus, car vous faites partie de cette communauté fragilisée. Nous sommes disparates, parfois motivés par des idéaux différents, mais au fond, notre but commun est la survie.
— Point de vue assez pessimiste, acquiesça Horis. En tout cas, je concède, l’endroit est très bien dissimulé ! Vous utilisez un voile magique ?
— Oui, confirma Khanir. Ainsi le flux est contenu à l’intérieur, où nous pouvons le manipuler la volonté.
— Il doit donc exister d’autres repaires du même type, non ?
— Les forces de la résistance sont surtout concentrées ici. Nous avons d’autres alliés cachés un peu partout dans l’empire, mais je crains qu’il existe peu d’endroits semblables à celui-ci. Il n’empêche que nous jouissons de grandes libertés ! Laissez-nous vous montrer.
Khanir s’engagea dans les marches, suivi l’ensemble du groupe. Ce fut alors que Horis contempla mieux la richesse ornementale de l’entrée. Une myriade de courbes, semblable à des nervures, entourait un cercle noir, identique à celui qui étincelait sur leur vêtement.
Le meneur posa sa main au centre. Aux grondements déclenchés succédèrent l’ouverture des deux battants de la porte. Alors se dispersa la poussière au gré de la subtile mais puissante magie : elle mit en exergue le pavé mordoré constituant la voie principale.
D’emblée la pénombre apparut comme illusion. S’alignait en effet une série de torches, à la lumière orangée, suspendue sur les murs. À première vue, ils ont l’air lisses… Mais des fissures semblent se glisser par endroits. Ce repaire est-il fragile ? Non, je crois plutôt qu’il a un lourd passé. Chaque pan attirait le mage, comme si dans cette matière inerte s’était accumulé le flux tant décrit. Sa tentation s’estompa tout de même face à ses nouvelles responsabilités. D’une part Khanir ne le lâchait jamais des yeux, d’autre part des résidents commencèrent à prêter attention à eux.
Ce n’est pas juste une base… C’est comme un village souterrain. Qui aurait cru que la lueur d’espoir se trouverait ici ? Si j’avais su… Des dizaines de portes longeaient cette galerie qui s’étendait dans chaque direction. Bien vite Horis adopta ses repères dans ce repaire. Il ne s’agissait pas d’un labyrinthe. Même dans la complexité de la magie se dessinait une structure, une cohérence, un objectif. Toute cette concrétisation résidait en un cercle central auquel cinq embranchements aboutissaient.
Puisque le groupe s’était immobilisé, et comme davantage de résidents émergeaient à chaque minute, Horis saisit l’opportunité de les découvrir.
Ses idées reçues se brisèrent aussitôt.
Cette population était composée en majorité de myrrhéens au teint noir. Cependant, s’il était ardu de différencier les classes sociales, des individus de peau blanche et basanée s’intégraient au lot. Certains arboraient des traits juvéniles, d’autres étaient frappés de rides. Seuls les enfants, bien moins impactés par la Grande Purge, s’avéraient absents. Chédi a vraiment été malchanceuse… et mal protégée. Mais les enfants survivants, arrachés des bras de leurs parents, ont souffert d’une autre manière.
Khanir ne ressentit nul besoin de héler les siens. Il disposait déjà de leur attention. Tout ce qu’il avait à faire était de lever leurs incertitudes.
— Voici Horis Saiden et Ghanima Soumai, désigna-t-il. Nous avons déjà évoqué le premier. Il est une aubaine, un héros parmi les mages. Seul, animé de témérité, il s’est dressé contre la tyrane, l’a attaquée à son propre mariage ! Il était proche de la tuer, hélas elle était bien défendue. Un tel potentiel devait être secouru. Nous sommes intervenus pour sauver ces deux mages, tuant quelques miliciens au passage ! Rassurez-vous, notre secret est bien gardé. Petit à petit, nos rangs s’agrandissent, et quand notre réseau d’alliés sera assez grand, la purge ne sera plus qu’une douloureuse réminiscence ! En attendant, accueillez Horis et Ghanima comme il se doit !
Un réseau d’alliés, donc… L’idée persiste. Et sinon, pourquoi tant de louanges à mon égard ? De suite le discours porta ses fruits : moult regards pétillant d’admiration se rivèrent vers Horis, parfois accompagnés d’ovations. Tandis qu’il manquait de s’empourprer, il s’avisa que Ghanima ne recevait pas tant. Bérédine et Médis la toisèrent en particulier, et ce qu’elles se susurrèrent à l’oreille présageaient peu de positivité.
L’effervescence ne s’était pas dissipé que Khanir interpella Horis.
— Ceci n’est que le commencement, dit-il. Plus d’incarcération. Plus d’errement. Horis, l’heure est venue de te révéler certaines vérités. Pour que tu sois bien préparé à la guerre imminente.
Tant de mystères, de non-dits, de questions sans réponse planaient autour de lui. Ce jour-là ne constituerait pas l’occasion de rencontrer ces nouveaux alliés. Nonobstant sa perplexité, Horis prit son mal en patience et se conforma derechef au déplacement de son meneur. Ce repaire ne s’étendait pas sur des kilomètres, aussi atteignirent-ils vite leur objectif.
Khanir et Horis pénétrèrent dans une salle qui mêlait brillance et exiguïté. Un parfum fruité et fleuri les reçut à leur entrée. Le jeune homme se sentit plus léger en conséquence, et sa marche gagna en fluidité. Trop agréable pour être naturel. Est-ce une technique pour me mettre à l’aise ? Désormais immergé, il s’engouffrait dans cette profondeur insoupçonnée, là où sinuosités et cercles continuaient de parsemer le sol. Hors de ces formes sibyllines se présentaient des embrasures, sur lesquels des bustes en granit dépeignait une douzaine de femmes et d’hommes.
— Qui sont-ils ? demanda Horis en les pointant de l’index.
— Héros et héroïnes de naguère, déclara Khanir avec une pointe de mélancolie.
Sur ces mots, le meneur s’approcha d’une sculpture en particulier, sur laquelle son condor se posa. Celle d’une femme au visage triangulaire et aux cheveux dressés en arrière. Des doigts manquant d’assurance y glissèrent, aux antipodes de ce qu’il avait manifesté auparavant. Une larme perla même sur sa joue.
— Solindi Preopses, murmura-t-il. La plus brave d’entre tous. La seule que j’ai côtoyée, les autres étant l’incarnation d’un passé à ne surtout pas oublier.
— Votre voix dégage de l’admiration. Je le pensais, sans oser en parler, mais je suppose que cet endroit recèle un lourd passé.
— Malheureusement… C’était l’une des plus importantes académies de magie de l’Empire Myrrhéen. Avant que tout ne s’écroule. Que ce pays vire au cauchemar. Que les guildes soient attaquées, les grimoires ensevelis, notre culture et histoire anéantis à jamais. Mais énoncer des faits est inutile, n’est-ce pas ? Tu as enduré les mêmes souffrances que nous.
— C’est intéressant d’avoir un autre point de vue. J’ai été si isolé toutes ces années que j’imaginais devoir lutter seul.
— Impossible. Car déjà le combat en groupe sera une épreuve colossale. Il vaut mieux te le montrer plutôt que de le raconter. Mets-toi sur le cercle central.
Horis s’exécuta. Deux pieds bien posés établirent un signal, à partir duquel Khanir transmit son flux. Un cône bleuté jaillit soudain au-dessus du jeune homme : son corps lui sembla alors d’une légèreté inouïe. Je n’ai jamais vu un tel type de magie ! Contre toute croyance, il se mit à flotter à un demi-mètre du sol. Bras et jambes s’écartèrent sous l’influence d’un environnement propice.
Puis il plongea hors du temps et de l’espace.
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